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Lokman Slim en 2012 (DR)
Lokman Slim en 2012 (DR)
Flux d'actualités

Les traces infinies de Lokman Slim

L’éditeur assassiné avouait que sa pratique du métier d’éditeur à Beyrouth n’était autre que la petite histoire d’une lente désillusion.

Un seul portrait ne pourrait représenter toutes les facettes de la personnalité et des actions de Lokman Slim1. Son combat pour un Liban souverain, débarrassé du confessionnalisme et regardant en face son passé tragique, utilisait en effet de nombreux médiums, dont le livre, l’archive et le cinéma. Monika Borgmann, qui avait créé avec lui UMAM Documentation & Research, a annoncé la continuation de ce projet d’archive dès la semaine qui a suivi son meurtre2. La maison d’édition Dâr al-Jadeed, qu’il avait fondée à son retour de Paris après des études de philosophie à la Sorbonne, poursuit sa mission de renouvellement culturel entamée à la fin de la guerre du Liban, sous l’égide de sa sœur, l’écrivaine Racha Al-Ameer.

Les premières publications de Dar al-Jadeed reflétaient à la fois son exigence intellectuelle et certaines de ses inclinations culturelles et politiques majeures. Lokman Slim avait ainsi traduit le recueil de Paul Celan, Pavot et mémoire (Dar al-Jadeed, 1989), les Aphorismes d’Emil Cioran (Dar al-Jadeed, 1991), mais aussi le livre de Joseph Saadé, Victime et bourreau (Dar al-Jadeed, 2005), le récit du « boucher » du Samedi noir (6 décembre 1975) de la guerre du Liban durant lequel furent massacrés plusieurs centaines de musulmans.

Pour Lokman Slim, une des motivations ayant présidé à la création de la maison d’édition venait du constat qu’il y avait peu d’éditeurs arabes qui fabriquaient de « bons livres », d’où le soin extrême qu’il apportait à la typographie3. Il souhaitait créer un lieu pour une orientation politique tournant autour de la question de l’entité libanaise, une revendication, autrefois taboue, notamment dans les milieux de gauche, et qui, selon lui, était devenue interconfessionnelle. Dar al-Jadeed se singularisait fortement – et se singularise toujours – par son positionnement culturel et intellectuel au sein d’une édition libanaise et arabe dominée par le tout-venant commercial. La place donnée à la poésie et à la traduction, comme « laboratoire expérimental des possibilités de la langue arabe », est une de ses caractéristiques. Une autre est de publier ce que l’on pourrait appeler un « patrimoine alternatif », avec des auteurs éloignés de l’orthodoxie et aussi différents que le mystique Al-Hallâj, crucifié à Bagdad en 922 ou le « cheikh rouge » libanais, Abdallah Alayli (1914-1996), qui prônait la réforme de la langue arabe et de la sphère religieuse musulmane, dont le livre, Où est l’erreur ? (1978, republié par Dar al-Jadeed en 1992), fut interdit dans plusieurs pays arabes. Lokman Slim considérait que la diversité du monde arabe pouvait se lire dans les différents styles d’écriture propres à chacun de ses sous-ensembles. Il justifiait la publication d’ouvrages du président réformateur iranien Khatami et de l’idéologue islamique soudanais Hassan al-Tourabi par la nécessité de « s’ouvrir vers d’autres cultures en langue arabe même islamisantes ». Cette ouverture reflétait certes l’éclectisme culturel de Lokman Slim, mais elle était aussi liée à la prise en compte du fait que la pensée critique devait se nourrir de toutes les références qui influaient sur la société et le système politique libanais de l’après-guerre.

Lors du salon du livre arabe de Beyrouth, en 2000, Lokman Slim et Racha Al-Ameer avaient installé sur leur stand une pierre tombale proclamant la mort du lecteur arabe « jusqu’à preuve du contraire ». L’érection de ce petit monument provocateur avait au moins attiré l’attention des curieux et de la presse, si ce n’est de nouveaux lecteurs, pour les livres élégamment édités et à la couverture blanche de Dar al-Jadeed. Dans le livret qui avait été publié à cette occasion et qui était composé de deux parties, « Dans une tombe d’un lieu comble » et « Notre maison est de verre et nous jetons des roses et des pierres », Lokman Slim ironisait sur la confusion qui existe, dans le monde arabe, entre les métiers d’éditeur et d’imprimeur avec cette phrase : « Si des Arabes souhaitent connaître ta profession et que tu réponds “éditeur”, on te demandera alors le nom de ton imprimerie4. »

