
Un voyage dans la guerre
Rédigé en 2017, L’Internat de Serhiy Jadan raconte l’errance de Pacha, un jeune professeur d’ukrainien, à travers une ville du Donbass abandonnée à la violence de la guerre, pour y chercher son neveu. De rencontres en obstacles, le périple se meut en voyage initiatique, à l’issue duquel le protagoniste comprendra les enjeux de la guerre, et l’importance de défendre sa langue et son identité.
Le 24 février 2022, Serhiy Jadan, poète, écrivain et musicien, était en route avec son groupe de rock Zhadan i Sobaky pour Vinnytsia, où il devait donner un concert. Apprenant l’invasion de l’Ukraine par les forces russes, il rebroussa chemin pour rentrer aussitôt à Kharkiv. Né en 1974 dans l’oblast de Lougansk, à Starobilsk, celui que l’on surnomme « l’enfant terrible de l’Ukraine » s’installe à Kharkiv en 2014 après la révolution de Maïdan, à laquelle il a activement participé. À l’époque, cet homme très engagé et attaché à sa terre natale sillonne le Donbass pour y donner des conférences, des concerts et aller à la rencontre des civils, alors que des combats opposent les séparatistes prorusses, soutenus par Moscou, aux forces loyalistes ukrainiennes. Depuis un an que la guerre fait rage en Ukraine, Jadan a délaissé l’écriture pour se consacrer, sans compter, à l’aide humanitaire qu’il apporte aux civils du Donbass. « Les civils, explique-t-il, les non-combattants, ceux qui vivent dans les villes, non loin des lignes de front, ceux qui se cachent des bombes, qui essaient de survivre, de préserver leur vie et celle de ceux qui leur sont chers, sont ceux qui en réalité sont les plus vulnérables et les cibles les plus exposées dans toutes les guerres. Les civils n’ont pas passé de pacte avec la vie et avec la mort comme l’ont fait ceux qui ont choisi de prendre les armes. […] Reconnaître les voix des gens qui ne peuvent pas se protéger m’a toujours semblé important. Sans ces voix, sans la voix “des pauvres gens”, comme les a un jour nommés Miłosz, nous sommes incapables d’entendre et d’interpréter le bruit de la guerre, sa sanglante et véritable polyphonie1. »
Écrit en 2017, L’Internat raconte l’expédition que Pacha, jeune professeur d’ukrainien, entreprend pour aller chercher, à l’autre bout de la ville – jamais nommée, mais que l’on devine située quelque part dans cet Est industriel de l’Ukraine qu’est le Donbass –, Sacha, son neveu, dans l’établissement où il est scolarisé et le ramener chez sa mère. « C’est là que commence la ville. Enfin, sur le côté, à l’horizon où la lumière du ciel se teinte de lait et de plomb, pointent les cheminées du combinat : hautes, froides, mortes. Et l’essentiel, il n’y a pas un seul oiseau. Comme si l’on était au temps d’une grande famine et que tous les oiseaux avaient été mangés. Et quelque part au milieu de tout cela, doit passer la ligne de front. » Dans un paysage fondu dans le brouillard, ce sont trois jours d’errance aveugle, en plein chaos, le long de rues désertées, défoncées par les chenilles des chars, jonchées de carcasses calcinées, avec leurs maisons aux murs criblés de balles, percés de trous noirs en guise de fenêtres. C’est l’hiver. En chemin, Pacha se remémore son enfance : « Des arbres noirs dans la neige, les ouvriers qui traînent les pieds depuis la gare, une lueur électrique dorée, les ombres bleues du crépuscule. » Il s’arrête de temps à autre. Ici, dans l’un de ces abris de fortune où se tiennent, serrés les uns contre les autres, des femmes, des enfants et des vieillards dans l’attente d’une accalmie des tirs d’artillerie et des explosions de mortiers. Là, pour écouter cet homme qui hurle sa colère, « quelque chose au sujet de l’injustice et de la vengeance, sur la ville qui a été abandonnée avec tous ses habitants, livrée entre les mains ennemies, la ville qu’on n’a pas tenue car on a battu en retraite. Que va-t-il se passer pour ceux qui sont restés là-bas dans les rues mitraillées ? Qui va les en sortir ? Pourquoi avons-nous abandonné la ville ? Qui en répondra ? » La politique n’intéresse pas Pacha, parler ukrainien plutôt que russe ne signifie rien à ses yeux dans une ville où la majorité parle russe ; son parti est celui de l’indifférence. Il repense à la violente dispute qu’il a eue au début de la guerre avec son neveu : celui-ci lui avait demandé pour qui il était, sur qui il allait tirer. Il lui avait dit qu’il n’était pour personne. Sacha lui avait rétorqué qu’il avait honte de lui. « Ils s’étaient séparés là-dessus. Le gamin n’avait plus confiance. Que pouvais-je faire ? se demandait Pacha. »
Lorsqu’il atteint enfin l’internat, il essuie la colère froide du jeune garçon qui lui reproche d’arriver trop tard, alors qu’ils sont déjà pris au piège et qu’ils vivent, lui et ceux qui n’ont pas pu partir, terrés dans les sous-sols, avec la directrice Nina et quelques professeurs. Nina est une résistante de la première heure : elle s’emporte face à ceux qui cultivent la nostalgie de l’ère soviétique ou qui, comme Pacha, refusent de prendre parti et de parler à leurs élèves de la guerre et de ce qu’elle signifie pour le peuple ukrainien. Seule, sous les yeux ébahis des élèves et des enseignants, elle tient tête aux séparatistes pour que le drapeau ukrainien, même déchiré, continue de flotter sur le toit de l’internat. Et, lentement, au fil des heures, des obstacles surmontés, des paroles échangées avec les uns et les autres, ce voyage au cœur de la violence de la guerre devient pour Pacha, qui trouve enfin sa place, un voyage initiatique : au terme de celui-ci, il renoue avec Sacha et prend conscience de l’importance de la défense de son identité et de sa langue.
Le 7 mars 2022, une ancienne coopérative, dénommée Slovo, au centre de Kharkiv, était lourdement bombardée par les forces russes. Cet immeuble est tout un symbole : dans les années 1920, il abritait l’intelligentsia ukrainienne contre laquelle Staline allait lancer, quelques années plus tard, une purge de grande ampleur. « Si la Russie gagne, il n’y aura pas de futur pour nous, prévient Serhiy Jadan. Il n’y aura plus de littérature, plus de culture, il n’y aura plus rien2. »
- 1. Reginald Dwayne Betts et Serhiy Jadan, “Holding a gun”, The New York Review of Books, 24 novembre 2022. En 2022, l’œuvre de Serhiy Jadan a été couronnée par le prix Hannah-Arendt et celui de la Paix des libraires allemands.
- 2. Entretien avec Serhiy Zhadan par Alexander Query, “If Russia wins, there will be no literature, no culture, nothing” [en ligne], The Kyiv Independent, 10 juin 2022.
L’Internat
Serhiy Jadan
Trad. par Iryna Dmytrychyn