Pour une approche alternative de l'économie (entretien)
La théorie économique se focalise depuis trop longtemps sur les grandeurs, au détriment des relations. À l’aune de la crise que nous traversonsaujourd’hui, André Orléan propose de refonder l’économie sur des basesdifférentes, en renonçant à l’objectivisme pour redonner du poids au liensocial inhérent à toute transaction économique.
Ce livre, l’Empire de la valeur, part du constat que les difficultés rencontrées par la théorie économique aujourd’hui ne sont pas tant conjoncturelles que la conséquence d’un cadre conceptuel défaillant. Il propose donc de faire une critique de la discipline économique afin, comme l’indique le sous-titre, de « refonder l’économie » sur un nouveau cadre d’intelligibilité capable de saisir l’économie marchande dans la totalité de ses déterminations. Cette critique vise essentiellement la théorie néoclassique, qui est le paradigme dominant en économie. Il ne s’agit pas de le rejeter en bloc – car il a par ailleurs beaucoup apporté à la discipline –, mais de montrer ses limites. En effet, l’approche néoclassique s’est imposée comme le cadre d’intelligibilité de tout le champ de l’économie, alors même que l’étroitesse de ses hypothèses institutionnelles l’oblige à laisser de côté une grande partie de la réalité économique. Face à un processus qui apparaît irréversible et qui nous transforme en profondeur, André Orléan renverse la formule de Marx en valorisant la nécessité d’interpréter « autrement » le devenir économique. Interpréter plutôt qu’agir aveuglément, penser l’économie et ses dogmes, cet ouvrage n’a pas reçu par hasard le premier prix Paul Ricœur.
Esprit – Dans votre précédent livre, le Pouvoir de la finance, paru en 1999, vous vous intéressiez aux marchés financiers et mettiez déjà en garde contre leur instabilité – à une époque où la théorie économique s’attachait, au contraire, à prouver l’efficience de la finance de marché (voir l’entretien dans Esprit, « L’aveuglement au désastre. Le cas des crises financières », mars-avril 2008). La crise financière et économique que nous traversons depuis 2008 vous a donné raison, et a contribué à remettre en cause la théorie économique instituée, qui a non seulement échoué à prévoir la crise, mais l’aurait même alimentée. Dans un tel contexte, comment s’inscrit votre dernier livre dans votre parcours ?
L’extension du modèle objectiviste
André Orléan – Contrairement à mes travaux précédents, il s’est agi, dans ce livre, de prendre du recul par rapport aux objets économiques, comme les marchés financiers ou la monnaie, et de mener une réflexion critique sur l’économie en tant que discipline. La question de la valeur est alors apparue comme un schème structurant dans cette critique. Elle est la question première que rencontre l’économiste lorsqu’il observe l’économie marchande et ses prix. La réponse apportée à cette question a évolué avec le temps. Pour les économistes classiques (Smith, Ricardo et Marx), c’est le travail qui fait que les biens ont de la valeur. Ainsi, pour Marx, la valeur d’une marchandise se mesure-t-elle au temps de travail nécessaire pour la produire. Pour les économistes d’aujourd’hui, encore qualifiés de « néoclassiques », c’est l’utilité qui rend les marchandises échangeables. L’utilité est une qualité intrinsèque aux biens qui impacte les individus sous la forme de désirs plus ou moins puissants selon leur complexion personnelle. L’échange s’en déduit. Cependant, qu’il s’agisse de travail ou d’utilité, la théorie économique se présente toujours comme une analyse qui appréhende la commensurabilité des marchandises comme résultant d’une substance objective et mesurable, en surplomb des acteurs et de leurs relations. Cette structure conceptuelle commune est ce que j’appelle l’« économie des grandeurs », à savoir un cadre théorique qui pose la primauté des grandeurs sur les relations. Elle se traduit par une analyse qui sous-estime le rôle des échanges pour se concentrer sur le calcul des valeurs supposées s’imposer aux acteurs à la manière d’une force naturelle objective. J’appelle « économie des relations » l’approche alternative que je m’efforce de promouvoir.
Il ne s’agit pas de rejeter en bloc l’hypothèse d’une valeur substance et l’économie des grandeurs, mais d’en contester la généralité. Par exemple, la construction walrassienne d’une économie de pur marché est une stylisation conceptuelle qui permet de comprendre une dimension importante des économies marchandes, à savoir la médiation par les objets dans le cadre d’une relation aux marchandises strictement utilitaire. En tant que telle, elle n’est pas à rejeter. Cette approche explique divers faits, mais laisse de côté tout un pan de la réalité économique : les relations, les représentations collectives, les rapports de force, etc. Le fait que l’économie des grandeurs soit partielle n’a pas de meilleure preuve que ses difficultés à intégrer la monnaie. En effet, le modèle walrassien décrit une économie de troc où les marchandises s’échangent directement contre d’autres marchandises. L’écueil de la discipline économique aujourd’hui vient du fait que l’approche néoclassique a été élevée au rang de paradigme, c’est-à-dire de cadre d’intelligibilité de l’ensemble du monde économique, alors même qu’elle n’en propose qu’une saisie partielle. Il s’agit donc, d’une part, de comprendre les limites de cette théorie et d’identifier son domaine de validité et, d’autre part, de proposer un cadre conceptuel plus large qui permette d’appréhender la réalité économique dans sa globalité.
