L’iEsthétique. Nouveaux dandys, nouveaux rituels
En 1950, le sociologue américain David Riesman publiait La foule solitaire[1], sans se douter peut-être que l’évolution de la consommation culturelle et le progrès technique rendraient le titre qu’il avait choisi encore plus actuel un demi-siècle plus tard. Il suffit en effet de fréquenter les grandes villes pour y voir désormais quantité de personnes en quelque sorte retranchées les unes des autres par les écouteurs ou les casques qu’elles portent. Ces flots de passants écoutant de la musique « seuls ensemble » constituent l’un des signes qui dénotent l’existence d’un phénomène que nous proposons d’appeler l’iEsthétique, par allusion aux machines et aux programmes informatiques qui, entres autres caractéristiques, en représentent bien l’essence - sans toutefois en faire le tour. Car l’iEsthétique est avant tout une façon de se comporter face aux œuvres d’art, qui s’appuie à la fois sur le progrès technique, le déclin des frontières strictes entre les différentes formes d’art et les habitudes dominantes de commerce personnel avec les œuvres.
L’iEsthétique est née avec le baladeur ; la délocalisation permanente de l’écoute musicale demeure même l’une de ses manifestations les plus évidentes, et l’une des plus critiquées aussi. On dénigre en effet volontiers la sorte d’isolement que produit son usage. On en vient même à brandir, les esprits s’échauffant, le spectre de l’autisme… Paradoxalement, ce n’est pourtant pas par le biais du retranchement que cette pratique diverge de l’expérience esthétique telle qu’elle a été pensée à des époques où les prothèses technologiques n’étaient même pas imaginables. Sans entrer dans le détail de discussions qui s’étalent sur plusieurs siècles, remontons à l’un des contemporains de Kant, moins connu mais pas moins convaincant, le philosophe écossais Archibald Alison.
L’expérience esthétique, assurait Alison, réside dans le paradoxe d’une concentration particulière sur un objet visuel ou sonore, en même temps que l’absorption quasi-hypnotique par cet objet[2]. L’expérience esthétique ainsi comprise, comme concentration et comme absorption, suppose dès lors un certain « état modifié de conscience ». L’étudiant assis à côté de moi dans le métro, visiblement absorbé dans le flot musical qui remplace, dans ses oreilles, les bruits du monde environnant, écope de regards désapprobateurs ou ironiques. Retranché des occupants de la rame, il leur fait cependant signe. Son plaisir se donne à voir par le biais des effets corporels de la musique - dandinement, dodelinage, paupières mi-closes… Peu importe quel genre musical il a choisi ; à ne prendre en compte que la concentration affichée par l’auditeur et son absorption, le rap la provoque autant qu’un quatuor de Brahms, et comme le suggère Richard Shusterman, c’est un dressage social qui interdit de trop bouger aux concerts de musique « classique »[3]. Archibald Alison voyait d’ailleurs un privilège accordé aux jeunes dans cet abandon spontané, sans effort, à « une sorte de rêverie enchanteresse » causée par un objet, qu’il soit scène de la nature ou œuvre d’art.
