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Palmyre Droits réservés
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Flux d'actualités

La mémoire des conflits libanais

entretien avec

Monika Borgmann

Lokman Slim

En juillet 2017, Lokman Slim et Monika Borgmann, qui venaient de réaliser un documentaire sur des détenus libanais dans une prison syrienne, nous recevaient dans leur demeure à Beyrouth afin d'évoquer leur travail de mémoire politique. Depuis l'assassinat de Lokman Slim le 3 février 2021, Monika Borgmann a accepté que nous le publiions.

Comment s’est passée la récente projection de votre film Palmyre (Tadmor) à Beyrouth?

Monika Borgmann – La première projection publique de notre film à Beyrouth a eu lieu dans le cadre du festival du film des droits de l’homme Karama, au cinéma Metropolis. Nous avons reçu l’autorisation de la Direction de la sûreté générale le jour même. Nous avons cru que nous ne pourrions pas montrer notre film. C’était un moment difficile parce qu’il fallait s’occuper de la dépression du protagoniste principal qui croyait qu’on lui interdisait à nouveau de partager son histoire. Finalement, tout le monde était heureux, la salle était pleine et la projection a été suivie d’un débat intéressant.

Lokman Slim – La Syrie et la prison ne sont pas nos seuls intérêts. Nous sommes ici dans les murs d’une association, Umam – Documentation and Research, qui travaille depuis dix ans sur l’histoire des conflits libanais. Le travail sur la Syrie s’inscrit dans une réflexion sur l’histoire des relations entre ces deux pays. La prison syrienne fonctionne comme une contre-image de la prison israélienne. Elle permet de mieux ­comprendre également certaines réalités libanaises. Notre point de départ n’est pas celui d’une organisation des droits de l’homme classique : nous cherchons à aller au-delà de la dénonciation des violations des droits de l’homme pour comprendre ce que les conflits ont signifié dans le passé et ce qu’ils pourraient signifier dans le futur, s’il y a un futur pour cette région du monde…

La prison est donc au cœur du système politique?

L. Slim – La prison est le modèle. C’est une sorte d’unité, un lieu à la fois physique et virtuel, qui permet d’évaluer le système politique et de se demander dans quelle mesure ces pays sont des États – je ne dis même pas «  de droit  » parce que, dans ces pays, on ne vit pas tant sous un État que sous une ligne étatique. Cela conduit à étudier les systèmes de sécurité dans ces pays, qui sont indissociables des institutions carcérales. Le fait que ces systèmes se rendent si compliqués à comprendre, si opaques, fait partie des mécanismes de défense de ce système. Leur complexité et impénétrabilité prétendues font partie intégrante de leur puissance.

Votre film montre une machine à humilier sans terme (ni aveu, ni mort, ni libération)? Quel est le but de ces pratiques quotidiennes d’humiliation?

L. Slim – La prison de Hafez el-Assad est une machine qui cherche la répétition. Les gens qui arrivent à Tadmor sont déjà passés par toutes les phases d’interrogation : on a épuisé leur capacité de fournir des informations. La prison est donc une station finale où la répétition importe parce qu’il n’y a pas d’horizon. La prison est d’ailleurs située au milieu du désert : il n’y a donc d’horizon ni à l’intérieur des murs, ni à l’extérieur. Comme Monika aime à le dire, Tadmor ne fonctionne pas seulement sur les prisonniers à l’intérieur, mais également sur la société à l’extérieur qui vit dans la terreur de Tadmor. Il s’agit de tenir les gens en laisse : la prison constitue un outil d’oppression pour les individus qui n’y sont pas. Quand le régime laissait sortir des détenus, c’était uniquement dans le but de diffuser ce message de terreur : «  Si vous ouvrez la bouche, vous allez finir dans ce lieu de géhenne.  »

M. Borgmann – Même les témoignages qui ont été publiés ont en un sens contribué à semer la terreur. Plus on en sait sur ce système carcéral, plus ça fait peur. J’ai étudié l’arabe à Damas et j’ai pu aller à Palmyre : personne n’osait parler clairement de cette prison, mais l’ombre, la menace pesait terriblement.

Votre film contribue donc au climat de terreur?

