
Théologie queer de Linn Marie Tonstad
Trad. par Apolline Thromas
Curieusement, le livre vif et engagé de Tonstad cerne peut-être mieux que d’autres la réalité queer en exposant les « différends théologiques » entre celles et ceux qui se réclament d’en être.
Sur la jaquette de couverture, une magnifique drag queen londonienne, Virgin Xtravaganzah, pour illustrer Théologie queer de Linn Marie Tonstad, professeure de théologie à la Divinity School de Yale : un essai théologique sur un sujet inédit, en apparence baroque, en réalité intéressant. Le mot queer s’est imposé à partir des années 1970-1980, et il revient souvent dans les questionnements et les débats suscités par les libérations sexuelles, peut-être à cause du militantisme intense des individus et des groupes qui revendiquent cette identité – ou plutôt cette « non-identité », puisqu’une partie de celles et ceux qui la revendiquent rejettent toute identité sexuelle définitive, les identités étant le début de toutes les oppressions. Curieusement, le livre vif et engagé de Tonstad cerne peut-être mieux que d’autres la réalité queer en exposant les « différends théologiques » entre celles et ceux qui se réclament d’en être. Les théologies queers (il y en a plusieurs, autant que d’auteurs et d’autrices finalement) tentent en effet de repenser la foi chrétienne à partir de l’expérience et du vécu queers, par contraste et en opposition complète avec les systèmes théologiques établis et la théologie officielle des Églises.
L’inversion ou la subversion queer de la théologie n’est pas en soi illégitime, tant les paradoxes bibliques et évangéliques invitent à l’interprétation multiple, infinie, de leur horizon de sens. La théologie de la libération en Amérique latine, dont l’essor universel dans les années 1970 est contemporain de la montée des queers, avait déjà mis au centre de sa théologie les pauvres ou réinterprété la tradition théologique (à la fois le sens de la Bible et des évangiles, du credo, des dogmes et des sacrements) à partir des pauvres, en recourant à l’analyse marxiste de la lutte des classes. Les théologies queers que présente L. M. Tonstad sont dans une démarche similaire, en particulier dans celle, « profondément matérialiste », d’une théologienne d’origine argentine, Marcella Althaus-Reid, autrice de livres aux titres significatifs, comme Indecent Theology (2002) et The Queer God (2004) : elle étend sa critique, inspirée de Marx (mais aussi de Feuerbach et d’Engels), au modèle de la famille nucléaire bourgeoise, qui est, avec son « mariage monogame, reproductif et hétérosexuel », la « base interhumaine » de l’oppression capitaliste. Il ne s’agit pas de mettre au centre de la théologie la reconnaissance des modes de vie queers tout en gardant inchangée la « T-Theology », la « théologie avec un grand T », mais d’« apprendre à reconnaître que Dieu est dans et avec les corps indisciplinés », qu’il est aussi indéterminé et non identifiable que l’absence d’identité sexuelle des queers, qu’il est dans les changements (et les éventuels travestissements) d’identité au long de toute la vie.
On ne s’étonne pas que, selon Althaus-Reid, il faille chercher volontairement la perturbation pour subvertir l’ordre ancien hétéronormé : « Ce dont nous avons besoin, c’est de retrouver la mémoire du scandale en théologie, et avec vengeance. C’est le scandale que la T-Theology a soigneusement évité : Dieu parmi les queers et Dieu queer présent·e en Dieu même ; Dieu, tel·le que trouvé·e dans la complexité des sexualités et des relations indisciplinées des gens […] Le scandale théologique est que les corps parlent et Dieu parle à travers eux. » Tonstad commente ainsi : « Si nous reconnaissons que le corps du Christ (l’Église réellement existante) est composé de personnes de tous sexes, genres et sexualités, alors le corps du Christ (symbolique et réel) ne sera plus masculin ; il sera queer. Dès lors que le corps du Christ est queer, alors les personnes queers peuvent être incluses dans ce corps fluide et diversifié. » La conséquence logique est que l’on pourra parler d’un « Dieu l’orgie » (God the orgy), des « orgies en tant que réinventions herméneutiques », tout ce qui est illicite ayant quelque chose d’orgiaque (une manifestation de paysans ou d’ouvriers pourrait s’appeler une « orgie des pauvres »). On pourra aussi évoquer, dans le cadre d’une Indecent Theology, une Vierge (Marie) queer, au vu de sa sexualité et de sa maternité perturbées… Est-il besoin de dire qu’il n’y a ici ni mal ni péché dans la sexualité vécue librement ?
Ces idées, que l’on peut trouver scandaleuses, blasphématoires ou risibles, développées par des théologien·nes queers, poussent en réalité à l’extrême une théologie de la croix comprise comme la fin de toutes les représentations de Dieu : « Le christianisme est une histoire de Dieu parmi les dissolu·es, et de la propre dissolution de Dieu (sur la croix). » On y discerne aussi des origines philosophiques très contemporaines, sur le versant du déconstructionnisme, du côté de Gilles Deleuze, Georges Bataille et Jacques Derrida (ils sont cités par des auteurs queers).
Ces réflexions, qui soutiennent la destruction et la transgression des normes établies, ont-elles des chances d’être comprises et accueillies par celles et ceux qui ne sont pas queers (pour autant qu’on sache, l’immense majorité des humains) ? En effet, si les pauvres de la théologie de la libération sont une classe universelle dans l’espace et le temps, les personnes queers représentent une extrême particularité (et une minorité infime de la population), mais qui n’en cherche pas moins et trouve des justifications dans le Nouveau Testament. Peut-être faut-il se souvenir aussi qu’à cette minorité sexuelle comme aux autres, les Églises (et notamment l’Église catholique) ont peu à dire : elles ne les condamnent plus, mais les invitent à se contenter de leur sort et à demander le pardon de Dieu pour leurs pratiques sexuelles hors normes, toujours perçues comme dépravées. C’est sans doute pour cette raison, entre autres, que les queers et autres développent un discours hyperbolique sur leur condition, conformément à une ligne de l’Évangile qui porte au pinacle les exclus, les rejetés, les malformés… À mon sens, plutôt que de commencer par des condamnations morales, il y aurait lieu de montrer les limites internes d’une théologie queer radicale comme celle d’Althaus-Reid, par exemple son marxisme assez naïf, qui semble ignorer qu’il a déjà derrière lui une lourde histoire, son refus de voir la violence inscrite dans ses propositions théologiques provocantes ou le fait, précisément, qu’elles sont probablement surtout destinées aux riches non exposés à la violence sociale.