Rien n’a-t-il donc changé depuis Alison ? Bien sûr que si. L’ère du baladeur, déjà, appartient au passé. Un nouvel appareil continue à satisfaire le mélomane tout en lui offrant d’autres fonctions : le téléphone portable. L'iEsthétique trouve là, pour s’épanouir, un meilleur terrain encore. Tandis que j’écoute ce morceau qui provoque en moi l’état de « rêverie enchanteresse », une sonnerie se fait entendre : quelqu’un m’appelle ; une simple pression du doigt et j’interromps la musique pour dialoguer, encore sous l’influence de son bercement rythmique ; à moins que je n’envoie la musique dans l’oreille gauche et la voix dans la droite, pour donner à la conversation les couleurs d’une bande-son de cinéma. En outre, le baladeur ou le portable est muni d’un écran ; les yeux se baladent aussi, puis les doigts…
Avant l’arrivée du baladeur, la surdité à l’autre connotait immanquablement l’hostilité latente du solitaire qui fait bande à part, et avant l’arrivée du téléphone mobile, les conversations publiques sans interlocuteur apparent étaient l’apanage du fou qui parle tout seul. Mais ces appareils permettent des relations symétriques ou transitives aussi bien que réflexives. L’iEsthète peut naviguer entre les deux pôles : il est à la fois dedans (coupé du monde) et dehors (toujours susceptible d’être dérangé par quelqu’un qui fait partie de sa tribu et qui par là même connaît sa position dans le réseau). L’interaction de ces deux postures n’est pas moins notable : rien n’empêche de tweeter subrepticement en pleine séance de cinéma pour donner dans la seconde son opinion sur un film, ni de se passer d’ami à ami une tablette sur lequel un film se déroule… Les nouveaux usages du cinéma sont légion : regarder un film en salle ou sur un lecteur DVD, un ordinateur, un portable, voir le film en entier ou par morceaux, rechercher le plaisir du spectacle ou s’intéresser à « un objet de collection, un objet-culte, ou quelque chose à manipuler ou à échanger dans le cadre de programmes de partage de fichiers »[4], et ainsi de suite. Or le rayon d’action du spectateur s’en trouve élargi ; ne se contentant plus d’assister à une représentation, pliant le film ou tout autre objet à de multiples finalités plus ou moins pratiques, il est devenu « spect-acteur », comme on le disait dans le domaine de la vidéo interactive.
Cet arsenal de possibilités, cependant, ne va pas sans contraintes. Il arrive que l’instrument instrumentalise son usager, et l’iEsthète se doit de développer certaines compétences, sous peine de ne pas réussir à ajuster sa consommation à ses désirs.
Une esthétique de la liste et de la curation
Le nombre d’artistes en France a été multiplié par dix de 1975 à 2003, si l’on en juge par les affiliations à la Maison des Artistes, qui gère leur sécurité sociale[5]. On pourrait intuitivement avancer que le nombre d’œuvres d’art en circulation, à l’échelle mondiale, a lui aussi augmenté de façon extraordinaire. Par conséquent, l’iEsthétique doit affronter le nombre. Non seulement il y a davantage d’artistes patentés qui fabriquent plus d’artefacts, mais davantage d’artistes occasionnels qui mettent leurs créations en circulation pour cause d’essor du Do It Yourself[6]. De surcroît, le nombre des objets sur lesquels il est devenu légitime de poser un regard esthétique, à son tour, s’est accru. On ne sait plus où donner de la tête, ni comment décider qu’on trouvera ici plutôt que là la source du genre de plaisir que procure le face à face avec une œuvre d’art. C’est ce qui explique l’importance accordée aux listes.
Il existe deux sortes de listes, tenues à la fois par les professionnels et par les amateurs, le palmarès et le catalogue. Le palmarès sort du lot ce qui est aimé et le catalogue liste ce qui est possédé ou offert à la consultation. Jamais les prix dans les festivals ni les palmarès de sites web très fréquentés n’ont été aussi médiatisés ni scrutés – et pour cause, ce sont des machines à faire apparaître des aiguilles dans les bottes de foin de l’offre artistique en réseau à l’échelle mondiale.
A titre privé, l’iEsthète se définit donc par la liste de ce qu’il aime et de ce qu’il possède. L’un se confond d’ailleurs avec l’autre : on possède ce que l’on aime, puisque l’« aura de l’original » dont Walter Benjamin déplorait la perte n’a pas cours dans l’iMonde. Ici règnent les clones, et non les reproductions d’un original absent. Fort de ce changement, l’iEsthète se tient disposé à produire immédiatement cette liste sous nos yeux, le temps de caresser son téléphone ou sa tablette. Que cette liste demeure privée se fait rare ; elle s’offre bien plutôt à la consultation sur le web via la « page » ou le « mur » de l’intéressé. La liste des œuvres favorites est en effet devenue un passage obligé des « réseaux sociaux », ce qui n’a rien d’étonnant si l’on admet que les goûts construisent l’identité, donc la sociabilité[7].