L. Slim – Il faut le reconnaître, oui, mais c’est une arme à double tranchant. Nous faisons en quelque sorte la propagande du régime, dans la mesure où nous diffusons la peur sur laquelle il s’appuie. Mais ce n’est pas en se privant de parler de Tadmor qu’on peut faire abattre une dictature. On le sait très bien depuis la Seconde Guerre mondiale : même les Allemands n’ont pas réussi à se débarrasser seuls de leur dictateur. Il ne faut donc pas demander aux Libanais ou aux Syriens ou aux anciens détenus, de le faire. À un moment donné, une société est tellement desséchée qu’elle ne peut plus faire face à ce monstre. Comment demander à une société à laquelle on refuse durant un demi-siècle ses libertés, privées et publiques, de faire face à un monstre ?

En 2011, l’appareil répressif était déjà en place depuis longtemps et pourtant le peuple s’est soulevé…

L. Slim – En 2005 déjà, il y avait tout un courant qui voyait bien que l’évacuation de l’armée syrienne était une condition nécessaire mais non suffisante : qu’il fallait en outre aider les Syriens à se débarrasser du régime qui utilise cette armée et tout ce système tentaculaire de sécurité. Le soulèvement de 2011 est donc un maillon dans un processus commencé à Beyrouth, peut-être avant à Bagdad, quoi que l’on pense de l’invasion américaine…

L’Irak et la Libye ne jouent-ils pas le rôle de contre-exemples dans le monde arabe pour justifier l’idée qu’un État dictatorial vaut mieux que le chaos qui suit son renversement?

L. Slim C’est vrai, mais il est également vrai qu’à chaque fois qu’un dictateur a été abattu, on a mieux vu combien ces dictatures avaient déchiré leurs sociétés. Si la dictature sert de point de suture, ou bien de façade cosmétique, chaque fois qu’elle est renversée, on voit bien les dommages qu’elle fait subir au pays et la société qui y est gouvernée afin de se maintenir au pouvoir. Il est prévisible que la chute d’un dictateur ouvre des boîtes de Pandore, mais il ne faut pas avoir peur de ce qui va en sortir. Il ne faut pas croire qu’une dictature produit une réelle cohésion sociale.

Vous menez plusieurs projets différents…

M. Borgmann – Lokman tenait une maison d’édition, qui s’appelle Dar al-Jadid, tandis que j’étais journaliste. Entre 2001 et 2004, nous avons réalisé Massaker, le portrait de six hommes qui ont tué à Sabra et à Chatila. Ce film est à l’origine de la fondation en 2005 de notre association, Umam – Documentation and Research. Elle a pour buts de sensibiliser le public libanais aux questions de la mémoire et de la violence par l’expression artistique et de créer une archive citoyenne, ouverte à tous. Aujourd’hui, nous travaillons encore sur le filtre artistique, mais aussi sur les droits de l’homme, la justice transitionnelle, etc. Toute notre activité est associée à la documentation et à l’archive. L’une de nos ressources les plus importantes est le site internet memoryatwork.org. L’un des projets d’Umam consistait à construire les capacités (capacity building) d’anciens prisonniers libanais en Syrie, un travail conduit entre 2012 et 2013, qui a suscité le désir et la nécessité de réaliser un second film. Tout a commencé avec une exposition montée en 2008 sur les disparus de la guerre civile libanaise, dont un grand nombre l’a été en Syrie : nous avons ainsi fait la connaissance de ce groupe d’hommes que l’on retrouve dans le film. Nous avons pu établir avec eux une relation de confiance : plus ils étaient ouverts et plus ils racontaient leur expérience, plus on a ressenti le besoin de leur proposer un projet de film, en été 2012. Ils ont tout de suite accepté, en partie en raison de la révolution syrienne : il leur fallait témoigner de manière collective. Nous sommes donc entrés dans un très long processus au cours duquel ils ont trouvé leur manière de témoigner, en rejouant et en revivant les scènes de leur détention.

Si votre rôle n’est pas de dénoncer les violations des droits de l’homme, quel est l’horizon politique de votre travail d’archivage?

L. Slim – Nous travaillons à la fois sur la mémoire longue et sur la mémoire courte. Un travail de documentation ne vise pas seulement à faire de l’archéologie. Ce que nous faisons au quotidien est associé à un travail politique qu’il aide à structurer, même s’il y a d’autres usages. Rappeler, au quotidien, certains faits du passé est aussi important que mener une longue instruction pour pointer un doigt accusateur sur telle ou telle personne. C’est ce que nous faisons sur la Syrie et le Liban. Si notre travail a été centré sur la période de la guerre (1975-1990), cela a du sens de jeter des passerelles entre le passé et le présent. Peut-être qu’un jour les gens se réconcilieront, mais le chemin est très long et nous essayons de le baliser.

