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Notes de lecture

Dans le même numéro

Les enfants Oppermann de Lion Feuchtwanger

Trad. par Dominique Petit

mai 2023

Lion Feuchtwanger met au cœur du roman la prise de conscience du danger de l’arbitraire, de la perte de toute liberté, la nécessité d’un acte de rébellion contre le système en place, aussi modeste soit-il, le sens et l’efficacité de l’engagement, individuel ou collectif.

Traduit pour la première fois en français comme dans une dizaine d’autres langues dès sa parution en allemand en 1933, mais devenu introuvable, ce roman s’impose comme un témoignage en temps réel sur une page d’histoire. En quelques mois, du printemps à l’automne 1933, du sud de la France où il s’est réfugié, Lion Feuchtwanger fait le récit de la vie en Allemagne entre les dernières élections législatives considérées comme libres de la République de Weimar en novembre 1932 et les suites de l’incendie du Reichstag en février 1933. À la fois témoin, acteur et victime, il s’empare du regard des membres d’une famille juive bourgeoise comme d’un filtre pour retrouver le fil de son propre cheminement, d’une foi aveugle en la civilisation allemande jusqu’à un exil imposé. Dans la tension qui se noue au quotidien entre soumission naïve et velléités de prise de position, voire d’action, les atermoiements des héros dans le roman se confondent avec ceux vécus au même moment par l’auteur dont les livres sont brûlés, les biens saisis et la nationalité retirée.

La saga berlinoise de la famille Oppermann commence avec Immanuel, le patriarche fondateur de l’entreprise de meubles, certes décédé, mais dont, symboles de son poids moral, le portrait et la lettre de remerciements « pour grands services rendus à l’armée allemande en tant que fournisseur » signée par le maréchal Moltke sont toujours à la place d’honneur. Au début du roman, le succès de ses enfants est à l’image de l’intégration de la bourgeoisie juive dans la société : Martin assure la continuité en dirigeant la fabrique et toutes les filiales ; Edgar poursuit une brillante carrière de professeur de médecine ; Gustav, homme de lettres, se consacre à une biographie de Lessing ; Ludwig est mort avec les honneurs pour la patrie pendant la Première Guerre mondiale ; Klara a épousé Jaques Lavendel, un homme d’affaires juif d’Europe de l’Est de nationalité américaine. Les petits-enfants, Berthold, fils de Martin, et Heinrich, fils de Klara, suivent sereinement des études dans le même lycée, alors que Ruth, fille d’Edgar, projette déjà de partir en Palestine. Chacun d’entre eux, en ses termes propres, va apprendre à composer avec la situation politique et tenter de réconcilier sa vision idéalisée de l’Allemagne et de sa culture avec la montée de Hitler, jamais nommé autrement que le « Führer » ou « l’auteur de Mein Kampf », et les répercussions concrètes du nazisme.

La forme que prend la narration se comprend à l’aune de l’œuvre déjà réalisée par Lion Feuchtwanger. N’oubliant pas que Les Enfants Oppermann était d’abord un scénario de film, financé par les Britanniques puis abandonné pour ne pas froisser les Allemands, il conçoit le roman comme une série de séquences, proposant un gros plan sur un personnage en particulier, pris tout à la fois dans son environnement professionnel, son entourage familial et le secret de son intimité.

La gangrène qui dévore la société définit les enjeux auxquels se trouvent confrontés les héros : à quelles compromissions Martin doit-il se soumettre pour préserver la survie d’une entreprise menacée parce qu’appartenant à des Juifs ? Comment Edgar pourra-t-il lutter pour maintenir la qualité de ses recherches ? Berthold écrira-t-il la lettre d’excuses exigée par le professeur principal Bernd Vogelsang, suite à son exposé interrompu sur les leçons à retenir d’Arminius l’Allemand ? Elle permet aussi d’esquisser le portrait de personnages secondaires (les collaborateurs de Martin, un de ses vendeurs en magasin, son interlocuteur nazi, l’infirmière en chef, le proviseur du lycée), bousculés eux aussi dans leur routine par la virulence du contexte politique. La pénétration lente de ces questionnements dans la sphère intime bouleverse les équilibres entre conjoints, pollue les relations intergénérationnelles, isolant les plus jeunes encore moins armés pour justifier leur positionnement : Heinrich Lavendel, déterminé à punir son ancien camarade de classe, Werner Rittersteg, qu’il sait coupable du meurtre du journaliste Karper et rend responsable de la mort de son cousin Berthold, ne sait où prendre appui ou conseil.

La force du roman est de questionner et non de porter explicitement des jugements, le compte rendu des arrestations marquées par l’antisémitisme, les descriptions de tortures, de passages à tabac, le détail des camps de concentration suffisant à les exprimer. En choisissant comme héros emblématique Gustav, figure de l’intellectuel, imprégné de culture allemande, confiant en la pérennité de ses valeurs, mais sans prise directe avec la vie économique ou politique du pays, Lion Feuchtwanger met au cœur du roman la prise de conscience du danger de l’arbitraire, de la perte de toute liberté, la nécessité d’un acte de rébellion contre le système en place, aussi modeste soit-il, le sens et l’efficacité de l’engagement, individuel ou collectif. De la simple signature d’une pétition, de la volonté de convaincre anonymes ou êtres aimés des crimes perpétrés par le pouvoir en place jusqu’à la recherche, sous une fausse identité, de renseignements sur les exactions commises par les mercenaires völkisch en région souabe et à la description vécue d’un camp de concentration, tous les gestes de Gustav exigent un égal courage.

« Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre pour autant de t’y soustraire » : cette phrase du Talmud, que Gustav signe sur une carte postale, revient comme un leitmotiv qui illumine le récit. Cette profession de foi reste entière.

Métailié, 2023
400 p. 23 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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