Ce travail est d’autant plus délicat qu’il existe un schisme fondamental au sein des sciences sociales entre le raisonnement économique et le raisonnement dit « sociologique », commun à ce que Jean-Claude Passeron appelait les « sciences historiques » (anthropologie, histoire, sociologie). Cette coupure, parce qu’elle cantonne l’économiste dans un domaine restreint, celui des grandeurs, lui interdit d’appréhender les faits économiques dans toute leur plénitude, alors même que les aspects sociaux, culturels, politiques sont le plus souvent indispensables pour comprendre comment fonctionne l’économie. Ce schisme affecte aujourd’hui toute la réflexion des sciences sociales en faisant obstacle au nécessaire dialogue des disciplines. Il a pour origine le fait que l’économie adhère à une conception de la valeur radicalement distincte de celle qui prévaut dans toutes les autres sciences sociales. En effet, si l’économie assimile la valeur à une substance (le travail chez les économistes classiques, l’utilité chez les économistes contemporains) que l’on peut définir, mesurer et formaliser dans des lois, les sciences sociales adhèrent à une approche radicalement différente selon laquelle la valeur est construite par le biais de représentations collectives. La conception substantielle ou objective de la valeur concentre toute la singularité irréductible du raisonnement économique par rapport aux autres sciences sociales. On ne saurait en surestimer le rôle. C’est elle qui rend si difficile la réflexion en commun. Pire encore, l’attachement au concept de valeur substance ou de valeur objective constitue une spécificité à laquelle les économistes sont profondément attachés parce qu’elle fonde leur identité disciplinaire par opposition au concept de valeur opinion propre aux autres sciences sociales.
Lors d’une intervention devant la Société d’économie politique en 19081, Émile Durkheim a pu en faire l’expérience. Alors qu’il lui était demandé de réfléchir sur le rapport de l’économie politique aux sciences sociales, il contesta l’idée que l’économie fût exclusivement du côté de l’objectivité et les sciences sociales du côté de l’opinion, par quoi il espérait inciter à plus de collaboration entre les disciplines. Selon lui, les faits économiques tiennent de l’opinion une partie de leur réalité : la valeur d’échange des choses dépend non seulement de leurs propriétés objectives, mais aussi de l’opinion qu’on s’en fait. À l’appui de sa thèse, il cite le rôle de l’opinion religieuse, qui interdit certains aliments, les mouvements de la mode qui influencent les goûts vestimentaires ou encore la conscience morale collective, qui affecte le taux de salaire en définissant ce qu’est, à un moment donné, le minimum de ressources nécessaires. Or cet exposé, malgré son caractère non polémique, voire anodin, fit scandale parmi les économistes, tant ceux-ci sont viscéralement attachés à la doctrine de la valeur objective et radicalement opposés à toute conception qui donnerait quelque place à l’opinion dans le raisonnement économique. Pour eux, « l’économie politique occupe le premier rang parmi les sciences sociales, [car] seule, elle, repose sur une base indestructible et positive, et ses lois sont immuables quelles que soient les variations de l’opinion2 ». Je ne crois pas qu’aujourd’hui il en aille très différemment.
Comment ce modèle « objectiviste » est-il devenu prépondérant et s’est-il peu à peu étendu à l’ensemble du champ de l’économie ?
D’abord, parce que ce modèle a permis des résultats tout à fait intéressants pour comprendre et modéliser l’économie marchande. On ne saurait nier que l’hypothèse d’utilité possède une validité certaine pour expliquer le rapport aux objets, même si, à mon sens, l’utilité n’en constitue qu’une modalité particulière et ne nous en livre pas la pleine intelligibilité. Ensuite, à partir des années 1970, ce cadre théorique a été étendu aux relations financières. C’est ce qu’on appelle la théorie de l’efficience des marchés financiers. Il a été proposé une théorie de l’évaluation financière qui transpose aux marchés financiers le modèle de la concurrence établi pour les marchés des biens. Notons que cette équivalence entre concurrence financière et concurrence marchande n’a jamais été théorisée par les auteurs classiques (Adam Smith, David Ricardo) et n’est en aucun cas avérée, bien au contraire. Cette théorie a néanmoins joué un rôle primordial dans la légitimation du processus de dérégulation financière qui, depuis trente ans, a profondément transformé le capitalisme. En effet, elle a soutenu que la dérégulation, c’est-à-dire la concurrence financière livrée à elle-même, permettait, d’une part, une autorégulation des marchés financiers et, d’autre part, une évaluation « juste » des actifs échangés. La financiarisation et la théorie financière se sont développées simultanément et se sont nourries l’une l’autre pour donner naissance au capitalisme financiarisé que nous connaissons aujourd’hui. Il s’en est suivi une diffusion extrême des thèses objectivistes… jusqu’à la crise financière de 2007-2008 qui a démontré que l’hypothèse d’une valeur objective méritait, pour le moins, un examen plus approfondi.