Or cette importance de la liste peut avantageusement être mise en perspective historique. Selon Jack Goody[8], en effet, c’est la liste qui signe la naissance de l’écriture et de la littératie, cette faculté d’extraire de l’information utile à partir de texte écrits. Au Pléistocène, le temps des chasseurs-cueilleurs, explique Goody, personne ne possédait de biens, et la communication orale suffisait. Mais le succès des premières plantations et des premières domestications mena à la conversion de la plupart des sociétés de chasseurs-cueilleurs en sociétés agraires ; la fin du nomadisme offrit alors la possibilité d’amasser des biens, qu’il devint indispensable d’étiqueter sous peine de ne plus savoir qui possédait quoi. Pictogrammes, puis lettres, apparurent sur les étiquettes, et des étiquettes on passa aux listes des biens possédés. L’iEsthétique participe donc du « néotribalisme » contemporain (ou néoprimitivisme), car elle autorise un compromis entre les deux grands modèles historiques du rapport au territoire, celui des petites tribus de chasseurs-cueilleurs et celui des grandes communautés agraires : elle allie en effet le nomadisme constitutif des premières à l’accumulation de possessions qui structure les secondes - soit que la musique, les livres et les films compressés tiennent dans un baladeur glissé dans la poche, soit que le téléphone serve de terminal pour convoquer en le rematérialisant sur place, à loisir et quand bien même on se déplace, le bien culturel stocké ailleurs, dans un disque dur ou un quelconque « nuage ».
La conception même des logiciels qui gèrent ces listes multimédia à l’échelle privée accentue ce phénomène. Ces programmes tendent en effet à dissimuler aux yeux de leur utilisateur l’endroit où se trouvent réellement les avatars numériques des œuvres qu’il possède. Le petit tour de passe-passe que nous jouent iTunes et d’autres logiciels de gestion de listes a pour effet d’obscurcir la fonction de renvoi qu’ont normalement les items qui constituent ces listes. A l’usage, au lieu de représenter simplement l’œuvre, le nom de celle-ci tend en effet à devenir l’œuvre elle-même. L’index se change en icône, pour le dire à la façon de Peirce. Si je clique, dans la liste de morceaux de mon smartphone, sur les Barricades mystérieuses version Scott Ross, j’entends s’élever, tout de suite, le célèbre morceau de Couperin, sans même avoir à localiser sa forme matérielle. De même qu’en cliquant sur le titre d’un livre, dans une bibliothèque numérisée, je vois le livre apparaître en lieu et place de la cote grâce à laquelle je pourrais le trouver dans un rayonnage ou me le faire communiquer par un bibliothécaire.
Le charme des listes d’œuvres tient aussi à leur faculté de se présenter sous des aspects différents, selon que tel critère en ordonne le contenu. Comme l’iEsthète se délecte à changer sans cesse d’ordonnancement, il devient un curator, un commissaire d’exposition. Or cette fonction, on le sait, a grandement gagné en prestige : on parle quelquefois plus de la façon dont le parcours du visiteur est agencé, dans une exposition de peinture, que des tableaux eux-mêmes. L’évolution du consommateur avisé en direction du curator semble donc des plus logiques. De surcroît, la possibilité d’appliquer des critères de classement étrangers à la tradition de l’histoire de l’art ouvre des horizons parfois exaltants. Ranger par ordre alphabétique (et non chronologique) une liste de films ou de morceaux de musique que tout sépare entraînera par exemple des collisions dont certaines ne manqueront pas d’étonner.
L’affaire est d’importance en matière de sociabilité, car l’iEsthète dispose avec cette possibilité technique d’un moyen aisé d’affirmer son éclectisme, lequel est de nos jours devenu la nouvelle « distinction » au sens de Bourdieu. Avoir des goûts variés, en effet, surclasse socialement la « monoculture » des aficionados d’un seul artiste ou d’un seul genre[9]. Or les goûts de l’iEsthète tiennent dans les juxtapositions inventives qui font l’ordinaire de ses listes. Peu importent, les œuvres considérées séparément quand la touche personnelle vient du « mix » qui les entrechoque : la dernière vidéo de Lady Gaga et la dernière installation de Matthew Barney ont bien moins d’intérêt considérées séparément que le zapping éclair de la première à la seconde. L’iEsthète, éclectique par définition, relie les œuvres par-delà les époques, les styles et les genres ; il donne à percevoir les correspondances, dans le réseau ainsi construit, entre des objets que l’histoire avait disséminés avant que la machine les offre à une vision ou à une écoute juxtaposées. Il retrouve ainsi, même si c’est par accident, le geste du grand historien d’art Aby Warburg, qui construisait des « constellations » entre des peintures et des sculptures distantes les unes des autres de siècles entiers, dans le but d’en dégager une harmonie de points communs ou d’échos inattendus.
