
La mise en scène de la marginalité. Peter Grimes de Benjamin Britten
Tous les marginaux britteniens, comme Peter Grimes, constituent autant de personnifications du sentiment de rejet ou d’incompréhension, voire de mise au ban de la société, que Benjamin Britten éprouva une grande partie de sa vie du fait de son homosexualité et de son pacifisme acharné.
Il est incontestable que Benjamin Britten (1913-1976) a « orienté tout son génie en ce sens » que « l’objet de toute œuvre scénique ne peut être que la mise en scène de la marginalité1 ». De fait, plusieurs des grands opéras du compositeur britannique, qui en a composé une douzaine, abritent un anti-héros qui sert de pivot à l’action dramatique. Alban Berg, qu’il admirait beaucoup, a pu constituer un modèle, en particulier avec Wozzeck (1922), même si le pessimisme de Britten ne s’est jamais prolongé aussi loin sur le plan musical, notamment du fait de sa non-adhésion à la musique sérielle à tout crin et surtout en raison de son rejet du parti pris théorique absolutiste du dodécaphonisme d’Arnold Schoenberg, lui préférant une atonalité pédagogique, bien qu’ici où là on puisse trouver dans son œuvre quelques citations, tout comme on peut noter ailleurs des références éclectiques à Henry Purcell et Gustav Mahler, ou encore à Dimitri Chostakovitch.
Peter Grimes (1945) est le premier opéra stricto sensu de Britten après l’échec à New York en 1941 de l’opérette Paul Bunyan. Le succès fut immédiat après sa création au Sadler’s Wells de Londres en juin 1945. Inspiré par la lecture de The Borough (1810) du poète George Crabbe (1754-1832), un an avant son retour au Royaume-Uni avec son compagnon Peter Pears, à la suite d’un exil de près de quatre ans (1939-1942) aux États-Unis, il construit la trame de Peter Grimes, dont le titre est tiré du nom du personnage principal, procédé qu’il a pratiqué plusieurs fois (Paul Bunyan précité, Albert Herring en 1947 ; Billy Budd en 1951 ; Owen Wingrave en 19712) pour un opéra qui lui a été commandé par le chef de l’orchestre symphonique de Boston.
Tous les marginaux britteniens constituent autant de personnifications du sentiment de rejet ou d’incompréhension, voire de mise au ban de la société, que Benjamin Britten éprouva une grande partie de sa vie du fait de son homosexualité et de son pacifisme acharné. Pourtant, il ne fut pas incarcéré à la suite du procès qui lui fut intenté en 1942 comme objecteur de conscience et, surtout, il ne fut pas condamné pour indécence, à la différence d’Oscar Wilde (en 1896) ou Alan Turing (en 1952), et a même été fait pair à vie moins d’une décennie après la dépénalisation des relations homosexuelles (Sexual Offences Act de 1967).
Si la problématique de l’exclusion est centrale dans ce premier opéra (comme dans d’autres qui suivront), Britten et son librettiste Montagu Slater inscrivent également Peter Grimes dans une réflexion plus vaste, dans le contexte exsangue de l’après-guerre. L’histoire prend place dans un village de pêcheurs, où la misère n’a d’égal que la rudesse de la situation géographique et où la morale hypocrite d’une population refermée sur elle-même ne se complaît que dans le conformisme et la calomnie. Originaire du Suffolk, Britten décidera à son retour en 1942 d’y retourner et d’aller s’établir précisément dans ce bourg d’Aldeburgh, où Crabbe avait vécu et situé son poème, et où Britten mourra en 1976. Le compositeur prouve ainsi son attachement à cette région inhospitalière et ingrate, ainsi qu’à ceux qui ne l’ont pas reniée, à commencer par Crabbe lui-même auquel il rend un hommage discret, avec la présence dans Peter Grimes d’un personnage discret et muet, le docteur, à deux reprises interpelé par son nom : Crabbe…

© Vincent Pontet / Opéra national de Paris
Dès le prologue, le portrait du pêcheur solitaire Peter Grimes est synthétiquement dressé : « brutal et vulgaire ». Mais, à la différence du modèle de Crabbe et malgré les zones d’ombre et ambivalences distillées tout au long des trois actes, Britten a voulu en faire un personnage pour lequel l’auditeur puisse ressentir de l’empathie. Dans la scène d’exposition, l’on apprend immédiatement de la bouche de Grimes, auquel il est demandé de retracer la chronologie du drame pour faire – aux sens propre et figuré – son procès, que l’apprenti est mort en mer dans l’errance d’une tempête. Aux préjugés bâtis sur la personnalité de celui qui semble n’avoir jamais respecté les codes de la communauté, succèdent les rumeurs (le terme gossip(s) – et gossiping – est employé à onze reprises) qui forgent les opinions aussi fermement que les faits les plus stricts et vérifiés. Peter est le bouc-émissaire idéal face aux frustrations d’une société dont l’existence est rythmée par les marées et les caprices, excès et virulence de la nature, collectivité dont les suppositions deviennent des vérités même lorsque le droit a tranché. Le Bourg se montre solidaire pour rejeter l’autre et devient meute quand les faits semblent l’accabler, notamment l’accumulation d’indices de maltraitance à l’égard de ses apprentis qui, bien que totalement répréhensibles, ne font pas de lui un meurtrier.