Ma critique de l’évaluation dans l’Empire de la valeur est très liée à ce contexte de la financiarisation. En effet, jamais le capitalisme n’a produit des évaluations aussi englobantes que les prix financiers, par exemple les taux d’intérêt sur les dettes publiques ou les taux de change. Il ne s’agit plus d’estimer la valeur d’un bien spécifique mais de produire une estimation qui saisit l’économie dans sa totalité à partir d’hypothèses portant sur son évolution à venir. Mais à quelle objectivité la valeur financière renvoie-t-elle ? Si les prix sur les marchés de biens renvoient à une qualité objective qui est l’utilité ou la rareté des marchandises, qu’en est-il des titres financiers ? La finance n’a pas pour objet le rapport des individus à des marchandises, mais le rapport des individus au temps, au sens où un titre financier est un droit sur des revenus à venir, par nature fortement incertains : une obligation ouvre un droit à percevoir des intérêts jusqu’au remboursement de la dette; une action ouvre un droit à percevoir des dividendes sur les bénéfices futurs. Dès lors, objectiver la valeur financière suppose que l’on puisse prévoir ce que sera le futur. Pour ce faire, la théorie économique dominante retient l’hypothèse selon laquelle le futur est objectivement donné sous une forme probabiliste. Plus spécifiquement, il est fait l’hypothèse absurde que l’on peut déterminer la liste exhaustive de tous les possibles susceptibles d’arriver dans le futur. Autrement dit, c’est une économie dans laquelle on ne connaît jamais aucune surprise. C’est cette objectivation du futur que je remets en cause et qui donne à ma critique de la valeur financière une grande actualité. Sur la base de cette critique, on peut s’interroger sur la nature et la validité des évaluations qui nous sont données aujourd’hui, notamment par les agences de notation. Plus généralement, cette analyse conduit à garder une saine distance critique par rapport à la mathématisation à outrance de l’économie financière. En effet, une formule mathématique, aussi complexe soit-elle, n’assure en rien l’obtention de résultats pertinents. Cette formule pour être mise en œuvre suppose que soient estimés ses paramètres. Or, toute l’expérience montre que nos capacités à prévoir les bonnes valeurs des paramètres sont des plus minces parce que le monde économique ne cesse de muter de telle sorte que l’observation statistique du passé ne fournit nullement des prévisions solides. Comme le disait Keynes, « en cette matière, il n’existe aucune base scientifique permettant de calculer une quelconque probabilité. Simplement, nous ne savons pas ». On ne saurait mieux dire ce qu’il en est. L’évaluation financière a une dimension irréductiblement subjective.
La monnaie, fondement du corps social
Derrière ce paradigme de la valeur objective et cette « économie des grandeurs », la théorie de l’homo œconomicus joue également un rôle important. Dans la théorie néoclassique, c’est la recherche de l’utilité, de la valeur propre à chaque marchandise, qui pousse chaque individu à entrer en relation avec autrui sur le marché des biens. Les individus sont toujours séparés puisqu’ils n’entrent en relation que par l’intermédiaire de la circulation des marchandises. La théorie de l’homo œconomicus permet donc en quelque sorte de ne pas penser le lien social, de refouler l’idée de l’inscription dans un ordre collectif. Votre travail sur la monnaie, qui est au cœur de la deuxième partie du livre, permet de prendre le contre-pied de l’hypothèse néoclassique en remettant le lien social au fondement de la relation marchande. Comment la monnaie permet-elle donc de réinscrire l’ordre collectif dans la relation marchande ?
La théorie néoclassique s’appuie sur l’hypothèse de l’homo œconomicus qui nous dit que l’acteur économique est souverain au sens où il possède la loi de ses préférences. Il sait ce qu’il désire. C’est ce qu’on a déjà vu dans les questions précédentes. L’homo œconomicus est, d’une part, indifférent à l’égard des autres et, d’autre part, indifférent aux objets eux-mêmes au sens où seule compte l’utilité qu’ils sont en mesure de lui procurer et peu importe ce qu’ils sont. Sont exclus de cette analyse les « consommateurs esthètes » qui recherchent certains objets pour leur individualité spécifique. Plus largement, dans cet univers, la question de la reconnaissance sociale est absente. Chaque homo œconomicus n’a qu’une finalité, étroitement individuelle : l’utilité que lui procurent les biens de consommation. Celle-ci est indépendante de ce que les autres font. En ce sens, on peut dire que les individus néoclassiques sont radicalement séparés parce qu’ils sont absolument indifférents les uns aux autres : ni envie, ni jalousie, ni imitation. Cette absence de liens sociaux est poussée très loin par Walras puisqu’il modélise un marché dans lequel les vendeurs et les acheteurs ne se parlent et ne se rencontrent jamais ! En effet, l’échange walrassien est rigoureusement centralisé de sorte que les acteurs ne sont jamais directement en relation les uns avec les autres. Ils ne communiquent qu’avec le secrétaire de marché qui détermine les prix puis organise les transactions. Cette hypothèse traduit la préoccupation qu’a Walras de faire en sorte qu’aucune influence sociale ne vienne perturber les préférences individuelles. Chacun est quitte de tous les autres. Cette hypothèse correspond à une dimension de la marchandisation du monde telle que nous la connaissons, mais n’en exprime certainement pas la totalité du fonctionnement. Tout au contraire, les marchés produisent des influences qui modifient les désirs des consommateurs. C’est là une dimension absente de cette pensée car elle va à l’encontre de l’hypothèse de la souveraineté de l’homo œconomicus.
À cette hypothèse de souveraineté individuelle, je préfère l’hypothèse mimétique, héritée des travaux de René Girard. Elle nous dit que l’individu est par essence un acteur pris dans les relations sociales. Contrairement à l’hypothèse de souveraineté individuelle, l’individu mimétique ne connaît pas la loi de son désir. Il ne sait pas ce qu’il veut ni ce qui est utile ou non pour lui. Pour se déterminer, il cherche autour de lui des modèles. Cette hypothèse est intéressante pour une raison fondamentale : elle englobe l’homo œconomicus comme un cas particulier. Il en est ainsi parce qu’elle est bien plus puissante et plus riche.
