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Notes de lecture

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Les vagues du langage. Le « paradoxe de Wittgenstein » ou comment peut-on suivre une règle ? de Jacques Bouveresse

mai 2023

Le livre se présente comme le troisième d’une série commencée par La Force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la nécessité (Minuit, 1987) et continuée avec Le Pays des possibles. Wittgenstein, les mathématiques et le monde réel (Minuit, 1988), et il constitue une somme incontournable sur le thème, central chez Wittgenstein, du suivi de la règle.

Relater les indignations et colères de Jacques Bouveresse est devenu un lieu commun. Il est vrai qu’elles se sont toujours fait entendre chez lui, depuis sa déploration de « l’absence de moralité » des générations d’après-guerre (dans une interview accordée à l’ORTF en 1968) jusqu’à ses entretiens avec Jean-Jacques Rosat (Le Philosophe et le réel, chez Hachette, en 1998), en passant par Le Philosophe chez les autophages (Minuit, 1984) et bon nombre d’articles que l’on retrouve dans les Essais publiés aux éditions Agone. Ce n’est donc pas sans raison qu’élèves, collègues et proches de Jacques Bouveresse en cultivent la mémoire, à l’image de Jean-Claude Monod dans La Raison et la Colère. Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse (Seuil, 2022).

Pourtant, est-ce là l’essentiel ? À nos yeux, l’insistance sur ce trait de la personnalité de Jacques Bouveresse en masque un autre, à savoir : sa très grande générosité. Les Vagues du langage, ouvrage posthume, en témoigne. Le livre se présente comme le troisième d’une série commencée par La Force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la nécessité (Minuit, 1987) et continuée avec Le Pays des possibles. Wittgenstein, les mathématiques et le monde réel (Minuit, 1988), et il constitue une somme incontournable sur le thème, central chez Wittgenstein, du suivi de la règle.

On pourrait s’étonner de bon nombre de passages, dans l’introduction et la conclusion, consacrés à Derrida et à la déconstruction, aux rapports entre philosophie et littérature, ou encore plus généralement à la nature des problèmes philosophiques, et, pour expliquer cet étonnement, les relier au ton polémique de Jacques Bouveresse à l’égard d’une certaine philosophie française. En réalité, il faut y voir la reconnaissance de positions qui sont critiquées parce que dignes d’être discutées et intégrées dans la discussion d’un problème fondamental : comment peut-on suivre une règle ?

Plus de six cents pages sont consacrées à la distinction entre règle et mécanisme, au scepticisme censé naître du « paradoxe de Wittgenstein », au rôle de l’intuition, de la décision et du consensus dans le suivi de la règle, et au platonisme, notamment en philosophie des mathématiques. L’étude donne leur place aux commentateurs les plus classiques (Saul A. Kripke, Michael Dummett, Peter M. S. Hacker et Gordon P. Baker) comme aux plus novateurs (Hilary W. Putnam, Cora Diamond, Charles Travis). C’est à ce propos qu’on notera ce qui fait la force et les limites de la position de Jacques Bouveresse, qui navigue entre les interprétations sans s’arrêter sur l’une d’entre elles. Il contrebalance ainsi l’idée de Travis selon laquelle « la sémantique présente d’un élément laisse son “application future” ouverte » au moyen d’une remarque de Hacker et Backer, qui semble tout aussi juste : « La chose importante dans l’idée qu’en apprenant à additionner j’appréhende une règle n’est pas que la règle détermine de façon mystérieuse une réponse unique pour une multiplicité indéfinie de cas nouveaux dans le futur […] Nous devrions plutôt dire que ce qui importe est qu’il soit de la nature de l’opération consistant à stipuler des règles que les cas futurs (de façon caractéristique) soient des cas anciens, que chaque application d’une règle consiste à faire à nouveau la même chose. » Et Jacques Bouveresse de continuer en affirmant que, pourtant, ce serait là une réponse trop facile…

À la lecture de ces pages, on comprend et on partage ce qu’exprime l’auteur dans son introduction : à la fois une « volonté d’en terminer enfin avec une question » et « le sentiment récurrent de n’avoir jamais été et de n’être toujours pas certain d’avoir réussi à apprendre réellement de Wittgenstein ce qu’il cherchait à nous enseigner sur elle ». D’un autre côté, cependant, s’imposent progressivement l’image et la défense d’un Wittgenstein réaliste, au sens d’un esprit réaliste qui réinscrit le suivi de la règle dans nos pratiques.

Seuil, 2022
672 p. 31 €

Pierre Fasula

Agrégé et docteur en philosophie de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Pierre Fasula fait porter ses recherches sur la philosophie contemporaine, la philosophie morale et la philosophie de la littérature. 

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