Données personnelles : la fragile garantie de la « vie privée »
Écoutes téléphoniques, murs truffés de micros, espionnage d’État : il ne faut pas se laisser tromper par le faux air de guerre froide de l’affaire qui a tendu les relations entre l’Europe et les États-Unis avec les révélations d’Edward Snowden sur le programme de surveillance Prism, mis en œuvre par l’agence nationale de sécurité (Nsa), les renseignements pilotés par le ministère de la Défense américain. Rien d’inquiétant, nous disent les experts : ce sont de petites agaceries qu’on se permet, même entre alliés, même en temps de paix. Et la France, pas si naïve, n’est pas en reste, notamment en matière d’espionnage industriel. Par-delà les mécontentements diplomatiques de façade, il n’y a donc en réalité ni surprise ni brouille, comme en atteste l’ouverture des négociations d’un nouveau traité de libre-échange transatlantique.
Pourtant, il ne faut pas se rassurer trop vite et se croire dans un drôle de remake de John Le Carré, car la surveillance change de volume et de nature à l’heure des données numériques. Mais pourquoi le moissonnage à grande échelle des métadonnées qui livrent à notre insu les informations utiles sur tous nos usages des moyens de communication (téléphones fixes et mobiles, messageries électroniques, réseaux sociaux, sites de partage de fichiers, achats en ligne…) nous fait-il entrer dans une autre ère ?
Avec les nouvelles technologies, tout semble conforter le consommateur roi. Les institutions ne peuvent plus imposer de comportements ni de contenus aux internautes. Ce sont eux, au contraire, qui s’emparent à leur fantaisie des nouveaux outils participatifs de communication. Ce sont les usagers qui créent le contenu diffusé par les nouveaux champions industriels géants nés aux États-Unis : ils mettent leurs vidéos en ligne sur YouTube, leurs photos sur Instagram, leur quotidien sur Facebook, leurs déplacements sur Foursquare. Cette appropriation des outils numériques a un potentiel libertaire dont la force s’est imposée lors des révolutions arabes : on n’arrête plus la demande de liberté d’expression à Tunis ou au Caire à l’heure de Twitter et des réseaux sociaux.
Pourtant, cet individu en réseau laisse aussi des traces qui sont désormais stockées : requêtes sur Google ou achats sur Amazon en disent beaucoup plus sur lui-même qu’aucun publicitaire – ou aucun policier ! – n’en a jamais rêvé. On a donc célébré trop vite la complicité heureuse des géants du net et des libertés individuelles, car les consommateurs n’ont guère de contrôle sur l’usage qu’on fait de leurs traces numériques. Les données personnelles ont une grande valeur marchande et représentent un marché prometteur ! Plutôt qu’un individu roi, on voit s’imposer des entreprises reines qui disposent d’un potentiel d’information gigantesque sur leurs clients. Les États se demandent donc comment contrôler l’usage commercial des données personnelles, ce qui s’est révélé aussi difficile que de faire payer l’impôt à ces sociétés multinationales, aussi inventives dans l’optimisation fiscale que dans l’innovation technologique.
Mais au moment même où l’on s’inquiète de la faiblesse des États devant les nouveaux géants du numérique, on découvre, avec le programme Prism, que les États-Unis et la France, entre autres, contraignent ces entreprises à leur fournir les données et métadonnées qu’ils souhaitent récolter sur des particuliers, y compris leurs propres citoyens ! La raison d’État n’était donc pas oubliée… Et notre individu en réseau livre lui-même, le plus naïvement du monde, les informations qui permettent de retracer, par l’entrecroisement des données et une capacité de stockage encore jamais atteinte, les possibilités d’explorer sa vie privée.
Qui l’emporte, finalement ? L’individu, le marché, les États ? Les technologies vont vite mais il n’y a pas de point de non-retour : la capacité de surveillance des États s’accroît, l’exploitation commerciale des données personnelles ne fait que commencer mais les individus sont mieux reliés les uns aux autres et y gagnent un pouvoir inédit. Cependant, les règles juridiques actuelles sont débordées et les « limites de la vie privée » se révèlent une bien faible protection contre toutes les « grandes oreilles », publiques ou privées, qui ont la possibilité de suivre chacun d’entre nous à la trace.