Le modèle mimétique part des relations. Ce faisant, il met les relations d’échange au centre de notre dispositif conceptuel. Les individus ne sont pas clos sur eux-mêmes, mais sont pris dans des dynamiques de rivalité ou de lutte pour le prestige (Veblen). Or, les interactions mimétiques peuvent donner lieu à des dynamiques qui, contrairement à l’équilibre général walrassien, ne sont pas forcément stabilisantes, mais cumulatives et explosives. Parmi ces dynamiques, il en est une qui est particulièrement intéressante : celle qui conduit à l’émergence de références sur lesquelles les acteurs mimétiques vont indexer leurs actions. Dans une telle configuration, les acteurs semblent agir sans souci des autres, sur la seule base des références communes, à la manière de l’homo œconomicus. Le mimétisme semble avoir disparu pour laisser la place au règne du chacun pour soi. Mais ce n’est qu’une apparence. Pour le comprendre, il n’est que de prendre l’exemple du feu rouge de la circulation automobile. Lorsque les automobilistes agissent uniquement en fonction de la couleur, rouge ou verte, du feu, il peut sembler que ce soit en fonction d’une décision purement intérieure, sans considération pour l’action des autres. Pourtant, rien n’est plus faux puisque, comme chacun sait, le feu résulte d’une convention à laquelle adhèrent tous les automobilistes. L’hypothèse mimétique constitue donc une matrice conceptuelle plus large que l’hypothèse walrassienne, dont l’homo œconomicus n’est qu’une illustration extrême. Elle conduit également le chercheur à s’interroger sur les raisons qui font que les rivalités mimétiques entre acteurs demeurent contenues de telle sorte qu’un ordre émerge. La réponse que nous proposons est la suivante : c’est l’institution de la monnaie qui est au fondement de l’ordre marchand parce qu’elle contient la violence mimétique en proposant à tous une définition commune de la valeur. C’est là une réponse en totale contradiction avec ce que proposent les approches de la valeur substance.
En effet, dans la théorie néoclassique, les biens s’échangent les uns contre les autres au prorata de leur utilité sans qu’il y ait besoin de monnaie. L’économie de la valeur substance est une économie sans monnaie puisque la valeur est dans les choses et s’autoproclame dans l’échange direct des choses entre elles. Les individus sont certes séparés, mais la reconnaissance générale de l’utilité suffit à constituer un monde commun, une signification commune. Pour cette raison, à la différence de l’approche mimétique, l’économie des grandeurs n’a pas à se préoccuper de la question du lien social. La communauté des producteurs-échangistes se constitue mécaniquement autour des désirs que produit naturellement l’utilité des biens. On ne voit pas ce qui pourrait engendrer des divisions entre les individus. L’économie de la valeur substance n’a pas besoin de la monnaie pour la réguler. Celle-ci se trouve alors reléguer au rôle accessoire de simple instrument permettant de faciliter les échanges. Ce qui est essentiel, ce sont les forces concurrentielles. La monnaie n’y est jamais désirée pour elle-même mais uniquement comme un moyen de se procurer des biens utiles. En effet, on ne saurait désirer un bien dépourvu d’utilité. Keynes exprime avec force ce point de vue lorsque, dans ses « Perspectives économiques pour nos petits-enfants3 », il écrit : « L’amour de l’argent comme objet de possession […] est l’une de ces inclinations à demi-criminelles et à demi-pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales. » Au contraire, dans mon analyse, la valeur n’est pas une substance intrinsèque aux objets; elle est produite par l’institution monétaire. À mes yeux, c’est le désir d’argent qui est au fondement de l’ordre marchand : c’est parce que les individus désirent de la monnaie que l’on produit des objets. Autrement dit, le développement de la production marchande est la conséquence de la quête monétaire. Il s’ensuit que le cadre conceptuel que je propose donne à la monnaie un rôle fondateur, primordial, qui a pour base l’accord unanime des sociétaires pour reconnaître en elle le « désirable absolu », par quoi se crée une communauté. C’est l’adhésion collective à la monnaie qui constitue la communauté marchande. Dans cette optique, le lien social n’est nullement naturel et spontané. Tout au contraire, les luttes quant à la définition de ce qu’est la monnaie sont à l’origine de la fragmentation de l’espace marchand en espaces marchands séparés.
Le fait institutionnel qui produit la valeur monétaire est structurellement semblable au fait religieux. Le chapitre 5 développe cette thèse en se fondant sur les réflexions que Durkheim a consacrées à la religion. La monnaie repose sur une croyance collective, un fait de confiance sui generis par lequel l’ordre marchand se constitue en société, c’est-à-dire un groupe uni par un affect commun. En conséquence, la monnaie est un fait social; elle exprime le collectif, « la puissance de la multitude » pour reprendre une expression de Spinoza. Mettre la monnaie au fondement de l’ordre marchand permet donc de réintroduire la question du lien social au cœur de l’économie. Il s’ensuit une conception nouvelle de la valeur : la valeur économique est une puissance de nature sociale instituée par les jeux monétaires d’échange et de production. Au travers de cette analyse critique, je cherche à montrer que la pensée économique doit s’intéresser au collectif et à sa constitution, au lieu de considérer cette question comme déjà résolue d’emblée grâce au postulat de l’utilité universelle. La valeur économique parce qu’elle est d’abord monétaire n’est pas par nature universelle. Elle naît à l’humanité de manière fragmentée.