Dans un court texte au titre évocateur, « Beyrouth… une capitale qui capitule », publié la même année, Lokman Slim avait résumé en quelques lignes comment, dix ans auparavant, il avait créé, sa maison d’édition : « Par deux fois Beyrouth me fut invivable. En 1982, à l’âge de vingt ans, je pris le large. Je ne partis ni assez loin, ni assez longtemps. À nouveau beyrouthin à la fin des années 1980, je me retrouvai en butte au même sentiment d’extrême inconfort. Cette fois-ci, plutôt que de me lancer dans la vaine recherche d’un ailleurs plus clément, je me mis en quête d’un point d’ancrage, d’une raison de rester. Je cherchai à m’investir dans cette ville. Ainsi, en 1990, je fondai la maison d’édition Dâr al-Jadîd5. »

Il dressait, dans ce texte, un sombre tableau de son expérience d’éditeur : « Sans catastrophisme aucun, je dois avouer que ma pratique du métier d’éditeur à Beyrouth n’est autre que la petite histoire d’une lente désillusion. Mes hypothèses de départ relevaient de ce qui me semblait être le bon sens : une culture fondée sur le Livre ne pouvait se montrer indifférente à la venue de nouveaux ouvrages de qualité. Plus prosaïquement et malgré tout ce que j’entendais des crises dont souffre l’édition arabe, je m’entêtais à croire que les termes d’une équation entre exigence morale et survie financière d’un tel projet était encore à trouver. En ce qui concerne le premier point, il était nécessaire de répondre à une attente, de combler un manque, tout en bénéficiant d’un réseau de sympathies intellectuelles, ce qui eut lieu. Dar al-Jadeed peut même modestement prétendre les avoir forcées lorsqu’elles se montraient hésitantes. Quant à l’aspect financier, il en fut tout autrement. Malgré un lectorat potentiellement constitué de plusieurs dizaines de millions d’individus, en arabe, un titre tiré à 3 000 exemplaires a du mal à être écoulé sur le marché6… »

Le constat amer que le métier d’éditeur dans le monde arabe, pour être viable financièrement, implique de bénéficier de subventions émanant de la corruption et donc que le dilemme réside dans « la compatibilité d’une certaine idée du métier d’éditeur et une sorte de prostitution inévitable », lui faisait regretter de ne pas s’être rendu compte de cet état de fait dix ans auparavant pour s’épargner « une perte de temps et d’énergie »7. Pourtant la lecture du catalogue édité en 2020, année qui correspond au centenaire de la fondation du grand Liban, avec sa centaine de titres disponibles, montre que Dar al-Jadeed a réussi à devenir indispensable. Le calendrier de cette maison d’édition pour 2021 se clôt par une phrase de Lokman Slim, à propos du journaliste et écrivain libanais Iskandar Riachi (1888-1961), qui résonne étrangement après son assassinat : « L’oubli d’Iskandar Riachi fait partie de cette “amnistie générale” que ce pays [le Liban] ne cesse, sans se lasser, de s’appliquer à lui-même, à son histoire et à ses méfaits8. »

  • 1. Une bibliographie partagée sur Zotero est en cours, présentant une sélection de publications en ligne depuis l’assassinat de Lokman Slim.
  • 2. Jim Quilty, “UMAM Documentation and Research after Lokman Slim” [en ligne], The Daily Star, 22 février 2021.
  • 3. Entretiens de Franck Mermier avec Lokman Slim à Beyrouth en 1998 et 1999.
  • 4. Lokman Slim et Racha al-Ameer, Fî qabr makân muzdahim. Baytunâ min zujâj wa narshuq bi-l-ward wa-l-hijâra [Dans une tombe d’un lieu comble, suivi de Notre maison est de verre et nous jetons des roses et des pierres], Beyrouth, Dar al-Jadeed, 2000, p. 6.
  • 5. Lokman Slim, « Beyrouth, une capitale qui capitule », dans Beyrouth à mots découpés, Office du livre en Poitou-Charentes, 2000, p. 29.
  • 6. Ibid., p. 29-30.
  • 7. Ibid., p. 31.
  • 8. Trad. de l'arabe par Franck Mermier.

Véronique Ginouvès

Ingénieure de recherche au CNRS, elle dirige la phonothèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l'homme (Aix-Marseille université).

Franck Mermier

Anthropologue et directeur de recherche au CNRS, il est notamment spécialiste du Yémen. Ses travaux portent sur l’anthropologie de la ville, les dynamiques culturelles, sociales et politiques dans le monde arabe et la traduction en sciences sociales.