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Notes de lecture

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Lénine a marché sur la lune. La folle histoire des cosmistes et transhumanistes russes de Michel Eltchaninoff

juin 2022

Eltchaninoff voit dans le cosmisme une tentative originale d’humaniser la science, de la sortir du « scientisme occidental » pour la mettre au service d’un idéal, celui de la réconciliation de l’homme avec l’univers.

Après ses ouvrages consacrés à Dostoïevski ou encore à Vladimir Poutine, le philosophe Michel Eltchaninoff s’est attelé à faire connaître un courant de pensée peu connu en France, mais dont l’influence sur la vie intellectuelle russe fut et reste, selon lui, majeure. Grand connaisseur de la culture russe, l’auteur était tout indiqué pour nous faire découvrir cet objet philosophique singulier qu’est le cosmisme.

Eltchaninoff voit dans le cosmisme une tentative originale d’humaniser la science, de la sortir du « scientisme occidental » pour la mettre au service d’un idéal, celui de la réconciliation de l’homme avec l’univers. Il met tout autant en évidence ses dérives potentielles, qui le rapprochent parfois du transhumanisme, voire d’un certain eugénisme. L’ouvrage offre donc une immersion dans la vie intellectuelle russe des xixe et xxe siècles, mais interroge également l’influence de celle-ci sur notre époque, et plus particulièrement le rapport de filiation qui relie, selon lui, le cosmisme russe au transhumanisme de la Silicon Valley aujourd’hui.

Né vers la fin du xixe siècle, le cosmisme relève moins d’un système philosophique structuré que d’une « nébuleuse » qui connaîtra de multiples avatars, et qui influencera autant la pensée de certains compagnons de route de Lénine que la conquête spatiale soviétique, ou encore la culture russe contemporaine. L’auteur y voit une expression du « mélange d’esprit scientifique et de mysticisme » qu’il estime propre à l’esprit russe, et qu’il relie à la critique dostoïevskienne du rationalisme occidental.

L’origine du cosmisme remonte au philosophe Nikolaï Fiodorov, né en 1829 et mort en 1903, qui « visait à faire du christianisme une religion agissante », vouée non plus à désigner un salut situé au-delà du monde, mais à transfigurer la nature humaine pour réaliser le royaume de Dieu sur terre et dans l’histoire. Dans cette perspective, l’immortalité physique doit être atteinte grâce aux progrès de la science, et la résurrection des morts doit advenir dans le présent. Débordant ce premier moment de religiosité exacerbée, la pensée de Fiodorov va « irriguer une partie de la culture soviétique ».

Parmi les proches de Lénine figurent en effet les tenants d’un marxisme original, parmi lesquels Alexandre Bogdanov, Anatoli Lounatcharski, Maxime Gorki et Leonid Krassine, qui, selon l’auteur, « ont tous à voir, de près ou de loin, avec le cosmisme et ses avatars ». Gorki fera occasionnellement référence à Fiodorov dans sa correspondance, dont la pensée ne sera pas sans inspirer son roman Confession, et le philosophe Bogdanov de même que le leader bolchevique Krassine le rejoindront dans sa volonté de vaincre la mort à travers l’expérimentation scientifique. Le rapprochement peut également être établi à propos de Lounatcharski, dans sa volonté de concilier socialisme et foi en élaborant une religion de l’homme et du travail.

Le cosmisme exercera également une certaine influence dans la production artistique soviétique. Dans le roman d’Andreï Platonov, Tchevengour, les protagonistes considèrent que la révolution a un caractère cosmique, « et doit mener à la réconciliation universelle de toutes les formes de vie, de l’homme et de l’univers ».

Au-delà des années 1920, l’influence du cosmisme va s’inscrire au cœur même de la culture soviétique durant tout le xxe siècle, notamment dans le domaine de la conquête spatiale, à travers la figure de Konstantin Tsiolkovski. Ce « bricoleur de génie », à travers ses expérimentations techniques de fusées destinées à l’exploration spatiale, souhaitait répondre par là au problème de surpopulation que poserait la réalisation du rêve fiodorovien de la résurrection des morts. En tant qu’inventeur et que penseur, écrit Eltchaninoff, bien que son influence réelle sur le programme spatial soviétique (dont l’historien Michael Hagemeister considère que le cosmisme a fourni « l’idéologie nationale ») reste sujet à débat, il est devenu « l’un des piliers de l’histoire soviétique ».

Ce sera également le cas de Vladimir Vernadski, scientifique éminent qui fondera plusieurs concepts marquants pour la pensée écologique, notamment celui de biosphère, qui décrit « la région unique de l’écorce terrestre occupée par la vie ». Pour Vernadski, il n’est plus possible de séparer la dimension humaine de cette biosphère, sur laquelle l’homme peut agir de façon si décisive. Bien que profondément opposé aux spéculations métaphysiques et religieuses, Vernadski peut être considéré comme proche du cosmisme par sa façon de considérer l’histoire et l’évolution de la Terre sur la très longue durée, et surtout par sa façon d’inscrire l’humanité dans une dimension cosmique, où elle prend selon lui toute sa mesure.

Après la mort de Staline, le cosmisme connaîtra une fortune nouvelle. Il se fait une place de plus en plus grande dans la culture soviétique, notamment au sein de l’underground. Son caractère « plastique » est d’ailleurs particulièrement visible à cette époque, car il fait l’objet de diverses interprétations et récupérations, notamment par les nationalistes, dans un contexte de lutte idéologique acharnée avec les internationalistes libéraux et les staliniens dans les années 1950.

Après sa redécouverte dans les années 1970-1980, qui va le voir connaître une popularité sans précédent, notamment grâce à la levée de la censure sous Gorbatchev, un nouveau tournant dans l’histoire du cosmisme apparaît dans les années 2000, à travers sa confrontation avec le transhumanisme. Si les cosmistes contemporains refusent toute assimilation avec ce dernier, il a cependant aussi ses émules russes. Ceux-ci affirment, au contraire, que la frontière entre ces deux courants de pensée est poreuse, comme Danila Medvedev, fondateur du Mouvement transhumaniste russe, interrogé par l’auteur.

Que les principales figures de la Silicon Valley aient été elles-mêmes directement inspirées par le cosmisme russe n’est pas du tout improbable. Eltchaninoff signale que Tsiolkovski est par exemple mentionné par Elon Musk à propos de son propre programme de colonisation spatiale, et que nombre des personnalités qui comptent dans la Silicon Valley sont nées en URSS. Le pionnier du transhumanisme, Robert Ettinger, lui-même d’origine russe, a reconnu directement l’influence cosmiste sur sa pensée.

Le cosmisme, en somme, garde toute son actualité. S’il a « a traversé le xxe siècle en semi-clandestinité », il reste aujourd’hui « l’un des courants de la pensée russe actuelle », fait en Russie l’objet de conférences et de colloques, et est étudié dans toutes les universités du pays ; sa compatibilité avec le nationalisme mêlé de religion qu’est le « poutinisme » n’y est peut-être pas étrangère.

En dépit de la vigueur de ce courant de pensée, écrit Michel Eltchaninoff en conclusion, non sans une ironie savamment dosée, on se demande si le rêve cosmiste d’immortalité et d’extension interplanétaire est vraiment désirable, et si la perspective d’une vie infiniment longue, en la privant du rythme qui lui permet d’avoir du sens, ne la rendrait pas beaucoup moins intéressante et, en somme, « moins vivante ».

Actes Sud, 2022
256 p. 21 €

Benjamin Tuil

Ancien stagiaire à la rédaction d'Esprit.

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