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Notes de lecture

Dans le même numéro

Récoltes et semailles I et II. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien d'Alexandre Grothendieck

mai 2023

En véritable écrivain, Alexandre Grothendieck met à nu son esprit, dans un élan de sincérité que l’on retrouve chez Montaigne et Rousseau. Il détruit au passage le mythe de l’écrivain inspiré, décrivant parfois son corps physique attablé, soumis aux aléas des conditions d’écriture.

Ce coffret de deux volumes constitue un document historique exceptionnel. C’est l’autobiographie écrite en langue française par le mathématicien d’origine allemande Alexandre Grothendieck (1928-2014), renommé dans le domaine de la géométrie algébrique : médaillé Fields en 1966 et membre du groupe Bourbaki, ses travaux sont toujours en cours d’exploitation. Cette œuvre, éminemment littéraire, est rééditée par les éditions Gallimard, avec l’ajout d’une centaine de notes de l’auteur.

En juin 1983, Alexandre Grothendieck décide de sonder ce qu’il ressent comme « le poids du passé ». Au début de l’ouvrage, il noue un pacte de lecture qui invite tout lecteur à revisiter son propre passé, pour pratiquer une forme de méditation et faire émerger de nouveaux « points de vue féconds ». Ils permettent d’unifier différents épisodes et thèmes qui traversent la vie de chaque lecteur, au-delà des apparences de confusion et d’instabilité. Revisiter le passé est un cheminement tortueux, labyrinthique et sans concession. Alexandre Grothendieck laisse émerger en lui la part du Patron intérieur, pour mieux mettre au travail l’Ouvrier qui, seul, peut faire avancer le chantier. Avec la méthode du chercheur qui, devant sa noix lisse, choisit non pas de l’entamer en lui portant des coups, mais plutôt de l’immerger dans un « liquide émollient », de façon à en percer les différentes couches qui peu à peu s’en détachent, en construisant les outils adaptés, d’une grande subtilité. Il invite à une lecture méditative, pour apprendre à se connaître soi-même ainsi que les autres.

Il revient sur l’épisode historique particulièrement difficile qu’a été son enfance. Après avoir été confié à la famille d’un pasteur allemand à l’âge de 5 ans, il a rejoint ses parents en France en 1939, pour être interné avec sa mère Hanka, anarchiste protestante allemande, au camp du Rieucros en Lozère. Son père Alexander Schapiro, juif anarchiste russe, disparaît en 1942 au camp d’Auschwitz. Alexander Grothendieck poursuit sa scolarité au lycée cévenol de Chambon-sur-Lignon. Il retient néanmoins de son enfance une capacité d’étonnement et d’émerveillement, essentielle à tout acte de création.

Il retrace ensuite son travail quotidien de mathématicien qui, avec d’autres Français des années 1960, a posé les fondements de la géométrie algébrique. Alexandre Grothendieck exprime son ressentiment à l’égard de la communauté mathématique. Il revient sur ce qu’il appelle « l’enterrement » dont il a fait l’objet suite à sa disparition. C’est en effet à la surprise générale qu’il a claqué la porte du milieu de la recherche mathématique de l’Institut des hautes études scientifiques en 1970, en guise de protestation contre une part du financement qui provenait de l’armée. Avec Pierre Samuel et Claude Chevalley, il s’est alors consacré au mouvement de l’écologie radicale, incarné par la revue Survivre et vivre (1970-1975), et se retire en Ariège.

Récoltes et semailles est une introspection subversive d’une immense générosité et fait entendre un cheminement vers cette « qualité de vérité » que recherche le mathématicien. En véritable écrivain, Alexandre Grothendieck met à nu son esprit, dans un élan de sincérité que l’on retrouve chez Montaigne et Rousseau. Il détruit au passage le mythe de l’écrivain inspiré, décrivant parfois son corps physique attablé, soumis aux aléas des conditions d’écriture. Cette dernière relève en effet chez lui, non pas d’une tendance égotiste, mais d’une profonde « pulsion de service », avec lucidité, rigueur et sens de l’humour.

Parvient-il à tirer quelque chose de cette lente extirpation du temps du récit en tentant d’en confondre l’ordre, par un effet de feuilletage, comme des jeux de répétition et d’illusion ? Certes, son ouvrage est un règlement de compte avec un milieu qu’il a quitté, mais il est aussi une méthode pour approcher la création par la non-violence, sans détruire. Il cherche à montrer que la raison à l’œuvre dans le domaine des mathématiques est une clé du vivant qui permet de faire vivre en harmonie l’humain et le non-humain. Il a fini par être hanté par l’imminence de la fin du monde et militer pour un changement de civilisation : pour dépasser l’ère postindustrielle, la nouvelle ère doit être relationnelle. La survie de l’humanité serait en jeu, nécessitant le déploiement des capacités créatives qui visent à simplifier, à relier les savoirs, pour surmonter la crise écologique et la crise de la connaissance.

Gallimard, 2023
2004 p. 35 €

Vanessa Kientz

Vanessa Kientz a enseigné les lettres modernes au lycée de Saint-Lô. Elle est autrice de nouvelles, poèmes et articles publiés dans des revues, et traductrice de l’allemand et de l’anglais vers le français. 

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