À la différence du poème qui l’a inspiré, Britten laisse des zones de doutes, certainement pour nous conduire à nous demander si cette communauté qui est dans le rejet de l’altérité plutôt que dans l’accueil et l’intégration, n’a pas une forme de responsabilité dans la répétition de l’histoire, d’autant qu’à l’exception d’une seule voix dissidente, personne ne s’émeut du fait que l’on puisse « acheter » un enfant (à l’asile des pauvres où sont parqués les orphelins ou progéniture illégitime). La vérité, la« simple vérité » (prologue) n’est jamais que celle de celui qui l’affirme. Il y a la vérité du chœur, qui s’appuie sur des commérages, celle de l’officier judiciaire, fondée sur la présomption d’innocence, celle d’Ellen, qui croit en l’être humain, celle de Peter, qui repose sur un récit sans témoin. Et la vérité de l’auditeur (et éventuellement spectateur), qu’il forgera tout au long des trois actes avec son intime conviction.

© Vincent Pontet / Opéra national de Paris
Créé en 1945 à Londres, Peter Grimes n’est entré au répertoire de l’Opéra national de Paris qu’en 1981 dans la production d’Elijah Moshinsky, cinq ans après la mort de Britten, puis a été rejoué en 2001 dans une mise en scène de Graham Vick, reprise en 2004. C’est une nouvelle production qui est proposée à Garnier en février 20233, sous la direction musicale irréprochable d’Alexander Soddy, après la création au Teatro Real de Madrid en 2021 et un passage au Royal Opera House de Londres en 2022, avec le ténor Allan Clayton dans le rôle-titre (qu’il avait déjà joué quelques mois auparavant dans la mise en scène sombre de John Doyle au Met de New York). Deborah Warner est une grande connaisseuse de l’œuvre de Britten, dont elle a déjà mis en scène plusieurs opéras (The Turn of the Screw, The Rape of Lucretia, Death in Venice, Billy Budd). Sa démarche esthétique s’accorde intelligemment à l’œuvre : à la fois épurée (magnifique scène d’ouverture, avec l’imposante barque suspendue au-dessus d’un sol incliné où repose Peter Grimes), réaliste (en particulier au premier tableau de l’acte I, avec les pêcheurs vidant leurs marchandises près d’un parapet en béton et, au second tableau, avec les habitants buvant dans le pub, le soir de la tempête) et fantastique (le double de Peter ou de ses apprentis flottant dans les airs). La metteuse en scène manie avec finesse cette distorsion de la réalité, ce décalage avec la société qui a toujours besoin d’un coupable, même quand la machine judiciaire a tranché.
Faisant fi des didascalies précises, elle ne fait pas se tenir la scène du prologue dans la Salle des assemblées du Bourg (devant tenir lieu de tribunal), mais dans un no man’s land, qui semble être celui du rivage où Peter Grimes, épuisé, git au sol dans un filet de pêche, après que son bateau (intitulé étonnamment « Petit Billy »4) a essuyé la tempête. Le Coroner (officier de justice) conclut à l’accident et ne retient aucune charge contre lui, manifestement contre la volonté populaire, qui est représentée par le chœur (encore une fois excellement préparé par Ching-Lien Wu) qui se déplace telle une milice privée, munie de lampes-torches dans l’obscurité, pour mieux essayer de confondre celui qu’elle considère nécessairement comme l’assassin, car « le Bourg a des principes » (Acte II, premier tableau) et tient à « faire payer le meurtrier » (Acte III, premier tableau). Grimes n’a trouvé qu’un « seul espoir » (Acte II, premier tableau) dans cet océan d’hostilité, en la personne d’Ellen (délicate Maria Bengtsson, qui manque un peu de puissance toutefois), l’institutrice, dont le veuvage et la solitude ont renforcé la bienveillance et le dévouement.
