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Notes de lecture

Dans le même numéro

Ukraine. Le double aveuglement de Hamit Bozarslan

mai 2023

Pour l’auteur, cette guerre n’est que la suite logique du pouvoir poutinien qui se définit en termes métahistoriques, ontologiques et mystiques – ce qui ne manque pas de le mettre à rude épreuve lors de chaque crise majeure.

Pris dans une hubris depuis son intervention en Syrie, convaincu qu’au lendemain du retrait américain d’Afghanistan, les États-Unis comme leurs alliés ne réagiraient pas et que l’Ukraine, qui s’était livrée aux nazis, se rendrait en quelques jours, Vladimir Poutine s’est engagé dans une simple opération militaire et non une guerre. La Russie a justifié son intervention en qualifiant le régime ukrainien de «  nazi  » et à la solde des États-Unis, et l’Occident d’«  empire du mal et de monde fondé sur le mensonge  ». Tel aura été l’un des paradoxes, mis en exergue par Hamit Bozarslan, de l’action de Vladimir Poutine.

État dont il a nié l’existence, l’Ukraine a forgé sa nouvelle identité dans le sang, les larmes et les grondements des missiles. Au départ, pour les stratèges russes, simple conflit local, régional, présenté comme la restauration des liens de fraternité entre peuple russe et peuple ukrainien, ce conflit de voisinage est devenu en réalité un affrontement d’envergure, géopolitique, social, économique, culturel et existentiel. Il oppose, pour le patriarche Kirill, le Bien et le Mal, les forces qui voulaient détruire l’unité entre l’Ukraine et la Russie ; pour Zelensky, la liberté, l’indépendance et la démocratie à l’autocratie. Mais, s’il est existentiel, l’est-il tout autant pour les deux adversaires ? «  C’est une guerre existentielle pour la Russie. Nous ne pouvons pas la perdre  », avoue Sergueï Karaganov, un des architectes de la politique extérieure russe, conseiller d’Eltsine et de Poutine.

À plusieurs reprises, Vladimir Poutine a déclaré, se référant aux différents envahisseurs de la Russie (Tatars, Napoléon, Hitler), que l’on ne pouvait démolir la Russie de l’extérieur, mais qu’on essaye de le faire de l’intérieur. D’où cette « guerre pour purifier la nation », écrit Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, qui s’est traduite par une sévère politique de mise au pas de la société russe, ayant entraîné un exode des éléments les plus éduqués de son pays, une hémorragie que l’on a comparée à celle des années 1918-1920.

La guerre a déjà dépassé la durée médiane des quelque quatre cents guerres répertoriées depuis 1815, qui est de trois mois. Ses répercussions sont globales, inaltérables, profondes. Pour la première fois, la Chine a pris position sur une question ayant trait au Vieux Continent. Avec Volodymyr Zelensky, juriste de formation, nous assistons à l’avènement du dernier État-nation d’Europe, qui prend la forme d’un baptême du feu puisqu’il doit se confronter à son ancienne puissance tutélaire.

Beaucoup d’analystes avaient adopté une grille de lecture binaire de la société ukrainienne : d’un côté, les Ukrainiens de l’Est, russophones et présumés prorusses, et, de l’autre, leurs compatriotes de l’Ouest, ukrainophones et pro-occidentaux. Ces lignes de clivage sont de plus en plus obsolètes. Dorénavant, la séparation est générationnelle : elle oppose les partisans d’un ancrage à l’Ouest aux nostalgiques de l’empire soviétique, celui de leur jeunesse. L’héroïsme de la figure de Zelensky apparaît clairement aux yeux du public occidental, peu habitué à voir un chef d’État démocratiquement élu, obligé de prendre des décisions qui engagent la vie et la mort de ses concitoyens. Le fait que les responsables politiques européens se soient pressés à Kiev est révélateur ; sans doute parce que le courage personnel de Zelensky interroge les sociétés européennes, qui voient revenir sur le continent le spectre de la guerre et s’interrogent sur l’attitude qu’elles adopteraient dans une telle situation. Sont-ils conscients que le combat des Ukrainiens est aussi le leur ? L’Otan, dont Emmanuel Macron avait diagnostiqué la mort cérébrale dans un entretien accordé à l’hebdomadaire The Economist en novembre 2019, s’est métamorphosée.

Cette guerre européenne a introduit une faille entre le monde euro-atlantique élargi, attaché aux droits de l’homme, à la démocratie parlementaire, au multipartisme, à la liberté de la presse et d’opinion et à l’alternance au pouvoir, et un vaste ensemble aux contours imprécis, mouvants, pour lequel cette guerre n’est pas la sienne. Une bonne partie des Africains, des pays du Golfe et des pays comme l’Inde ou l’Indonésie se sont abstenus de condamner Moscou ou se sont contentés d’émettre des déclarations générales, déplorant le recours à la force et appelant à une solution pacifique, négociée, de la crise. Avec le temps, ils ont durci le ton en demandant la cessation rapide des combats. À mesure que le conflit s’est prolongé et durci, la netteté de ces lignes de clivage a tendu à s’estomper, comme en témoigne le début de prise de distance du Kazakhstan, le plus fidèle allié de Moscou dans son arrière-cour de l’Asie centrale, au secours duquel la Russie était accourue dans les premiers jours de janvier 2022.

Pour l’auteur, cette guerre n’est que la suite logique du pouvoir poutinien qui se définit en termes métahistoriques, ontologiques et mystiques – ce qui ne manque pas de le mettre à rude épreuve lors de chaque crise majeure. En réalité, la « verticale du pouvoir qu’il a installée l’a coupé du temps d’évaluation, synonyme d’une certaine rationalité, d’où son double aveuglement vis-à-vis de l’état réel de l’armée russe et vis-à-vis de l’Ukraine et de la réaction des Occidentaux ». Le refus de Poutine et de ses idéologues de reconnaître la réalité même de l’Ukraine comme peuple, nation ou pays revient à la réduire au statut d’objet. D’où la méprise ayant consisté à croire que cet objet n’était pas doté d’une volonté propre.

En conclusion, l’auteur observe qu’il conviendrait – jour bien lointain – que l’Ukraine assume la part russe de son histoire, aussi présente dans les familles binationales que partagée par des frontières interétatiques. Mais il est évident qu’une telle évolution ne peut avoir lieu sans une transformation radicale de la Russie elle-même, perspective bien lointaine et qui reste hypothétique. En attendant, il revient aux démocraties des années 2020 de s’armer face à l’antidémocratie poutinienne et aux autres, mais leur puissance ne peut venir que de leur pouvoir d’attraction, de leur désirabilité comme mode de société à la fois consensuel et « dissensuel », harmonieux et conflictuel, à commencer par la Russie dont l’histoire ne saurait se réduire au poutinisme.

CNRS Éditions, 2023
112 p. 12 €

Eugène Berg

Eugène Berg, né le 23 septembre 1945, est un essayiste et diplomate français. Spécialiste de la Russie et du Pacifique, il a notamment publié Non-alignement et nouvel ordre mondial (1980).

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