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Notes de lecture

Dans le même numéro

Passions ordinaires

juil./août 2022

Poursuivant sa réflexion sur le corps et ses mises en jeu, l’anthropologue David Le Breton développe, avec son dernier ouvrage Anthropologie des émotions. Être affectivement au monde, une étude sur la production, l’expression et l’encadrement des émotions. À rebours d’une approche naturaliste, il accorde une grande importance au sujet, dont l’émotion témoigne de l’insertion dans un tissu social et culturel.

Sociologue et anthropologue, David Le Breton a construit toute son œuvre autour du corps. D’abord publié sous le titre Passions ordinaires. Anthropologie des émotions (1998), cet ouvrage complète les précédents, notamment sur le rire (Rire. Une anthropologie du rieur, Métailié, 2018) puis le visage (Des visages, Métailié, 2003) et annonce son récent Sourire. Anthropologie de l’énigmatique (Métailié, 2022). Suivant une approche phénoménologique, par l’héritage de Maurice Merleau-Ponty, et interactionniste, dans la tradition d’Erving Goffman, l’auteur montre comment les gestes, le langage et le regard participent de la construction culturelle et sociale du corps.

David Le Breton propose des peintures multiples de la complexité des émotions. Suscitées par la présence d’autrui, elles animent l’individu en même temps qu’elles fondent le sens qu’il pose sur le monde et sur l’existence dans la relation avec un événement spécifique. Véritable émanation sociale, l’émotion dépend dans ses degrés de la sensibilité propre à l’individu qui l’exprime. Le corps se pose en interface entre la sensibilité (forme intériorisée) et les symboles (forme partagée) : « Mon corps est à la fois le mien, en tant qu’il porte les traces d’une histoire qui m’est personnelle, d’une sensibilité qui m’est propre, mais il contient aussi une dimension qui m’échappe en partie et renvoie notamment aux symbolismes qui donnent chair au lien social et sans lesquels je ne serais pas.  »

Les organes du corps associés aux émotions se retrouvent dans les expressions vernaculaires (« se mettre la rate au court-bouillon », « avoir la gorge nouée » ou « un nœud à l’estomac »). Chaque culture fait parler son corps différemment ; l’auteur multiplie les exemples issus de peuples de tous les continents. Aussi les émotions forment-elles un répertoire qui dépend des conventions, dans la continuité de « L’expression obligatoire des sentiments » de Marcel Mauss (1921). Les émotions sont des manifestations corporelles au même titre que cracher, se moucher, uriner, déféquer, etc. Grands oubliés des ethnographes les plus scrupuleux, les excréments représentent la quintessence de ce qui est soumis au savoir-vivre et donc aux conventions sociales. C’est l’occasion pour David Le Breton d’explorer l’évolution historique des comportements qui accompagnent la satisfaction des besoins.

Défenseur d’une approche du corps qui ne soit pas seulement anatomo-physiologique, l’auteur procède à la critique de la raison naturaliste. À partir des réactions musculaires qui marquent la face, certains chercheurs ont dressé des typologies, figeant ainsi le répertoire émotionnel, éliminant le sujet au profit de l’organisme. L’approche naturaliste neutralise la compréhension du processus affectif de l’émotion, au profit d’une sorte d’innéisme de son déclenchement et de son expression. Un sourire, par exemple, ne témoigne pas expressément d’une situation plaisante et peut être détaché de l’expression de la joie. Il exprime parfois la gêne, le mépris, l’ironie, la contrition, etc. S’il est possible de dresser une typologie des gestes selon ce qu’ils traduisent, les catégories ne sauraient demeurer figées. Elles sont soumises à la complexité du sens et de l’instant qui combine des micro-signaux (regards, mimiques, léger haussement de sourcil, inclinaison du buste…). David Le Breton décrypte ces petits riens, à peine perceptibles, qui fondent nos échanges communicationnels et donnent accès à la compréhension d’autrui.

Afin de saisir la socialisation des émotions, David Le Breton illustre son propos par l’enfant sauvage et le comédien. Le premier n’est pas convoqué pour répondre à la question de l’origine, fantasme des évolutionnistes et des naturalistes, mais pour observer les effets de la socialisation primaire et le rôle de l’environnement (les institutions et la présence des autres) sur ce développement. Quant au comédien, il permet d’entrevoir, entre masque et apparence, la nature sociale de l’émotion. Pour ce faire, l’auteur assimile la scène à un laboratoire des passions et décortique le vécu (ou, au contraire, l’absence de ressenti) de l’émotion jouée. L’acteur est celui qui donne corps à des émotions qu’il ne ressent pas en puisant dans un répertoire culturel de signes que le public comprend. Les émotions, activités de sens, dépendent de « savoirs affectifs » qui circulent au sein d’une même sphère sociale. Aussi témoignent-elles de l’affiliation d’un individu à son groupe culturel.


Anthropologie des émotions. Être affectivement au monde
David Le Breton

Payot et Rivages, 2021
352 p. 9,70 €

Clara Boutet

Clara Boutet est doctorante en sociologie à l'Université de Strasbourg.

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Faire corps

La pandémie a été l’occasion de rééprouver la dimension incarnée de nos existences. L’expérience de la maladie, la perte des liens sensibles et des repères spatio-temporels, le questionnement sur les vaccins, ont redonné son importance à notre corporéité. Ce « retour au corps » est venu amplifier un mouvement plus ancien mais rarement interrogé : l’importance croissante du corps dans la manière dont nous nous rapportons à nous-mêmes comme sujets. Qu’il s’agisse du corps « militant » des végans ou des féministes, du corps « abusé » des victimes de viol ou d’inceste qui accèdent aujourd’hui à la parole, ou du corps « choisi » dont les évolutions en matière de bioéthique nous permettent de disposer selon des modalités profondément renouvelées, ce dossier, coordonné par Anne Dujin, explore les différentes manières dont le corps est investi aujourd’hui comme préoccupation et support d’une expression politique. À lire aussi dans ce numéro : « La guerre en Ukraine, une nouvelle crise nucléaire ? »,   « La construction de la forteresse Russie », « L’Ukraine, sa résistance par la démocratie », « La maladie du monde », et « La poétique des reliques de Michel Deguy ».