Une esthétique de la collection et du tri
Le « coup d’Etat » mené par la liste, censée jusqu’ici se mettre au service du repérage de l’œuvre dans les collections, oblige à réviser les anciennes distinctions. L’esthète se méfiait de tout ce qui ne pouvait, soi-disant, que parasiter l’exercice proprement esthétique ; goûter une œuvre d’art pour elle-même, à ses yeux, excluait l’état d’esprit du collectionneur ou du critique. L’iEsthète, qui reste esthète-amateur dans le moment de son expérience de délectation, est devenu, lui, un collectionneur-escargot qui transporte sa maison-musée avec lui. On ne pouvait pas, auparavant, aller par les rues avec, en poche ou dans la main, son Musée Imaginaire — « la totalité de ce que les gens peuvent connaître aujourd’hui même en n’étant pas dans un musée, c’est-à-dire ce qu’ils connaissent par la reproduction, ce qu’ils connaissent par les bibliothèques, etc. », disait Malraux [10]. Et voici que cette mémoire mentale se trouve remplacée par un appareil physique muni d’une puce de silicium, faisant de l’iEsthète le dépositaire d’une sorte de trésor incessamment actualisable. Les réfractaires à cette instrumentation se sentent de plus en plus socialement isolés ; la plupart s’y mettront un jour.
Si le Musée Imaginaire était la transposition mentale de nos bibliothèques, le portable, la tablette et l’ordinateur sont des bibliothèques. S’il était, en outre, constitué d’informations puisées dans notre expérience de la réalité, qu’il s’agisse d’originaux ou de reproductions, et si, de la sorte, il consistait fatalement chaque fois un rappel du passé, le Musée offre désormais la possibilité d’un enrichissement instantané. Je traverse la ville au volant de ma voiture, la radio diffuse une musique qui me plaît, j’active mon appareil qui l’identifie et j’achète le morceau pour le réécouter aussitôt… Sous réserve de respecter le code de la route, évidemment : la « vraie » vie impose encore ses contraintes à l’iEsthète…
Ces nouveaux appareils accumulent en effet un grand nombre d’informations que nous oublions, ou qu’au bout d’un moment nous ne parvenons plus à organiser, sans parler des inhibitions qui surgissent au moment d’en supprimer, lorsque la capacité de stockage le demanderait. L’iEsthétique est par là aussi une esthétique de la consommation au sens dispendieux, même si la miniaturisation masque cette dépense en réunissant les éléments dans un objet de plus en plus petit, de mieux en mieux manipulable.
Pendant ce temps, les listes des musées, des médiathèques, des marchands, des sites de partage et des archives numérisées s’empilent en un gigantesque mille-feuilles à croissance rapide. Le problème n’est plus d’avoir accès à l’œuvre – c’en est fini de l’opposition entre les raretés du high art et la facilité d’accès au low art - mais de faire le tri parmi les myriades d’objets culturels numérisés qui sont disponibles plus ou moins légalement d’un simple clic, ou parmi les myriades que contient déjà le fond de notre poche – comme le promet son fabricant, il y a 40 000 chansons dans un iPod Classi une fois rempli. Le tableau qui nous bouleversera, l’oratorio qui nous laissera le souffle court, le roman qui mettra noir sur blanc ce que nous sentions confusément sans pouvoir l’exprimer, ont sans doute déjà été confectionnés ; mais ils dorment dans un coin de cette botte de foin de taille galactique en attendant que nous les découvrions.
