Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

Hégémonie, populisme, émancipation. Perspectives sur la philosophie d’Ernesto Laclau (1935-2014) sous la dir. de Rada Iveković, Diogo Sardinha et Patrice Vermeren

Avant-propos de Chantal Mouffe

juin 2022

En 2015, à Paris, un événement scientifique a réuni des figures éminentes de la pensée critique pour rendre hommage à Ernesto Laclau, disparu l’année précédente. La publication d’un ouvrage collectif, dont les dix-sept textes sont issus de ce colloque, fait le point sur les diverses approches de sa pensée.

Laclau était un « Argentin qui enseigne en Angleterre mais qui pense en Français », selon Chantal Mouffe, son épouse et collaboratrice. Le poststructuralisme (notamment Lacan et Derrida) y est en effet central. De même, l’histoire et la politique françaises figuraient souvent dans ses écrits, et il avait noué des échanges avec Jean-Luc Mélenchon. Néanmoins, il a suscité une relative indifférence chez les intellectuels de l’Hexagone. Éric Maigret explique la réticence française à l’égard de la pensée de la différence et le constructivisme de Laclau par l’universalisme républicain et le jacobinisme. Ce recueil la compense un peu, en examinant la fécondité des thèses de Laclau pour une refondation de la pensée et de la pratique politiques de la gauche au xxie siècle.

Laclau a forgé une philosophie du politique, consciente de ses conditions et de ses limites, dans laquelle pensée et pratique se conditionnent mutuellement. Il évite ainsi l’illusion de la clôture, ce qui explique l’importance de la catégorie d’antagonisme, de la réflexion sur le langage et le signifiant vide, ainsi que de l’approche rhétorique. Selon Horacio González, il « crée une formidable occasion de faire de la politique une expérience d’autoréflexion, et donc, une philosophie  ». Post-marxiste, la visée de l’interprétation du monde qu’il propose est sa transformation. La mise en exergue de cette dimension militante ne minimise pourtant pas le statut philosophique de l’œuvre de Laclau.

Cette dernière est particulièrement liée aux « épistémologies du Sud ». Leonor Arfuch revient sur l’importance de l’expérience militante du jeune Laclau à Buenos Aires, ainsi que la popularité qu’il a su acquérir en Argentine, où il n’a cessé de revenir, notamment pendant l’ère Kirchner des années 2000. Emilio De Ípola évoque les expériences politiques de l’Amérique latine, qui inspirent en partie la réflexion de Laclau. Le péronisme, notamment, est considéré comme un mouvement « baroque » par Senda Sferco : « “Peroniste” peut être le nom d’un spectre identitaire très varié : il y a des péronistes de gauche, des péronistes de droite, des péronistes de base… ce qui les relie, c’est une identification au “nous” en tant que “peuple”. » Laclau transforme l’indétermination du sens de certains mouvements latino-américains en modalité ontologique, capable d’éclairer le processus de subjectivation politique contemporain. Martín Cortés avance encore l’hypothèse que « Laclau est plus proche de Marx chaque fois qu’il se rapproche de l’Amérique latine  » et souligne son « irrévérence d’inspiration latino-américaniste » qui dérangent les gauches européennes.

Le populisme, amplement discuté dans l’ouvrage, constitue le centre névralgique des désaccords avec les interlocuteurs européens de Laclau. Étienne Balibar distingue le populisme « empirique », celui employé par les journalistes et la science politique pour désigner des partis tels que le Rassemblement national, et le populisme « transcendantal », celui théorisé par Laclau à partir de l’articulation des demandes d’émancipation contre le pouvoir. Le test décisif qui le sépare, d’après Nancy Fraser, serait la question de l’immigration. Étienne Balibar appelle de ses vœux un « contre-populisme » supranational (européen) afin d’éviter l’équivoque entre la souveraineté populaire (demos) et l’unité nationale (ethnos). Pour Toni Negri, le « nationalisme », de souche péroniste chez Laclau, contredirait son hypothèse de construction du peuple, fixant l’horizon de la lutte pour l’hégémonie dans le cadre national. Étienne Balibar et Toni Negri s’attaquent également à son « schmittianisme » : l’antagonisme ami/ennemi ne suffit pas. À son tour, Jacques Rancière insiste sur le fait que le populisme est un concept négatif qui ne sert qu’à disqualifier la notion de peuple, celle-ci étant pensée par Laclau comme l’universalisation des particularités, écartant ainsi l’idée de communauté au profit du leader. C’est pourquoi, selon Fabienne Brugère, il ne peut pas avoir de populisme « féministe ». À l’encontre de ces auteurs, Jean-Claude Monod affirme qu’« il y a une vérité de la thèse de Carl Schmitt » : la conflictualité constitue la dimension normative du populisme. De ce point de vue, Laclau a adressé une question pertinente sur l’efficacité politique des mouvements contemporains « sans chef », là où Rancière ne voit que l’affirmation de la compétitivité électorale. Outre les désaccords sur la voie stratégique que la gauche doit prendre, d’autres objections apparaissent : épistémologiques (théorisation trop linguistique, évincement du social) et théoriques (Judith Butler met en avant une autre interprétation de Marx et Orazio Irrera une autre interprétation de Gramsci). Les critiques ne font cependant que confirmer l’intérêt de donner suite au dialogue avec les propositions de Laclau, et c’est la grande contribution apportée par cet ouvrage.

L’Harmattan, 2021
262 p. 26 €

Felipe Rafael Linden

Doctorant en études politiques à l’École des hautes études en sciences sociales, Felipe Linden se consacre à l’étude du concept de populisme entre l’Europe et l’Amérique latine.

Dans le même numéro

La démocratie des communs

Les « communs », dans leur dimension théorique et pratique, sont devenus une notion incontournable pour concevoir des alternatives à l’exclusion propriétaire et étatique. Opposés à la privatisation de certaines ressources considérées comme collectives, ceux qui défendent leur emploi ne se positionnent pas pour autant en faveur d’un retour à la propriété publique, mais proposent de repenser la notion d’intérêt général sous l’angle de l’autogouvernement et de la coopération. Ce faisant, ils espèrent dépasser certaines apories relatives à la logique propriétaire (définie non plus comme le droit absolu d’une personne sur une chose, mais comme un faisceau de droits), et concevoir des formes de démocratisation de l’économie. Le dossier de ce numéro, coordonné par Édouard Jourdain, tâchera de montrer qu’une approche par les communs de la démocratie serait susceptible d’en renouveler à la fois la théorie et la pratique, en dépassant les clivages traditionnels du public et du privé, ou de l’État et de la société.