Cette adhésion commune à la monnaie, cette confiance monétaire qui fonde le corps social est-elle pour autant productrice de stabilité ?
Dans un monde où chaque individu est coupé de ses moyens d’existence (conformément au principe de la « séparation marchande »), seule la puissance de la valeur, investie dans l’objet monétaire, permet l’existence d’une vie sociale. Elle réunit les individus séparés en construisant un horizon commun : le désir de monnaie. Néanmoins, ce désir de monnaie est essentiellement rivalitaire. Le corps social marchand reste toujours divisé. Je reproche justement aux théories de la valeur substantielle de penser un ordre marchand toujours pacifié. Elles le font en postulant que les individus ne sont mus que par un seul affect, à savoir leur intérêt pour les biens utiles. Toutes les passions destructrices qui auraient pu poser problème sont mises de côté par hypothèse (la jalousie, l’envie, la violence d’un désir exclusif). Certes, les individus continuent à s’opposer pour s’approprier les objets marchands, mais il est fait l’hypothèse bien commode que chacun est prêt à l’échange, pourvu que le prix soit adéquat. La flexibilité postulée chez les individus fait en sorte qu’il n’existe jamais de vrais conflits. Ce qui frappe, dans l’équilibre général walrassien, ce sont précisément la sérénité et la modération des acteurs. Cependant, cette construction walrassienne n’est en rien une description adéquate de la réalité économique. Il est indispensable de prendre en compte les conflits et les insatisfactions que la séparation marchande produit nécessairement. Les individus marchands ne sont pas clos sur eux-mêmes (comme dans l’hypothèse de l’homo œconomicus), mais sont toujours en rivalité avec les autres pour la reconnaissance sociale. Posséder plus n’éteint pas le conflit mais au contraire l’exacerbe car chacun voudra désirer encore plus. Le modèle mimétique intègre cette part de violence propre aux interactions marchandes.
Si la monnaie, en tant qu’objet de confiance généralisée, est une puissance d’intégration qui lie entre eux les individus séparés, elle n’abolit pas pour autant les conflits. Elle leur donne simplement une forme sociale. Le désir de contrôler l’émission monétaire engendre de nouvelles contraintes et de nouvelles divisions qui mettent en péril la stabilité monétaire. La situation actuelle de la zone euro montre bien que la monnaie, tout en étant l’élément fondateur de la communauté européenne, produit des divisions et de l’instabilité. La monnaie doit continuellement prouver qu’elle a la confiance des acteurs, qu’elle capte à son profit la « puissance de la multitude ». Autrement dit, l’institution monétaire n’est jamais fixée une fois pour toutes. Les monnaies sont mortelles.
À partir de cette analyse, il est possible d’avancer un concept général de crise monétaire : les crises monétaires ont pour origine des séditions. Il s’agit toujours, pour certains, de proposer une nouvelle monnaie, plus conforme à leurs intérêts. Cependant, pour l’emporter, il importe que les intérêts privés, au fondement de la sédition monétaire, puissent fédérer autour d’eux une majorité d’intérêts. Dès lors, une crise monétaire est toujours une crise de l’unité. La monnaie essaie d’unifier le corps social marchand, mais ses divisions structurelles réapparaissent et certains acteurs tentent de faire prévaloir une autre monnaie. On trouve un exemple paradigmatique de cette idée dans le phénomène d’hyperinflation qui a ébranlé l’Allemagne dans les années 1920 : un nouveau consensus politique s’est constitué en novembre 1923 autour des classes possédantes, qui ont inventé une nouvelle monnaie, le Rentenmark, monnaie qui a remplacé le mark existant. Cette analyse permet de montrer que le corps social marchand doit être compris à travers un mouvement dialectique d’unité et de divisions.
Le politique et la monnaie
Aujourd’hui, à travers les crises financière, économique et monétaire, le pouvoir politique semble subordonné à celui de l’argent. Comment s’articulent donc les rapports entre le politique et la monnaie ?
