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Notes de lecture

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Le contrat racial de Charles W. Mills

Trad. par Aly Ndiaye (alias Webster)

mai 2023

Mills reproche au contrat social libéral son universalisme. Il ne voit pas l’intérêt d’un principe affirmant l’égalité en droit de tous les humains, car trop éloigné selon lui de la réalité. C’est pourquoi il lui substitue son contrat racial, partant du constat que tous les humains ne sont pas égaux en fait.

La traduction de cet ouvrage, publié originellement aux États-Unis en 1997 et présenté par son éditeur montréalais comme un « monument [qui] expose les failles du contrat social, [lequel est] avant tout un contrat racial », s’inscrit dans la vague woke. La thèse est radicale : « Le système de domination par lequel les Blancs ont historiquement assujetti et, à bien des égards, continuent d’assujettir les personnes non blanches est le phénomène politique le plus important de l’histoire mondiale récente. » Ce système consubstantiellement raciste oppose les Blancs au reste de la planète. Une première question qui vient à l’esprit et qui est soulevé tardivement par l’auteur est celle du concept de race. Il concède que « la race est sociopolitique plutôt que biologique, mais [qu’]elle est néanmoins réelle ». Il en vient alors à distinguer « la blancheur (le fait phénotypique/généalogique) et la blanchité (l’engagement politique envers la suprématie blanche) ». Sachant que cet engagement est en réalité le plus souvent inconscient : la mauvaise foi sartrienne n’est pas loin.

Comme les Blancs peuvent se comporter également entre eux de manière raciste, il ajoute une autre catégorie, les « blanchâtres », à savoir les Blancs de catégorie inférieure : Juifs, Irlandais (aux yeux des Anglais), Slaves, Méditerranéens… Inversement, les Asiatiques seraient en voie de blanchiment, « des Blancs en probation ». Certes, ce livre est écrit par un Afro-Américain, mais on est étonné de ne pas voir apparaître dans sa liste, à côté des Juifs, ces autres sémites que sont les Arabes. Il en est seulement fait mention à propos de la guerre de conquête en Algérie. Si l’on peut en déduire que les Arabes font également partie selon lui des victimes, la question de savoir s’ils sont eux-mêmes blancs ou non, ou pas entièrement blancs, amis ou ennemis des non-Blancs n’est pas soulevée. Qu’ils soient encore aujourd’hui les cibles du racisme, particulièrement en France, nul ne le niera. On peut s’étonner néanmoins qu’un ouvrage à prétention scientifique qui présente le Blancs comme à l’origine de tous les maux, ou presque, de l’humanité, à cause en particulier de l’esclavage, ne mentionne que celui des Noirs par les Européens aux Amériques, sans aucune référence à la traite orientale (qui fit plus de victimes et dura plus longtemps que la traite atlantique). Comme si l’esclavage et la traite, inscrits de manière indélébile dans l’inconscient des Européens et de leurs descendants aux Amériques, avaient pu laisser les Arabes indemnes du racisme1.

Mills reproche au contrat social libéral son universalisme. Il ne voit pas l’intérêt d’un principe affirmant l’égalité en droit de tous les humains, car trop éloigné selon lui de la réalité. C’est pourquoi il lui substitue son contrat racial, partant du constat que tous les humains ne sont pas égaux en fait. Selon Mills, l’inégalité essentielle est celle, fondée sur la conviction intériorisée par les Blancs de leur supériorité intrinsèque, qui place les Blancs au-dessus des personnes de couleur. Certes, la race blanche a dominé le monde et beaucoup de Blancs se sentent encore aujourd’hui supérieurs au reste de l’humanité, mais faire de ces deux éléments incontestables le socle de l’organisation sociale actuelle ne peut être qu’une pétition de principe. L’hégémonie des États-Unis, encore majoritairement blancs, est fortement contestée et il faut être bien peu scrupuleux pour poser comme évident que la réussite passée de l’Europe n’a été due qu’à l’esclavage des Noirs dans les colonies, en comptant pour rien l’accumulation primitive et la misère ouvrière en Europe. Quant aux « minorités visibles », elles sont désormais de plus en plus reconnues et promues dans les divers secteurs de la société, ce qui contredit directement la thèse du contrat racial.

Cet ouvrage qui mélange le vrai et le faux ou l’à moitié vrai est néanmoins important en ce qu’il témoigne des convictions d’une partie de la population non blanche, ici comme ailleurs.

  • 1. L’auteur ne s’intéresse pas aux guerres interethniques en Afrique. On pourrait néanmoins s’interroger sur la présence d’un racisme entre Africains et sur les séquelles qu’ont pu laisser les pratiques esclavagistes en vigueur sur ce continent avant l’arrivée des Arabes et des Européens.
Mémoire d’encrier, 2023
210 p. 20 €

Michel Herland

Michel Herland est professeur honoraire des universités. Il dirige le journal en ligne Mondes francophones. Il est notamment l’auteur des Lettres sur la justice sociale à un ami de l'humanité (Le Manuscrit, 2006) et du roman La Mutine (Andersen, 2018).

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