
Marie-Hélène Lafon : les sources de l’écriture
Les Sources, le dernier roman de Marie-Hélène Lafon, explore la violence conjugale dans le monde paysan de la fin des années 1960. Adoptant successivement les points de vue de la femme battue, de son mari violent et de leur fille, l’autrice dépeint un milieu encore traditionnel, où l’on se fie à ses instincts tout autant qu’on se méfie du langage. Pourtant, c’est l’irruption d’une parole imprévue, qui permettra le premier élan d’émancipation.
La genèse du nouveau roman de Marie-Hélène Lafon est singulière. Alors que l’autrice, après avoir obtenu le prix Renaudot pour Histoire du fils en 2020, avait le projet d’écrire un recueil de nouvelles, un autre chantier s’est imposé à elle. Il s’est agi d’explorer le thème de la violence conjugale en donnant voix non seulement à la femme meurtrie, mais aussi au mari brutal et enfin à la fille cadette du couple. La douceur du titre de ce récit, Les Sources, nous invite néanmoins à en chercher l’enjeu ailleurs.
Comme dans la plupart de ses romans, Marie-Hélène Lafon immerge le lecteur dans le monde paysan des années 1960. Les rapports de force, inscrits dans des siècles de traditions, y semblent totalement figés et concernent aussi bien les liens entre les patrons et les ouvriers, asservis aux premiers au point de n’avoir quasiment pas de vie privée, que les liens entre les hommes et les femmes. Le couple dont il est question est responsable d’une ferme située dans la vallée de la Santoire, dans le Cantal. Le mari pense « tenir » sa femme par leur rang socialement enviable. Il la « cogne » et l’insulte donc, sans craindre qu’elle s’en aille. De son côté, la femme ne voit pas d’échappatoire : « Elle va avoir trente ans et sa vie est un saccage, elle le sait, elle est coincée, vissée, avec les trois enfants, il est le père des trois enfants, il les regarde à peine mais il est leur père, il est son mari et il a des droits. » Cependant, comme le notera plus tard l’homme pendant sa nuit d’insomnie, « on vit une drôle d’époque, depuis mai 1968 et leur révolution, les femmes veulent prendre la place des hommes ». Les Sources capte ce changement d’époque à l’échelle d’un couple et à hauteur des points de vue respectifs de l’homme et de la femme.
Et l’on voit bien, plongés que nous sommes dans les pensées intérieures des personnages, que, dans un monde où plane la peur et où la violence conjugale est taboue, les sensations sont les seules armes pour tenir debout. Comme des animaux, les personnages écoutent leur instinct. Ainsi, les sœurs de la femme « savent, elles ont senti, elles ont compris, elles ont vu », de même que la tante Jeanne qui ne vient plus les voir, car elle « a dû sentir que ça n’allait pas dans cette maison ». Et quand la femme aura quitté l’homme après avoir, entre autres, senti ses enfants « se raidir sous le gant » pendant le bain au moment où leur père arrive, celui-ci se dira seulement « vexé de ne pas l’avoir senti, qu’elle pourrait partir comme ça, avec les trois gosses, sans affaires, sans rien ».
Si les personnages se fient autant à leurs sensations, c’est à la mesure inverse de la méfiance qu’ils accordent au langage. En effet, le plus souvent, les mots sont des ennemis. On pense d’abord aux insultes de l’homme qui traite sa femme de « tas » ou de « boulet », mais les mots du dehors, ceux du médecin quand il parle de « ligature des trompes » ou ceux du juge évoquant l’« abandon du domicile conjugal » ne sont pas moins violents. Ils incarnent une distance sociale à laquelle les personnages se soumettent malgré eux. Quels qu’ils soient donc, exceptés ceux que la femme trouve « pour se parler à elle », les mots pèsent. C’est le cas par exemple du « mot rang » qui « roule dans la gorge de sa mère » et qui, comme l’orgueil, la bloque, l’empêche pendant longtemps de partir.
À défaut de pouvoir exprimer ce qu’ils ressentent, les personnages cachent leurs émotions dans des boîtes où ils enferment les choses auxquelles ils tiennent. L’homme garde ainsi son maillot de bain du Maroc – symbole d’une vie antérieure avec une autre femme qu’il n’a « jamais cognée » et qui lui avait appris à nager – « au fond du tiroir des caleçons », tandis que la femme a « rangé sa robe de mariée, et toutes les lettres du Maroc, dans une boîte en carton blanc ». Ces cachettes en disent long sur les regrets que portent en eux les personnages, sur leurs renoncements et leur résignation.
Pourtant, une autre vie est toujours possible. C’est la découverte que fait la femme au dernier moment. La scène a lieu chez ses parents, en l’absence de l’homme. Ayant appris le sort heureux des deux fils d’une femme divorcée de son entourage, elle trouve enfin les mots pour s’émanciper : « Elle s’appuie contre le buffet, elle se sent soulevée, elle a le vertige mais quand sa mère entre dans la salle à manger, elle commence à parler […] Elle dit que c’est fini, qu’elle ne remontera pas, plus jamais. » La grande force des Sources vient du fait que l’émancipation de la femme a lieu sans avoir été planifiée, par l’élan soudain d’une parole imprévue. Or cet élan constitue l’enjeu véritable du roman, comme le montre l’épilogue. On y voit Claire, la fille cadette du couple, devenue soixantenaire, revenir dans la maison de son enfance avant d’en signer l’acte de vente et laisser à son tour un mot monter en elle : « Claire respire l’odeur tiède et sucrée des feuilles alanguies. Alangui est ridicule, elle le sait, mais elle laisse ce mot monter et la déborder. […] Claire s’adosse au tronc de l’érable. Elle écoute la Santoire […] Elle ne ferme pas les yeux, la lumière est douce. »
On peut alors lire le roman comme une mise en scène de l’impulsion qui, à la manière d’une source qui traverse le paysage, traverse les générations pour faire jaillir le langage en un lieu et en un temps fortuits. Le jaillissement est d’autant plus intense, pour la fille, qu’il s’adosse en effet au long suspens pendant lequel les pensées de ses parents ont tourné en rond. En ne faisant qu’un avec ses sensations et avec les mots, Claire confirme que la plus grande violence, dans ce roman, n’est pas celle des coups, mais celle du surgissement inattendu des sources.
Les Sources
Marie-Hélène Lafon