Plusieurs possibilités de tri se dessinent :
- le hasard est la plus courante d’entre elles. Aucun constructeur de machines n’oublie jamais cette forme ludique de délégation du tri, et la touche « shuffle » est la touche reine de l’iEsthétique. On s’en remet d’autant plus volontiers au tirage au sort informatique que, comme le disait Henri Michaux, « la jeunesse c’est quand on ne sait pas ce qui va arriver » : la surprise de la fonction « lecture au hasard » permet ainsi de vieillir moins vite[11] ;
- ce qu’on pourrait appeler le coaching, deuxième forme de délégation, consiste à laisser le logiciel choisir ce qui nous plaira en fonction de ce que l’on a jusqu’ici le plus consommé ou (si l’on a consenti à lui mâcher le travail) le plus marqué d’étoiles ;
- le test, troisième possibilité, est favorisé par la nouvelle donne informatique : YouTube pour la musique, Vodkaster pour le cinéma et GoogleBooks pour la littérature, entre autres, proposent des extraits, qui donnent un bien nommé « avant-goût » des œuvres ;
- l’élection de délégués, ensuite, implique de consulter les listes de favoris qu’a établies sur sa « page » quelqu’un que l’on aime (bien), ou encore, si l’on ne craint pas de placer sa confiance dans des inconnus, de cliquer, sur les sites commerciaux de type Amazon, dans la rubrique « les internautes qui ont acheté X ont aussi acheté Y » ;
- la navigation dans les arborescences, enfin, constitue une possibilité plus classique, que rendent très aisée les renvois d’un lien à l’autre. Elle suppose de ne cliquer, par curiosité, sur le nom d’un auteur, d’une œuvre ou d’un genre, que s’il a été étiqueté comme relevant d’un groupe, d’un courant ou d’une famille que nous apprécions déjà. C’est pourquoi, sur les sites marchands aussi bien que sur les sites de fans, toute une signalisation se déploie de façon à prévenir les « mauvaises rencontres », c’est-à-dire le contact (ou, pire, son achat) avec une œuvre qui littéralement ne serait pas notre genre.
Filiations dandy
L’iEsthète est-il un dandy ? Son prédécesseur romantique affichait non sans paradoxe apparent une double attitude : celle de la distinction aristocratique vis-à-vis du vulgaire, par la maîtrise du corps, de l’habit et de l’attitude ; et celle de la fusion incognito dans la foule, en tant qu’elle incarne le mouvement perpétuel de la vie. Baudelaire l’a décrit dans un texte célèbre, le Peintre de la vie moderne. Or les remarques abondent, dans ce texte, qui pourraient s’appliquer au cas qui nous occupe ici. Le dandy de 1863 et celui de 2013, quoiqu’un siècle et demi les sépare, se ressemblent en effet à de nombreux égards. « Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde »[12] : quoi de plus facile, désormais, armé d’une mémoire virtuelle qui joue les musées personnels portatifs et d’un terminal relié à des millions de caméras à travers le monde ? Certes, le dandy de 1863 « aspire à l’insensibilité (…) ; il est blasé, ou il feint de l’être »[13]. Mais cela signifie seulement qu’il se distingue de la masse en ce qu’il sait se tenir en échappant aux pièges de l’art « vulgaire », celui qui fait appel aux grands sentiments et qui confond la beauté plastique avec l’apparence des belles personnes. Il maîtrise simplement certaines « techniques du corps » au sens de Marcel Mauss, c’est-à-dire des « façons de savoir se servir de son corps »[14].
Ces techniques ne lui servent pas seulement à pouvoir regarder sans sourciller des films gore ou à savoir danser jusqu’au bout de la nuit ; on le voit les mobiliser aussi lorsqu’il manipule les interfaces qui lui donnent accès à ses œuvres favorites. La façon dont ses doigts virevoltent à la surface d’une tablette tactile prend alors des allures de rituel sorcier. « La retenue du dandy, qui va de pair avec son goût pour la vitesse, consiste à travailler dans l’infime et à traiter avec une extrême désinvolture tout ce qui dépasse cette limite »[15]. La phrase a été écrite pour Brummell mais elle décrit bien l’attitude de l’iEsthète penché sur le petit écran de son terminal, qu’il effleure en déplaçant les doigts de quelques millimètres. C’est bien ce petit écran le lieu symbolique d’occurrence de l’attitude iEsthétique, non seulement en raison de son aspect technesthésique – la fascination qu’il suscite –, mais aussi en raison de son conditionnement en tant qu’objet, surtout quand il prend les allures d’une tablette tactile.