Las, en dépit d’un projet de vie commune, la confiance et le « plan » d’un « nouveau départ » (Acte II, premier tableau) s’écrouleront sur le récif de l’évidence (le bleu sur le cou du petit John, la brutalité et le refus de lui laisser tout repos, la disparition). Un dernier « Non ! », déchirant mais qu’elle sait elle-même vain et impuissant, sortira de la bouche de cette âme pure face au chœur ne hurlant que le nom de « Peter Grimes » pendant tout le deuxième tableau du dernier acte, et à la recommandation du capitaine Balstrode que Peter aille couler son bateau en haute mer.
Comme Berg dans Wozzeck5, Britten entend que l’on entende la misère sociale, dans leurs dimensions collective et individuelle. Mais à la différence de son modèle autrichien, il ajoute une dimension quasi fantastique et poétique que Deborah Warner démultiplie superbement, extrapolant toutes les énigmes ou ambiguïtés du texte, avec l’apparition à trois reprises d’un personnage mystérieux, un étrange acrobate (Juan Leiba) qui se meut dans l’espace considérable de la cage de l’Opéra Garnier, flottant dans l’air, comme il pourrait se mouvoir dans la mer, deux éléments non terrestres, mais pas moins inhospitaliers que les docks d’Aldeburgh. Ce troisième personnage, muet, mais non explicitement prévu par Britten, fait-il scéniquement écho aux trois morts évoqué(e)s curieusement par Grimes dans sa crise de folie du deuxième tableau de l’Acte III, alors que l’on n’a connaissance que de celles des apprentis William et John ? Deborah Warner a-t-elle voulu mettre une image allégorique à la fois sur les fantômes cauchemardesques du pêcheur et sur la prescience de Peter, qui sera poussé à être solitairement avalé par la mer ?
La mer est souvent présente dans les œuvres de Benjamin Britten, qui ne cachait pas son attraction particulière pour cet élément depuis ses premiers chocs musicaux et esthétiques, que furent La Mer (1905) de Claude Debussy et The Sea (1911) de son mentor Franck Bridge, auquel il rend hommage en insérant des interludes marins reprenant les titres de deux mouvements du poème symphonique. Elle trouve son double humain dans le personnage de Peter Grimes, capable d’apaisement et de terreur, de douceur et de violence, de poésie et de tragique, comme dans l’air “Now the Great Bear and the Pleiades”. La mer, symbole de l’impermanence, est aussi celle qui lave, purifie, mais encore qui engloutit, fait disparaître à jamais, souvent sans laisser de trace. La capacité métaphorique sans limite de ces profondeurs impénétrables permet à Britten de laisser une chance à sa victime expiatoire, en ne parlant que du bateau et pas de son propriétaire. Si le Bourg est soulagé par la vision au loin de la barque coulant dans les eaux sépulcrales, aussi sombres que l’âme humaine, où l’errance peut se prolonger éternellement, pourquoi ne pas imaginer une seconde naissance dans les abysses, où Grimes ne rimera plus avec « crimes », et viendra hanter à son tour les côtes et troubler les consciences de ses bourreaux ?
- 1. Xavier de Gaulle, Benjamin Britten ou l’impossible quiétude, préface d’André Tubeuf, Arles, Actes Sud, 1996, p. 175 (rééd. 2013). Voir l’excellente recension de cette biographie par Claude Glayman, « Benjamin Britten : la première biographie en français », Esprit, juin 1998.
- 2. Voir Emmanuelle Saulnier-Cassia, « Owen Wingrave de Benjamin Britten », Esprit, janvier 2017.
- 3. Du 2 au 24 février 2023, au Palais Garnier de l’Opéra national de Paris.
- 4. Britten créera l’opéra Billy Budd, en 1951, puis une version remaniée en 1964.
- 5. La mise en scène de Christophe Marthaler, avec ses costumes et décors misérabilistes, à l’Opéra Bastille en 2017, secondait parfaitement l’intention du compositeur : voir E. Saulnier-Cassia, « Wozzeck », Esprit, juillet-août 2017.