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© Christophe Pelé / Opéra national de Paris
© Christophe Pelé / Opéra national de Paris
Flux d'actualités

Les Indes Galantes, un opéra-ballet baroque en mode hip-hop

De beaux tableaux de la mise en scène Clément Cogitore montrent bien que ceux qui restent assimilés aux Sauvages pourraient envisager une nouvelle « entrée » qui n’est pas celle de la paix avec les conquérants européens, mais plutôt celle des « damnés de la terre ».

L’Opéra Bastille a fait le pari d’accueillir l’opéra-ballet Les Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau[1] (1735) pour une douzaine de représentations en ce début de saison de l’Opéra national de Paris[2]. La version de référence – qui est selon nous toujours celle de l’orchestre et des chœurs des Arts florissants dirigés par William Christie, donnée au Palais Garnier à l’ouverture de la saison 2003-2004, dans la mise en scène de Andrei Serban avec notamment Patricia Petibon – respectait davantage les canons du genre en termes de dimension d’orchestre et de performances vocales. Toutefois, il avait alors déjà été fait appel à une chorégraphe contemporaine – en la personne de Blanca Li – qui avait, non sans humour, introduit un peu de modernité dans le ballet, tout en en respectant l’esprit ou, tout du moins, en collant assez littéralement à l’œuvre créée en 1735. Les choix de la production 2019 sont nettement différents, ce qui était évidemment souhaitable. Certains sont réussis, d’autres peuvent prêter à discussion.

La première prouesse est d’être parvenu à faire entendre dans de bonnes conditions le chef-d’œuvre de Rameau, composé d’un prologue et quatre « entrées », dans une salle comme celle de l’Opéra Bastille, sans doute surdimensionnée pour une telle représentation. Il faut rendre grâce à Leonardo García Alarcón d’avoir su donner de la couleur, avec un ensemble de musiciens nécessairement plus large que celui habituellement requis et qui garde des sonorités baroques tout en se faisant entendre dans l’immensité de Bastille. La seconde prouesse est d’avoir réuni un plateau impressionnant de chanteurs de premier plan, comme les trois sopranes que sont Sabine Devieilhe (qui, si elle manque de puissance dans le rôle de la déesse Hébé du prologue, est limpide en Phani et Zima), Jodie Devos (resplendissante vocalement comme dans son jeu en Zaïre autant qu’en L’Amour), et Julie Fuchs (aussi convaincante en Émilie qu’en Fatime) ; tandis que les hommes sont davantage dans la puissance que la nuance, mais chacun avec une présence à la hauteur de précédents rôles à l’Opéra de Paris, comme le baryton Florian Sempey ou le ténor Stanislas de Barbeyrac, mais aussi les barytons Edwin Crossley-Mercer et Alexandre Duhamel et le ténor Mathias Vidal. Le chœur de chambre de Namur offre en outre des moments absolument splendides.

 

© Christophe Pelé / Opéra national de Paris

 

Mais c’est sans doute moins le plateau vocal et l’orchestre qui étaient attendus dans cette production que la mise en scène confiée au jeune vidéaste-metteur en scène Clément Cogitore, et la partie ballet à la chorégraphe Bintou Dembélé. Leur collaboration avait déjà été « testée » dans la production d’un court film – de moins de six minutes – diffusé dans de nombreux festivals et pour 3e scène de l’Opéra de Paris – espace sur le site internet de l’Opéra où, depuis 2015, des cinéastes, chorégraphes, compositeurs proposent de courtes créations vidéos – mettant en scène une battle de krump sur l’air le plus fameux (« Forêts paisibles, s’ils sont sensibles ») de la dernière entrée, qui a d’ailleurs été ajoutée – en 1736 – aux trois d’origine. Le choix de ce type de hip-hop dont l’acronyme signifie Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise peut avoir du sens au regard d’un moyen d’expression corporelle conçu comme une forme artistique d’extériorisation de la violence et en même temps de spiritualité – si l’on en croit ses adeptes et promoteurs.

Ce n’est évidemment pas la première fois que la musique baroque – et classique – inspire la danse hip-hop. On ne compte plus les chorégraphes contemporains réglant leurs créations sur différentes partitions de Bach ou de Mozart – comme l’excellent Un break à Mozart de Kader Attou, par exemple. Même si elle n’a pas dû être souvent concrétisée dans une création non purement chorégraphique mais opératique, l’idée n’était donc pas nouvelle, et surtout n’a peut-être pas été suffisamment exploitée, principalement parce que les moments dansés ne sont pas si nombreux et apparaissent souvent davantage comme des faire-valoir de morceaux chantés et n’occupent pas toujours la place qui leur est traditionnellement laissée dans les opéras-ballets, c’est-à-dire dans les moments purement orchestraux.

 

© Christophe Pelé / Opéra national de Paris

 

Les Indes galantes sont d’une certaine manière une œuvre de jeunesse pour Jean-Philippe Rameau, puisqu’il s’agit de son premier opéra-ballet, qui n’a été composé que deux ans après le début de sa carrière de compositeur lyrique entamée – à l’âge de cinquante ans – avec Hyppolyte et Aricie… Il s’agissait également d’une première pour le vidéaste Clément Cogitore qui n’avait jamais mis en scène d’opéra.

Parallèlement à l’insertion des danses urbaines, le metteur en scène a joué sur plusieurs autres registres contemporains, pouvant sembler contradictoires ou tout du moins dont la juxtaposition donne une impression contrastée, notamment dans les références appuyées à l’actualité, mais qui souffre d’une absence de cohérence d’ensemble.