Là encore résonne dans cette nouveauté un écho du passé. La tablette, comme son nom le suggère, partage en effet avec le tableau une même origine (tabula), qui nous renvoie immanquablement à la naissance de l’art occidental, c’est-à-dire le moment où les tablettes votives des tombes grecques ou gréco-romaines ont été détachées pour se trouver exposées dans les maisons ou les pinacothèques[16]. Ce déménagement a rendu possible, ensuite, l’exposition moderne. L’art du musée est en effet un art d’objets nomades que l’on rend sédentaires pour leur conférer la sacralité. La tablette numérique, elle, agit des deux côtés à la fois : on expose, on s’expose même à la sortir publiquement. Dans le même temps, progrès technique aidant, elle devient de plus en plus légère, en attendant le moment où, aussi idéale que le paletot de Rimbaud, elle aura purement et simplement disparu. Elle favorise en outre un double nomadisme : non seulement parce qu’elle accompagne partout nos pérégrinations, mais dans son usage communicationnel même, depuis le « surf » sur internet jusqu’à l’exploration intuitive de nouveaux logiciels. De ce second point de vue, le tableau s’anime. Nous voici bel et bien sortis de la caverne, mais l’écran en main.
Sur un inconvénient de l’iEsthétique
Certes, l’iEsthétique est une façon de se comporter face aux objets culturels, qui s’ajoute à celles qui l’ont précédée en en partageant parfois certaines racines. Il est cependant permis de se demander si cette réduction de l’esthétique à une simple attitude convient bien au cas qui nous a occupé jusqu’ici. Elle convenait, c’est certain, au cas des dandys romantiques décrits par Nietzsche et Baudelaire, ainsi qu’à des dandys modernes comme Marcel Duchamp ou Yves Klein, qui avaient tous « l’art dans les yeux » et les moyens de poser à mains nues, sans le moindre accessoire ni même la moindre œuvre d’art devant eux, un regard esthétique sur le spectacle du monde. Or si ces chanceux esthètes n’avaient besoin de rien, le dandy de l’iEsthétique, lui, dépend aujourd’hui d’un fatras de facteurs techniques ; sa légèreté est liée à une invisible mais bien réelle lourdeur.
Pour commencer, rien de ce qui ne se numérise pas n’existe dans l’iMonde, et notre esthète ne peut apprécier que des contenus décomposables en longues suites de 0 et de 1, condition indispensable à la présence des œuvres clonées dans ses appareils. Bien sûr, cette contrainte aplanit la différence entre le high et le low et supprime la hiérarchie reposant sur l’aura des originaux. Cependant, sans doute parce que le besoin de se distinguer est le plus fort, l’aura se relocalise du contenu vers le contenant. L’iEsthète, de la même façon qu’il a personnalisé ses « mix » par un tri et un ordonnancement scrupuleux, aime à posséder des interfaces et des terminaux personnalisés, accessoires « customisés » par ses soins pour échapper à l’anonymat des objets faits à la chaîne, séries « limitées » que l’industrie capitaliste produit pour lutter contre les accusations d’inauthenticité (c’est-à-dire ici de destruction de l’aura) qui lui sont faites[17].
La liberté de mouvements de l’iEsthète, son aptitude de nomade à voyager léger, cache, ensuite, des chaînes aussi lourdes que dissimulées. Ce n’est pas parce qu’il a cessé de se frotter aux pesanteurs protocolaires des lieux dédiés à la contemplation artistique (l’opéra, le musée, la salle de cinéma…) et de s’encombrer du hardware des débuts de la consommation domestique (bibliothèque, chaîne hi-fi, écran à demeure…) que l’iEsthète vit dans le monde de la dématérialisation générale. Il en va de la « disparition » du hardware comme de la « disparition » de l’industrie lourde dans les pays européens et son remplacement par les « services » : en réalité, on ne le sait que trop bien, l’industrie lourde n’a pas disparu, elle a simplement été délocalisée. De même, le morceau de musique, après être passé du disque noir au CD, puis de la mémoire du baladeur au Nuage, n’a pas du tout disparu matériellement. L’image du Nuage est bien jolie, mais elle cache le fait qu’entassées dans des hangars climatisés éparpillés sur la planète, des montagnes de disques durs stockent la trace matérielle de toute cette musique, de toutes ces images et de tous ces romans numériques - et la gèrent de manière parfaitement organisationnelle, ce qui rend d’ailleurs la forme floue et fluctuante du nuage tout aussi mensongère.