Comme je l’ai exposé précédemment, l’institution de la monnaie se fonde sur un affect commun, un investissement collectif dans une monnaie acceptée par tous. La puissance de la monnaie – on peut même parler de « souveraineté monétaire » – se révèle dans cette puissance de la multitude. Dans ce modèle, l’ordre politique n’est pas présent. La confiance monétaire est un phénomène sui generis qui naît des besoins de l’échange. Si cette analyse est exacte, elle contredit les thèses chartalistes4 qui énoncent que la monnaie est une création de l’État. Au contraire, selon moi, la monnaie est autonome à la fois de l’État et du capitalisme. La confiance monétaire s’oppose à ces deux pouvoirs : le pouvoir du capital (entendu comme la possession privée des moyens de production) et le pouvoir de l’État. Pourtant, ces deux pouvoirs ne peuvent être indifférents aux conditions monétaires. Ils ont besoin impérativement d’avoir accès à l’émission monétaire car, fonctionnellement, cette ressource leur est indispensable. Il s’ensuit une propension perpétuelle de ces deux pouvoirs à capter le pouvoir monétaire pour leur propre compte. Cependant, dans les deux cas, ils ne peuvent parvenir à totalement l’instrumentaliser car la monnaie repose sur une confiance collective dont les conditions leur échappent. Telle est la source ultime des crises monétaires. Ainsi, au cours des deux derniers siècles, l’État a tenté à de nombreuses reprises d’utiliser la monnaie. Elle y arrive jusqu’à un certain point mais cette politique trouve ses limites dans le fait que le corps social se met à la recherche d’une nouvelle monnaie plus apte à exprimer la confiance collective. Pensons aux assignats ou à l’hyperinflation allemande. Le rapport entre la souveraineté politique et la souveraineté monétaire est donc un rapport conflictuel. Ce sont deux formes d’expression distinctes du collectif, deux puissances autonomes qui doivent coexister. De même, la situation contemporaine nous montre un capitalisme financier qui cherche à faire prévaloir sa propre conception de la valeur en émettant des actifs financiers liquides. Cette circulation financière entre en contradiction avec la circulation monétaire. Lorsqu’il n’existe pas une banque centrale qui vient faire respecter la domination de la monnaie sur les actifs financiers, comme c’est le cas dans la zone euro, on entre dans une période de fortes turbulences car les deux pouvoirs s’affrontent pour savoir qui l’emportera.
Cette conception de la monnaie souveraine que je défends s’oppose radicalement à la conception instrumentale qui prévaut dans la pensée libérale. Pour celle-ci, il n’est qu’un mode d’action légitime : la concurrence par les prix. Or, pour que la concurrence fonctionne pleinement, il importe que la monnaie n’intervienne pas, qu’elle ne soit qu’un pur instrument qui ne vienne pas perturber la loi concurrentielle. Partant, l’objectif principal des penseurs libéraux en matière d’institution monétaire est d’immuniser l’économie réelle contre ces « perturbations » dont la monnaie est un vecteur privilégié. Ils cherchent à faire taire la monnaie car, quand la monnaie parle, elle exprime le collectif – ce qui va à l’encontre des valeurs individualistes sur lesquelles l’économie libérale se fonde. Jacques Rueff a d’ailleurs cette formule significative : « La monnaie doit être muette. » En conséquence, la pensée libérale prône une politique de neutralisation de la monnaie. Cette neutralisation a pris des formes diverses. Jacques Rueff propose le modèle de l’étalon-or dans lequel le lien à l’or assure que la monnaie est gérée au travers d’un pur mécanisme, sans intervention du politique. Milton Friedman, lui, est partisan de la constitutionnalisation de la règle d’émission monétaire. À nouveau, il s’agit de radicalement dépolitiser la monnaie. Désormais, l’offre de monnaie suit une loi immuable, sans intervention des pouvoirs publics. L’indépendance des banques centrales constitue le modèle qui actuellement prévaut. Il met l’émission monétaire dans les mains du banquier central et interdit toute influence politique à son endroit. Néanmoins, l’histoire économique montre qu’aucun de ces modèles n’a jamais fonctionné. Aucune barrière ne peut interdire à la souveraineté politique de faire connaître sa supériorité quand le besoin s’en fait sentir. On en a observé la forme la plus brutale en Argentine lorsque son gouvernement décida de mettre un policier devant la porte de la Banque centrale pour en interdire l’accès à son gouverneur qui ne voulait pas se plier à l’autorité politique ! Conscient de ce fait, Friedrich Hayek, dans Denationalization of Money, propose en conséquence de conduire la neutralisation monétaire jusqu’à son terme logique : la suppression pure et simple de la monnaie et son remplacement par un système de libre concurrence entre moyens de paiement privés. C’est l’incomplétude de cette pensée instrumentale de la monnaie qui neutralise toute expression de l’ordre collectif et institue un mécanisme d’échange antimimétique, qui nous éclate à la figure aujourd’hui dans la crise européenne.
Économie et sciences sociales
Dans votre livre, et plus spécifiquement dans le chapitre 5, vous critiquez le fait que l’économie soit enfermée dans un cadre monodisciplinaire et ne se construise pas en résonance avec les autres sciences sociales. Comment s’articulent aujourd’hui les relations entre les sciences sociales et l’économie ? D’une part, les sciences sociales ne sont-elles pas elles-mêmes happées par le modèle économique dominant ? Et d’autre part, comment les sciences sociales pourraient-elles être le vecteur d’un changement épistémique au sein de la discipline économique ?
Lorsque survient la crise des subprime en 2007-2008, la théorie économique néoclassique est à l’apogée de son succès. Son rayonnement est considérable. Elle est incontestablement la reine des sciences sociales, la seule qui ose rivaliser avec les sciences de la nature. Le modèle de la rationalité instrumentale qui lui est propre a été étendu à la sociologie, à l’anthropologie, à la science politique, et même au droit. Dans ce contexte, mener une critique du modèle économique dominant, et plus encore chercher dans les sciences sociales les bases d’un nouveau paradigme, est des plus incertains. D’une part, il est difficile de trouver des alliés du côté des sciences sociales, dans la mesure où, comme nous l’avons dit, elles sont elles-mêmes contaminées par le paradigme néoclassique. D’autre part, l’économie est devenue tellement mathématisée et complexe que les chercheurs en sciences sociales qui restent fidèles à leur tradition sociologique ont tendance à abandonner l’économie aux économistes. Il s’ensuit un affaiblissement notable des approches critiques en économie. Sans l’aide de la sociologie, de l’histoire ou de l’anthropologie, elles sont menacées de disparition rapide.