Il en est ainsi des scènes fashion, qui commencent dès le prologue après qu’Hébé – à laquelle Rameau a consacré un opéra quatre ans plus tard –, tout droit sortie du trou béant du milieu de scène – symbole du volcan fumant qui deviendra tout à tour océan où s’abîment les embarcations, carrousel, piste de danse ou prison –, invite en bonne déesse de la jeunesse cette dernière à l’amour. Les danseurs sont habillés tour à tour, sur des plots, de tenues luxueuses, chatoyantes et extravagantes, et esquissent quelques premiers mouvements de voguing, ce qui créé un tableau visuellement très léché, avant de changer radicalement d’ambiance par une transformation des mannequins-danseurs en forces de sécurité casquées et tenues « Robocop » intervenant un jour de manifestations de Gilets jaunes… Plus tard dans cette première entrée du « Turc généreux », des rescapés s’extraient d’une carcasse de bateau extirpée par une pince géante, référence aux routes de la migration plus qu’à un naufrage du type du Radeau de la Méduse, survivants qui entament ensuite une danse de couvertures de survie, dont l’effet et la puissance allégorique sont douteux.

L’omniprésence des lumières, assez agressives, atteint son apogée dans la deuxième entrée des « Incas du Pérou », au moyen d’une gigantesque plaque de leds soulevée par la pince géante, aveuglant alternativement la scène et les spectateurs et symbolisant de manière peu poétique la « Fête du soleil » de la scène 5, précédant en revanche une très belle avant-dernière scène portée par une battle de guerriers dont les chevelures démesurées rythment la course vers le précipice dans lequel va sombrer Huscar.

© Christophe Pelé / Opéra national de Paris

 

De la troisième entrée des « Fleurs ou Fête persane », qui est transposée dans une rue du quartier chaud d’Amsterdam avec danseuses et chanteuses en vitrines et Tacmas travesti, on retiendra une accumulation de scènes un peu plaquées et dont le sens échappe souvent, dont seule la superbe élévation du papillon dans les cintres de l’Opéra offre un moment de grâce.

 

© Christophe Pelé / Opéra national de Paris

 

Enfin, la dernière entrée consiste en une nouvelle juxtaposition de beaux tableaux, comme le cercle de feu, et d’incompréhensibles passages faisant participer Zima à un groupe de pom-pom girls du plus mauvais goût avant la battle finale évoquée, entraînant un engouement général du public qui a devant lui des danseurs poings levés évoquant le geste des Black Panthers – seul acte véritablement politique de la soirée, dont il fut peu question dans les critiques. Ils montrent bien que ceux qui restent assimilés aux Sauvages, pourraient envisager une nouvelle « entrée » qui n’est pas celle de la paix imaginée par Fuzelier avec les conquérants européens[3], mais plutôt celle des « damnés de la terre », malgré les efforts de Fanon, Césaire, Glissant et leurs successeurs…

C’est un acte intéressant et qui a du sens en un début de saison sur la scène parisienne du spectacle vivant, nettement marqué par un affichage volontariste de la « diversité » : de l’inversion de l’attribution habituelle des rôles dans l’Othello mis en scène par Arnaud Churin au Théâtre de la Ville aux Justes de Camus mis en scène par Abd Al Malik reléguant les acteurs blancs dans la minorité de la distribution au Théâtre du Chatelet, en passant même par I am Europe de Falk Richter, dont l’un des acteurs interpelle une salle monocolore. Mais ces expériences scéniques de l’altérité ne suffisent évidemment pas à « décoloniser les arts[4] », ni à faire œuvre politique, surtout du fait du conservatisme de Rameau[5] et de la faiblesse du livret de Fuzelier qui, inspiré par Les Lettres persanes de Montesquieu, s’est seulement efforcé de « donner à l’histoire une pointe d’authenticité » pour mieux distinguer « l’Europe idéale » des Indes, c’est-à-dire de toutes les « contrées étrangères[6] » qui ne se situent pas géographiquement en Europe et qui sont étrangement « galantes[7] »

 

[1] Créé en 1735 à l’Académie royale de musique et, pour la première fois au Palais Garnier, en 1952.

[2] Musique de Jean-Philippe Rameau, livret de Louis Fuzelier, mise en scène de Clément Cogitore, chorégraphie de Bintou Dembélé, direction musicale de Leonardo García Alarcón – Opéra de Paris, scène de l’Opéra Bastille – 27 septembre au 15 octobre 2019.

[3] Voir la très éclairante lecture de l’œuvre par Mitchell Cohen, The Politics of Opera. A History from Monteverdi to Mozart, Princeton University Press, 2017.

[4] Leila Cukierman, Gerry Dambury et Françoise Vergès, Décolonisons les arts !, L’Arche, 2018.

[5] Sur la « Querelle des Bouffons », voir Marc Signorile, La culture spectacle, Sulliver, 2015.

[6] Notice de Reiner E. Moritz au DVD Opus Arte présentant l’enregistrement des 22-25 septembre 2003 des Arts florissants à l’Opéra Garnier.

[7] Voir l’interprétation intéressante de Maboula Soumahoro, « De quoi les Indes sont-elles le nom ? » dans le livret du spectacle.

Emmanuelle Saulnier-Cassia

Professeure de droit public à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-Paris-Saclay, agrégée des Facultés de droit, Emmanuelle Saulnier-Cassia est également diplômée en sciences politiques (IEPG) et en études théâtrales (Université Paris 3-Sorbonne nouvelle). Elle est membre du comité de rédaction de la Revue Esprit et produit les podcasts consacrés au théâtre dans la collection Au grand jour,…