Libéré des chaînes anciennes qui le liaient aux lieux de consommation artistiques et aux hiérarchies distinctives des Panthéons et des avant-gardes, notre esthète s’en est donc vite trouvé de nouvelles, que tiennent d’une main ferme les corporations géantes de l’électronique grand public. Qu’il fasse naufrage aux rives d’une île déserte, qu’adviendrait-il de ses talents dans un monde privé d’électricité et de « réseau » ? Ses prédécesseurs s’en seraient accommodés, au motif que « l’existence leur semble toujours supportable [quand ils la considèrent] en tant que phénomène esthétique »[18]. Mais si on ne la considère comme telle que parce qu’on a l’habitude de marcher dans les villes des écouteurs sur la oreilles ou d’avoir à disposition en un clic et n’importe où le livre ou le film dont le titre nous passait par la tête, conserver un détachement dandy sur l’île sera sans doute bien difficile.
Dominique Chateau, Laurent Jullier
[2] Archibald Alison, Essays on the Nature and Principles of Taste (1790), rééd., Hildesheim, Georg Olms Verlagsbuchhandlung, 1968.
[3] Richard Shusterman, Pragmatist Æsthetics. Living Beauty, Rethinking Art, 2è éd., Oxford, Rowman & Littlefield, 2000, p. 315.
[4] Francesco Casetti, « Back to the Motherland : The Film Theater in the Post-Media Age », Screen, vol. 52, n°1, printemps 2011, p. 1-12. L’auteur en conclut que nous sommes passés de l’attendance à la performance.
[5] Pierre-Michel Menger, Profession artiste. Extension du domaine de la création, Paris, Textuel, 2005.
[6] « Faites-le vous-mêmes ». Simple slogan des magasins de bricolage encourageant la reconstruction britannique d’après-Guerre, devenu plus tard, sous la houlette punk, une éthique mondiale de rejet de l’establishment et du consumérisme à tout crin..
[7] Pour une vision pessimiste de la publicité faite au goût personnel – encore a-t-elle été écrite avant l’avènement des réseaux sociaux – voir Christopher Lasch, La culture du narcissisme [1979], trad. fr., Paris, Flammarion, 2006.
[8] Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. fr., Paris, Éditions de Minuit, 1979.
[9] Voir Olivier Donnat, Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, La Documentation française, 2003.
[10] Cité par Roger Stéphane, André Malraux, entretiens et précisions, Paris, Gallimard, 1984, p. 103, note 1.
[11] Cette pratique contamine même l’art au stade de sa fabrication – et non plus seulement à celui de sa réception : le saxophoniste-compositeur d’avant-garde John Zorn organise depuis peu des shuffle concerts. Plusieurs orchestres s’y trouvent simultanément sur scène ; tout est tiré au sort, non seulement qui joue et quel morceau mais aussi la structure des morceaux.. Ce qui était marginal – John Cage a composé jadis des morceaux en laissant le hasard décider des notes – devient ici commun, sinon essentiel.
[16] Michael Fried souligne à jute titre l’importance de ce caractère transportable dans son Absorption and Theatricality: Painting and Beholder in the Age of. Diderot, Berkeley, University of California Press, 1980.
[17] Luc Boltanski & Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme [1999] 2011, Paris, Gallimard, p. 165.
[18] Nietzsche, Le gai savoir (trad. fr. 1901), § 107. Zygmunt Bauman critique vertement cette attitude qui conduit à « cataloguer [l’Autre] comme objet d’évaluation esthétique et non morale ; une source de sensations, pas de responsabilités » (La vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité [1995] trad. fr., Rodez, Le Rouergue-Chambon, 2003, p. 131).