Le surgissement de la crise des subprime a provisoirement stoppé cette évolution sans l’inverser. Il faut dire que le choc a été d’une extrême brutalité. L’économie néoclassique qui avait défendu bec et ongles la théorie de l’efficience financière, qui n’avait cessé de dire que la dérégulation financière était une bonne chose car elle permettait la création d’un système bancaire et financier parfaitement stable, s’est trouvée démentie massivement par la réalité. Il faut garder à l’esprit que, par exemple, la titrisation était perçue universellement avant 2007 par les économistes comme le moyen permettant d’en finir avec les crises bancaires alors même qu’elle en a été le catalyseur ! Il ne s’agit pas d’une petite erreur ! En conséquence, la faillite de Lehman Brothers a provoqué, sur le moment, une grave crise de légitimité au sein de la discipline économique. Cependant, aujourd’hui, trois années ont passé et, de toute évidence, les économistes ont choisi de conserver le même cadre conceptuel. L’idée domine qu’il convient de préserver les acquis : « Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. » Les étudiants sont d’ailleurs les premiers surpris de voir que les enseignements n’ont pas évolué. Ils sont restés identiques à ceux qui étaient professés avant la crise. Rien ne bouge qui ne soit à la hauteur de ce qui s’est passé. Je plaide au contraire pour une refondation au sens où je crois que ce sont les conceptions de base qui demandent à être modifiées, à savoir la valeur utilité. Il est clair que c’est là une mutation drastique, d’une ampleur équivalente à ce qu’a été la « révolution marginaliste » à la fin du xixe siècle lorsque la valeur travail a été abandonnée au profit de la valeur utilité.
Par ailleurs, cette refondation suppose également que soit révisée la conception qui prévaut selon laquelle l’économie serait une science expérimentale comme les autres, c’est-à-dire une science qui s’applique à décrire la réalité telle qu’elle est. En effet, l’observation de la pratique des économistes dément formellement cette idée. Il apparaît que l’économie s’intéresse bien plus à définir ce qui devrait être qu’à analyser ce qui est. Partant, je récuse la thèse poppérienne de l’unité de la science, selon laquelle sciences de la nature et sciences sociales partageraient une même épistémologie. Déjà, au début du xxe siècle, les durkheimiens soulignaient à quel point l’économie était éloignée de la méthode expérimentale. Ils n’ont pas été entendus. Il faut s’interroger sur les raisons d’une telle situation. Les historiens qui se pencheront sur la période d’avant 2006 souligneront combien les économistes ont été actifs dans la promotion de la financiarisation de l’économie. C’est Ben Bernanke qui notait en août 2007 que le marché hypothécaire étatsunien était devenu semblable au marché décrit par les manuels d’économie. Cela n’est pas sans poser de problème lorsque les manuels se trompent fortement. On serait tenté de dire, à rebours de Marx, que les économistes ont jusqu’à maintenant eu trop tendance à transformer le monde, et qu’on souhaiterait désormais qu’ils prennent plus de soin à l’interpréter.
De l’État souverain à l’État soumis
La crise des dettes souveraines pose la question de l’État. La conception hégélienne de l’État qui prévalait dans la période de l’après-guerre définit l’État comme une unité rationnelle qui se fonde sur des principes universels objectifs. Elle prône donc une société économique rationalisée par l’État. Or, aujourd’hui, les États ont libéré le processus économique et sont, en ce sens, les artisans de leur propre affaiblissement. Comment qualifieriez-vous ce nouveau rapport entre économie et politique ? Peut-on parler d’un assujettissement du politique à l’économie ? Et cette analyse peut-elle nous éclairer sur la crise que l’Europe traverse aujourd’hui ?
Le principal problème vient du fait que l’État est désormais concurrencé en matière d’évaluation stratégique par la finance. L’État a abdiqué ce pouvoir d’évaluation – y compris de ses propres dettes – au profit de mécanismes extérieurs (agences de notation, marchés financiers). Il a même intériorisé cette perte. Dès lors, contrairement à l’État hégélien qui constituait la finalité universelle du processus économique, l’État est aujourd’hui soumis au processus; il est dans le processus lui-même. L’évaluation est confiée aux marchés financiers au nom de leur aptitude supposée à produire une valorisation juste des activités productives (théorie de l’efficience financière). Or, force est de constater que ce système ne fonctionne pas du tout. Les taux d’intérêt sur les dettes publiques européennes nous en fournissent une illustration exemplaire. Les marchés n’ont cessé d’être dans l’erreur. En effet, entre les années 2002 et 2007, on a vu les taux d’intérêt de tous les pays de la zone euro converger au même niveau, que ce soit pour l’Allemagne ou pour la Grèce. Le fait que de fortes hétérogénéités entre ces pays perduraient n’a pas été pris en compte. En conséquence, les marchés n’ont pas joué leur rôle qui était de mettre en garde contre l’endettement excessif. Inversement, aujourd’hui, la très forte divergence des taux entre les pays de la zone euro n’est pas justifiée. Elle est trop grande au regard des risques réels de faillite et conduit certains pays à mener des politiques de rigueur budgétaire infondées. Dans tous les cas, on constate que les niveaux atteints par les taux d’intérêt ne nous livrent en rien une juste évaluation. Il est donc extrêmement dangereux de mettre au pilotage de nos économies des prix financiers dont on observe qu’ils ne sont pas de bons signaux de la réalité économique. Il est indispensable de conduire une critique de l’évaluation de marché.
