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Notes de lecture

Dans le même numéro

Des visages. Une anthropologie de David Le Breton

mai 2023

L’ouvrage s’ouvre sur « l’invention du visage », rendue possible par l’individuation. L’auteur propose un retour historique sur la naissance du portrait dans la tradition picturale de la Renaissance, puis des deux facteurs d’individuation que sont le miroir et, au xixe siècle, la photographie.

« À l’origine, il y a l’émotion devant certains visages et le sentiment d’une énigme contenue là, à portée de la main et du regard, et pourtant insaisissable : toute la fragilité et la force de la condition humaine. » Les premiers mots de l’introduction entraînent d’emblée le lecteur dans le mystère anthropologique de l’émanation de la personne à travers ce qui se donne à voir. Un dialogue s’ouvre immédiatement avec Emmanuel Levinas, pour qui le visage est le siège de la reconnaissance d’autrui, de la dignité de la personne et permet son épiphanie. Fragilité et force, ambivalence inhérente à l’humanité, le visage problématise le corps lui-même. Nos sociétés occidentales contemporaines, depuis que l’humain se connaît comme individu, ont rompu avec la dimension de lien, ce corps « relieur » qui prime dans certaines sociétés traditionnelles. L’objectif annoncé de cet essai est de « déceler les significations, les valeurs, les imaginaires associés au visage ».

Le visage s’avance comme une énigme : il recèle toujours un secret que l’auteur tente de lever par un regard anthropologique et sociologique, dans la continuité de ses recherches sur le corps. Il ne dissimule pas ses sensibilités artistiques et poétiques. Il écrit avec et à travers elles. Ainsi l’ouvrage est-il parsemé de références littéraires, picturales et cinématographiques, et ses exemples puisés dans des sociétés diverses.

L’ouvrage s’ouvre sur « l’invention du visage », rendue possible par l’individuation. L’auteur propose un retour historique sur la naissance du portrait dans la tradition picturale de la Renaissance, puis des deux facteurs d’individuation que sont le miroir et, au xixe siècle, la photographie. Cette dernière marque la démocratisation du visage, avant sa « liquidation » avec l’avènement du selfie contemporain. « Le visage cloné sans limite perd de sa sacralité et la photographie sa dimension cérémonielle et intime » : avec le selfie, le visage perd son aura.

Si la physiognomonie (cette étude prétendument scientifique du tempérament et de la personnalité à partir des traits, de la forme et des expressions du visage) est très présente dans la littérature du xixe siècle, elle constitue un réflexe encore assez répandu de nos jours. Pour les adeptes de la physiognomonie (avec Johann Caspar Lavater en chef de file) et de la morpho-psychologie (après Louis Corman, son fondateur), les traits dits de caractère sont relatifs aux traits physiques. Le danger de la physiognomonie et de ses anthropométries est l’habilitation d’une norme : les typologies des « races humaines » en ont été une autre forme, dressant une hiérarchie au sommet de laquelle trône toujours l’homme blanc, initiateur de ces théories. Ces normes – morales – sont sans surprise liées aux normes esthétiques de beauté. Au bas de la hiérarchie se trouvent les « races » dépréciées, renvoyées à la bestialité.

Le lecteur est ensuite immergé au cœur des interactions sociales, où le visage fait face : l’auteur analyse les regards, l’acte de dévisager, la symbolique du visage pour conduire ensuite à l’altérité. Le visage de l’Autre apparaît comme le support – voire la condition – de la relation. C’est l’occasion d’aborder le processus de reconnaissance et de ressemblance, qui s’illustre de façon particulière à travers le visage dédoublé du jumeau et la crainte du même qui l’accompagne, notamment dans certaines sociétés africaines.

A contrario, ne pas avoir de visage à soi, après un accident ou une maladie qui défigure, conduit à l’élimination de l’individu et met en péril l’interaction avec autrui : « L’impossibilité d’identifier l’autre amène à celle, corollaire de ne plus s’identifier soi. » Le visage se révèle le nœud fondamental de la relation sociale. Paradoxalement, les Occidentaux contemporains montrent une plus grande facilité à connaître dans le détail des visages rencontrés par la médiation d’un écran que ceux des voisins les plus directs…

Les différents aspects de la transformation du visage sont passés en revue : grimaces, maquillage, chirurgie esthétique, port d’un masque (sanitaire ou de déguisement) ou d’un voile. Selon les contextes et selon les vécus, ces modes de présentation de soi permettent la dissimulation ou la mise en scène. « Suspension momentanée du sentiment d’identité », le fait de se masquer modifie les rapports sociaux, ainsi que nous l’avons collectivement expérimenté lors de la pandémie de Covid-19.

L’altération physique du visage, qu’elle soit accidentelle (brûlure, paralysie) ou volontaire (chirurgie esthétique), porte atteinte à l’identité propre de l’individu. Quant à la transformation engendrée par le vieillissement, elle endosse une acceptation toute relative dans nos sociétés occidentales. Le temps change les visages, les façonne au gré des années, mais empêche rarement la reconnaissance : l’essentiel de la personne demeure.

Aussi le visage est-il porteur de valeurs. Il est d’ailleurs symboliquement attaqué dans l’expression du racisme : il s’agit en premier lieu de destituer l’Autre par sa face et de lui refuser toute figure d’humanité. L’auteur réfère aux expressions renvoyant aux origines (« il a une tête de… ») et énumère toutes celles qui contribuent à sa disqualification. Le visage est sacré et le racisme entreprend sa profanation par l’usage du lexique de la bestialité (« face de rat », « sale gueule », etc.).

Comme à son habitude, David Le Breton analyse avec finesse ce qui revêt un caractère ambivalent : un exemple parmi d’autres autour de l’indifférence qui s’avère une expression culturellement codifiée (il peut être inconvenant de montrer ses émotions), susceptible d’être totalement décorrélée du sentiment même de l’indifférence et sa figure d’impassibilité1. Trahir, dissimuler, imposer, consoler : une variation de sens s’offre à celui qui y fait face. Le visage est autant le lieu de la transparence que de la dissimulation ou de la ruse. Quoi qu’il en soit, il porte l’expression, supporte les airs et mimiques, et se fait vecteur de messages. Le visage nécessite déjà une interprétation, peut-être aussi une mémorisation et une façon de voir le monde. La reconnaissance implique son individualisation.

  • 1. Voir l’ouvrage de David Le Breton, Anthropologie des émotions et mon compte rendu : « Passions ordinaires », Esprit, juillet-août 2022.
Métailié, 2022
432 p. 14 €

Clara Boutet

Clara Boutet est doctorante en sociologie à l'Université de Strasbourg.

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