Comment articulez-vous votre travail avec la question du droit?

L. Slim Le droit, c’est la cerise sur le gâteau. S’il y a une justice internationale un jour, c’est pour nous aider, ou même parfois nous forcer, à respecter certaines règles de droit. Malheureusement, l’expérience libanaise n’est pas très concluante : nous avons tous cru à un moment que l’établissement d’une juridiction internationale ou mixte qui enquêterait sur l’assassinat de Hariri – abstraction faite de ce qu’on pense de Hariri – va pouvoir servir de catalyseur, nous ouvrir les yeux, nous pousser à comprendre la nécessité de faire justice. Mais les déboires de ce tribunal prouvent qu’un tel effort ne peut fonctionner que s’il reçoit les soutiens politiques nécessaires. Nous ne pouvons pas faire des concessions politiques aux voyous, qu’ils soient des États ou des organisations non étatiques, et en même temps dire qu’on veut voir s’établir un État de droit dans un pays.

Y a-t-il eu des expériences nationales de règlement juridique après la guerre civile?

L. Slim – Il y a eu des tentatives, mais elles sont restées inabouties ou bien ont fini en queue de poisson. Par exemple, l’association des parents de personnes disparues a mené toute une bataille juridique pour obtenir l’ouverture des documentations collectées en 2000 par la commission nationale d’enquête sur le sort des disparus. Au bout de deux ou trois ans, on leur a donné quelques cartons, qui ne contenaient que les informations que les familles avaient elles-mêmes fournies à la commission d’enquête. Aucune initiative juridique n’a véritablement abouti : la justice au Liban est totalement politisée, à la fois en amont, avec la nomination des juges et la distribution des affaires à traiter et, en aval, avec de gros problèmes de corruption et d’intervention du pouvoir politique.

Encore récemment, à l’occasion des résultats du brevet, des centaines de personnes ont commencé à tirer en l’air et plusieurs personnes ont été blessées, ce qui a créé un scandale. La police a donc fait un effort pour arrêter une centaine de personnes. Quelques jours plus tard, les trois quarts d’entre elles étaient relâchées. Nouhad Machnouk, le ministre de l’Intérieur, a fait une déclaration publique expliquant que c’est l’intervention des politiciens qui a permis leur relaxe. Après le scandale des tirs pour un diplôme qui ne vaut rien, après le scandale des personnes blessées, il y a eu le scandale du ministre qui déclare que la police a fait son travail, mais que les juges d’instruction ont cédé à la pression des politiques.

Peut-on dire que la guerre civile au Liban est terminée?

L. Slim – Bien sûr que non. Au contraire, on se prépare à la prochaine. Avec le sentiment que la situation est mauvaise, les langues qui se délient, les gens témoignent. C’est un peu comme la chouette de Minerve, mais avec un effet de prospection : on parle plus de ce qui a eu lieu, mais pour annoncer un danger à venir.

M. Borgmann – Assaad Chafteri, responsable du cinquième bureau des Forces libanaises d’Elie Hobeika, a publié en 2001 – il était l’un des premiers – un mea culpa et a annoncé que son retour à la religion l’a aidé à voir le mal qu’il avait commis. Il y a deux ou trois ans, il a fondé avec d’autres anciens combattants une association, Les Combattants pour la paix : ces derniers, sous forme de paire de soldats de milices rivales, vont dans les universités et les écoles pour raconter leurs expériences afin d’avertir les futures générations contre la guerre.

L. Slim – Malheureusement, la jeune génération semble avoir hâte de la prochaine guerre, même si les aînés prêchent la bonne parole. Quand on voit tout ce qui se passe à propos des réfugiés syriens, on n’a pas l’impression que ce travail de mémoire serve à grand-chose… Les dynamiques de haine sont les plus fortes. On a souvent évoqué un manuel d’histoire unifié sur la guerre civile comme une panacée et un traitement prophylactique. Mais la querelle libanaise concernant l’histoire ne se limite pas à la guerre. Il ne peut pas y avoir de refondation de ce pays sans que l’on se dise nos quatre vérités. Jusqu’aux années 1940 (le Liban obtient son indépendance en 1943), on se demandait si les musulmans du pays, qu’ils soient sunnites ou chiites, étaient de véritables citoyens ou bien des sortes de réfugiés qu’il fallait intégrer. Le contentieux est en réalité trop profond pour pouvoir être réglé par un livre d’histoire qui ne couvrirait que la période de la guerre.

Faut-il donc une autre guerre?