Dans le cadre des économies développées, un acteur a été spécialement créé pour encadrer les marchés financiers et leurs évaluations : les banques centrales. Au xxe siècle, les banques centrales, qui étaient jusque-là des banques de statut privé, se constituent peu à peu comme des instruments de la politique monétaire afin de réguler le système bancaire. Elles sont supposées intervenir pour aider des institutions qui, bien que solvables (dont l’actif est supérieur au passif et qui sont donc en capacité de rembourser leurs dettes), ne trouvent plus de liquidités sur le marché car personne ne veut leur en prêter. Les banques centrales ont alors une mission de « prêteur en dernier ressort ». Cette doctrine reconnaît aux banques centrales un pouvoir de valorisation autonome afin de réparer les défaillances du marché. Plus concrètement, alors que le marché juge une institution financière insolvable et refuse de lui prêter, la banque centrale va la soutenir au nom d’une évaluation contraire. Aujourd’hui, cette situation se retrouve dans de nombreux pays : les États-Unis, le Japon, l’Angleterre ont eu recours à leur banque centrale pour qu’elle rachète de la dette publique. En conséquence, ces pays bénéficient de taux d’intérêt très faibles sur les marchés alors même que leurs dettes sont pires que celles des pays européens à tous les niveaux (en ratio de dette sur Pib et en niveau de déficit public). L’Italie, pour prendre un exemple parmi d’autres en Europe, est indéniablement solvable, mais les marchés financiers continuent d’accroître les taux d’intérêt sur sa dette. Dans ces conditions, la Banque centrale européenne devrait intervenir afin de rectifier les évaluations du marché qui sont davantage l’effet d’une panique généralisée que le résultat d’une analyse rationnelle. Mais les dirigeants européens – l’Allemagne au premier chef – refusent d’utiliser ce pouvoir de la banque centrale. En ce sens, ils poussent à l’extrême leur impuissance à valoriser. Deux raisons principales sont avancées pour justifier ce refus. D’une part, la monétisation de la dette ferait courir un danger inflationniste à l’euro. Cet argument ne me semble guère sérieux tant nous sommes loin d’une situation d’hyperinflation. « Ce n’est pas parce qu’on peut se noyer dans de l’eau qu’il faut refuser un verre d’eau quand on a soif. » D’autre part, les marchés auraient la puissance de contraindre les pays déficitaires à s’adapter, tandis que, si la Banque centrale européenne rachetait la dette des États, ceux-ci pourraient alors faire ce qu’ils veulent en toute impunité. Ce second argument est très inquiétant car il révèle le cœur du problème européen : on ne croit plus au politique, on ne lui fait plus confiance pour régler la vie collective des nations européennes; on lui préfère les marchés. La difficulté de l’Europe à exister en tant que corps politique, l’absence d’une souveraineté européenne se traduisent aujourd’hui, via la crise de la dette, par une impuissance monétaire. Or, la monnaie est finalement la seule institution européenne qui produise du collectif.
En conclusion, le rapport entre économie et politique s’articule autour de deux problèmes. Tout d’abord, le capitalisme financiarisé a imposé, depuis une trentaine d’années, l’évaluation financière au détriment de l’État. Le politique a abdiqué de son pouvoir d’évaluation et s’est habitué à s’en remettre aveuglément aux estimations des marchés. Cet empire de la valeur financière doit être radicalement remis en cause. La définanciarisation, dont je suis partisan, repose sur la constitution de pouvoirs d’évaluation indépendants des marchés, capables de s’inscrire dans des projets conformes à l’intérêt collectif. Aujourd’hui, les banques centrales constituent une force d’opposition contre l’évaluation des marchés. Mais encore faut-il accepter de l’utiliser. Le second problème, propre à l’Europe, est la reconnaissance de son impuissance à produire une pleine souveraineté politique européenne. J’ai l’impression que l’on est entré dans une ère postdémocratique, dans laquelle l’intergouvernementalité a supplanté la délibération politique. Ce modèle ne peut pas fonctionner car, à mes yeux, une vie démocratique équilibrée ne peut s’épanouir que dans le cadre d’une souveraineté politique, garante de l’intérêt général.
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Directeur de recherche au Cnrs, président de l’Association française d’économie politique (Afep), il est l’un des coauteurs du Manifeste des économistes atterrés (Paris, Les liens qui libèrent, 2010) et vient de publier l’Empire de la valeur. Refonder l’économie (Paris, Le Seuil, 2011).
- 1.
Émile Durkheim, « Débat sur l’économie politique et les sciences sociales », extrait du Bulletin de la société d’économie politique de 1908, p. 64-73. Reproduit dans E. Durkheim, Texte 1. Éléments d’une théorie sociale, Paris, Minuit, 1975.
- 2.
Ibid., p. 225.
- 3.
John Maynard Keynes, « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », Essais sur la monnaie et l’économie, Paris, Payot, 1978, p. 138; cité par A. Orléan, l’Empire de la valeur…, op. cit., p. 151.
- 4.
Le chartalisme est un courant analytique initié par Georg-Friedrich Knapp au début du xxe siècle, réactivé depuis quelques années sous l’impulsion de travaux qui s’attachent à souligner les liens établis entre État et monnaie.