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Notes de lecture

Dans le même numéro

À hauteur de rongeur

septembre 2022

Le second roman de Charles Daubas, Le Procès des rats, livre une réflexion étonnante sur la figure animale, en relatant le procès réellement intenté à des rats par les paysans de la ville de Morvan, au xvie siècle. Porté par une langue d’une grande qualité, le récit pose l’inépuisable question de la capacité juridique des animaux et propose une réflexion originale sur la force et les artifices du droit.

Après Cherbourg (Gallimard, 2019), un premier roman extrêmement réussi, sous la forme d’un polar politico- socio-environnemental, Charles Daubas, diplômé de Sciences Po et de l’École d’architecture Paris-La Villette, devenu urbaniste, signe avec Le Procès des rats un second roman d’un tout autre type.

Dans Cherbourg, Frédérique, l’inspectrice, essayait de percer le mystère d’une explosion et d’une disparition dans la rade de la ville portuaire du Cotentin, à la fois siège d’une histoire militaire et industrielle, marquée aux sens propre et figuré par le risque nucléaire, et berceau d’une population encore dépendante, en 2012, année de l’action, de la mer (chantiers navals et pêche). Dans Le Procès des rats, le lecteur est transporté au tout début d’un xvie siècle encore hanté par le passage de la peste, dans l’évêché d’Autun. En dépit de l’apparent éloignement des deux intrigues, de nombreux points communs de différentes natures existent : outre la très belle langue de l’écrivain, le regard porté sur les gens d’en bas qui ont la vie dure mais qui protègent leurs secrets est central, tout comme l’idée de faire justice et de trouver une vérité, et enfin la figure animale. Si les saumons peuvent être étrangement résilients dans Cherbourg, les rats trouvent un défenseur inattendu, dans le second roman, en la personne d’un avocat mystérieux, lequel pose de manière non inédite en plein Moyen Âge la question des droits des animaux. En effet, près de deux siècles plus tôt (en 1386) un cochon était condamné au « supplice de l’étranglement pour avoir mutilé un enfant » par une cour seigneuriale.

Charles Daubas n’est pas le premier auteur à s’intéresser à la place des animaux dans la société et à leur statut juridique. Vercors, s’il fallait n’en retenir qu’un, dans Les Animaux dénaturés (1952), dont il a tiré l’excellente pièce Zoo ou l’Assassin philanthrope (1963), faisait le procès dramaturgique avant-gardiste d’un infanticide singulier, qui conduisait tout autant à interroger les droits des animaux qu’à réfléchir sur notre définition de l’humain et de ce qui fait notre humanité1.

Charles Daubas s’est quant à lui servi d’un procès qui, tout aussi étrange et incongru qu’il puisse paraître à des lecteurs du xxie siècle, a vraiment eu lieu dans la petite ville du Morvan, à l’image de procès similaires en France, mais aussi en Angleterre, plaçant des animaux en position d’accusés et au cœur de procédures à l’apparence ubuesque. Ces étonnantes mises en scène invitent à revisiter les rapports qu’entretiennent les hommes avec les animaux depuis plusieurs siècles et le statut explicite ou implicite qui leur a été aujourd’hui attribué. De Descartes à Bentham, les philosophes ont fourni de premières réponses sur la question de la sensibilité. La consécration juridique en France par la reconnaissance dans la loi du 15 février 2015 que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité » et qu’ils « sont soumis au régime des biens » n’a pas épuisé, tant sans faut, la question de leurs droits et de leur capacité juridique.

À l’heure où le concept de One Health (« une seule santé ») permet de rendre compte des interactions et de l’interdépendance en matière de santé entre les humains, les animaux et l’écosystème, la reconnaissance de la personnalité juridique à des fleuves, des montagnes ou autres glaciers est adoptée dans certains pays afin de leur reconnaître des droits2. Déjà en 1972, un professeur de droit américain s’était demandé : « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider3 ? »

Le roman se déroule en 1510. Barthélemy de Chasseneuz prend la défense des rats contre lesquels l’évêché avait instruit un procès demandé par les paysans dont les champs étaient dévastés. Devant « les gens du tribunal » et la foule, il fait s’allonger un homme au ras du sol, c’est-à-dire à hauteur de rongeur, afin de prouver l’impossibilité pour ces derniers d’être informés de la convocation à leur procès, non pas parce qu’ils ne sauraient pas lire, mais parce que les affiches sont « trop hautes » et donc qu’il est impossible de leur « faire un juste procès » et de présenter leur défense. Il s’agirait, pour le dire dans les mots d’aujourd’hui, d’une atteinte au procès équitable. Et de poursuivre son étonnante plaidoirie ainsi : « De la manière dont nous jugeons, c’est nous aussi qui sommes jugés », avant de conclure qu’il « n’est assurément pas du droit des hommes que de condamner les autres bêtes de Dieu, fussent-elles rats ou autre chose, sans qu’elles puissent comparaître ou se défendre ».

Le romancier Charles Daubas offre, avec Le Procès des rats, un récit original sur la force du droit mais aussi de ses artifices, en déroulant les différentes étapes de l’affaire d’Autun, à coups de références au droit canon, du premier renvoi obtenu par l’avocat à sa victoire finale, en passant par de fines allusions aux jeux de pouvoir, à l’instrumentalisation des peurs et des rumeurs populaires et à la nécessité séculaire et universelle de trouver des victimes expiatoires.

  • 1. Voir Emmanuelle Saulnier-Cassia, « Le procès dramaturgique avant-gardiste d’un infanticide singulier par Vercors » [en ligne], Actu-juridique, 1er avril 2022.
  • 2. L’Équateur a ainsi reconnu dans sa Constitution des droits à la nature à partir de 2008. D’autres États ont reconnu des droits à des fleuves (en Colombie et au Bangladesh, par exemple).
  • 3. Christopher Stone, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, trad. par Tristan Lefort-Martine, préface de Marine Calmet, postface de Catherine Larrère, Paris, Le Passager clandestin, 2017. Voir la recension de Thierry Paquot dans Esprit, avril 2018.

Le Procès des rats
Charles Daubas

Gallimard, 2022
160 p. 16 €

Emmanuelle Saulnier-Cassia

Professeure de droit public à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-Paris-Saclay, agrégée des Facultés de droit, Emmanuelle Saulnier-Cassia est également diplômée en sciences politiques (IEPG) et en études théâtrales (Université Paris 3-Sorbonne nouvelle). Elle est membre du comité de rédaction de la Revue Esprit et produit les podcasts consacrés au théâtre dans la collection Au grand jour,…

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