L. Slim – Les guerres ouvrent des horizons. Je préfère très clairement une guerre ouverte à une guerre froide. Au final, les dommages causés par une guerre froide ne sont pas moindres que ceux d’une guerre «  chaude  », même si une guerre froide présente moins d’attraits pour les médias. Sous la dictature de Hafez et Bachar el-Assad, les gens mouraient, mais aucune caméra n’y allait. Je préfère une guerre ouverte, une situation d’anarchie totale, dans laquelle chacun peut se positionner : on ne peut plus alors se cacher derrière la prétendue stabilité d’un dictateur ou d’un régime corrompu.

M. Borgmann – Nous étions convaincus de la nécessité d’un livre d’histoire, mais aussi de la nécessité de l’accompagner des différentes visions de la guerre selon les communautés. Je reproche aux Combattants pour la paix de ne pas aller jusqu’au bout : par exemple, sur la question des disparus, ils ne disent pas tout – même s’ils disposent des informations, notamment les emplacements des fosses communes – parce qu’ils n’ont pas de protection dans ce pays.

Faut-il attendre la disparition des acteurs de la guerre civile?

L. Slim Mais déjà ils préparent leurs fils… La biologie joue ici dans le sens de la reproduction et non dans le sens de la rupture.

Comment lutter contre ce maintien des hiérarchies et des antagonismes de génération en génération? La citoyenneté est-elle une piste?

L. Slim – La question de la citoyenneté a constitué une piste de travail intéressante, mais elle n’est plus pertinente aujourd’hui. Je lisais récemment la chose suivante : les Russes viennent d’envoyer quatre cents éléments de leur police militaire pour contrôler le cessez-le-feu dans la région de Deraa, au sud-ouest de Damas. Aujourd’hui, on apprend de la bouche de l’émissaire américain pour les affaires syriennes, Michael Ratney, que l’une des garanties offertes par les Russes est que ces envoyés russes sont sunnites… Alors quoi, demain, ils enverront des Français catholiques ? Des Américains noirs ? Des Allemands d’origine turque ? Je ne crois plus à la piste de la citoyenneté : la dynamique de fragmentation se métastase et nous devance tous. Chaque fois que l’on croit trouver une solution, on tombe dans un piège encore plus grand.

Il faut espérer qu’un jour, l’importance de la région pour le monde ne se posera plus en termes uniquement sécuritaires. C’est une approche qui nous a fait beaucoup de mal : à la fois quand les dictateurs sont pris pour les garants de la stabilité et, aujourd’hui, quand la région est perçue comme une pépinière de personnes qui épousent des idéologies violentes. Au contraire, il faudrait investir dans cette région. Plus s’impose le paradigme de la lutte antiterroriste – comme en France, qui envoie des escadrons de la mort en Syrie, au Liban et au Mali – et plus vous aurez de terroristes.

Nous sommes ici dans la banlieue sud de Beyrouth, à Haret Hreik, fief du Hezbollah, et pourtant vous critiquez le Hezbollah. Que répondez-vous à ceux qui se félicitent de la sécurisation des frontières?

L. Slim – Je ne critique pas le Hezbollah ; je considère que le Hezbollah est un ennemi ! Ce qu’ils sont en train de faire à Ersal, c’est exactement ce que Daech a fait le jour où ils ont ouvert la frontière entre la Syrie et l’Irak. Ils ne sont pas en train de sécuriser la moindre frontière. On ne peut pas à la fois sécuriser une frontière et soutenir un dictateur. À quoi cela sert-il d’avoir une armée ? À quoi bon avoir une armée si elle devient une organisation non gouvernementale qui laisse le travail militaire à l’armée sectaire et partisane, avec un agenda supranational (une autoroute chiite de Téhéran à Haret Hreik), du Hezbollah ? Si l’armée libanaise veut se transformer en agents de la circulation sur cette autoroute, je ne m’y retrouve pas, ni en tant que je suis né chiite – tout athée que je suis –, ni en tant que Libanais. Je laisse les chrétiens libanais ­s’exciter sur les victoires du Hezbollah, mais en tant que chiite – et dans ce contexte j’aime bien recouvrer cette identité – je ne crois pas que leurs actions servent la sécurité à court terme ou la stabilité à long terme de ce pays. Au contraire, je pense qu’elles vont accroître la frustration des sunnites, qu’ils soient Libanais, Syriens ou Palestiniens. Et on sait tous à quoi mène la frustration.

Propos recueillis par Rémi Baille et Jonathan Chalier le dimanche 23 juillet 2017