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Dans le même numéro

Uber et les taxis : qui doit s'adapter ?

août/sept. 2015

#Divers

La question numérique reste une inconnue pour les politiques et les décideurs. En témoigne le néologisme « ubérisation », qui est censé résumer le nouveau défi lancé à nos économies. On pointe ainsi du doigt une entreprise au lieu d’essayer de décrire un phénomène qu’on ne comprend pas. On cherche à mettre un mot sur un changement de paradigme économique qu’on refuse d’étudier alors qu’il produit ses effets depuis plus d’une trentaine d’années. On dramatise une situation pour éviter de l’analyser.

Où va l’économie du partage ?

On voit ainsi se mettre en place, à l’occasion du conflit entre les taxis et la société Uber en France, une stratégie visant à tirer argument des résistances au numérique pour provoquer des transformations sociales qui relèvent plus des recettes traditionnelles de dérégulation libérale que du soutien à l’innovation. Certains proposent par exemple de réformer l’Éducation nationale pour favoriser les Moocs, ou la protection sociale pour favoriser le volet commerçant de l’économie du partage. Le danger est de lâcher la proie pour l’ombre en croyant favoriser des solutions prétendument innovantes parce que numériques, tout en abandonnant de vraies réussites, comme la Sécurité sociale ou le financement de la culture. D’autant que reporter la faute sur les piliers de la société française et européenne, c’est aussi une façon d’éviter de se poser la question très simple du financement de ces start-up – à laquelle personne n’a en réalité envie de consacrer ni temps, ni effort, ni argent. À vrai dire, on aurait presque l’impression que certains acteurs de l’économie ont tellement peur d’investir dans ce secteur qu’ils s’en remettent à la pensée magique pour faire comme si la réussite de ces sociétés relevait de mécanismes nouveaux auxquels eux-mêmes n’auraient aucun accès et dont il faudrait forcément avoir peur.

L’ubérisation, c’est le numérique pour les nuls. La crise n’a rien de soudain. Une première grève des taxis a eu lieu l’année dernière, un rapport parlementaire a été rédigé par Thomas Thévenoud, une loi ad hoc a même été votée pour résoudre le problème. Et de toute façon, ces questions devraient déjà être maîtrisées par n’importe quel dirigeant ou analyste depuis l’apparition de Napster en 1999 ou de Wikipedia en 2001. Face à la question numérique, les politiques et les dirigeants français et européens donnent l’impression de repartir de zéro, comme si tous ces modèles venaient d’apparaître.

Que fait l’économie du partage ?

L’économie du partage recouvre de nombreuses réalités. Elle met en relation des offreurs de services avec un public le plus large possible – dans la version commerçante représentée par Uber, elle crée des places de marché à un prix attractif permettant d’optimiser l’offre et la demande. Elle sait s’adapter à la régulation pour étendre l’offre en rendant possibles de nouveaux usages – permettant par exemple de contourner les limites à la création de nouveaux « taxis » en exploitant la réglementation des voitures de transport avec chauffeur (Vtc), ou, dans le cas de Napster, de diffuser des contenus en ligne sans crainte de la contrefaçon grâce à la notion d’hébergeur. Elle offre des avantages économiques conséquents en favorisant le développement de l’économie informelle au niveau des particuliers et en permettant une certaine optimisation fiscale au niveau des entreprises1.

Concrètement, l’économie du partage se traduit par une explosion de l’offre à destination du grand public : taxis, chambres d’hôtels, gardes d’enfant, livraisons de repas, etc. Elle amène sur le marché des biens et du travail qui seraient autrement restés inexploités. Le tout en garantissant des prix suffisamment bas pour s’assurer de créer simultanément la demande.

Autrement dit, l’ubérisation se fait d’abord au bénéfice du consommateur – il faut s’en souvenir face à la litanie des sanctions et des propositions de régulation suggérées par les industriels et les politiques. Elle permet à une catégorie de la population de profiter de services auxquels elle n’avait pas accès précédemment. L’impact est rude pour les acteurs historiques, qui voient leurs services comparés à d’autres, plus modernes, moins chers, et souvent de bien meilleure qualité.

Ces nouveaux entrants comme Uber, Heetch ou 1001 Pharmacies sont peut-être de jeunes start-up dont les fondateurs ne maîtrisent pas les marchés auxquels ils s’attaquent, mais ils savent faire preuve de créativité juridique pour générer des marges d’autant plus intéressantes qu’elles toucheront désormais le grand public. Leurs modèles sont riches de promesses pour les investisseurs parce qu’ils sont les seuls à proposer un élargissement de l’assiette de leur activité, et non pas seulement une optimisation de leur métier par la réduction des coûts ou la diminution de la qualité.

Mais ce jeu est risqué dans la mesure où les services qu’ils proposent ne sont viables que dans le cadre de leur interprétation personnelle de la régulation au regard des innovations apportées par le numérique. Les applications de Vtc ont beau jeu d’expliquer qu’elles échappent aux cotisations sociales dans la mesure où les chauffeurs qu’elles font travailler ne sont pas des salariés. Ce n’est pas ce que pense l’État de Californie, qui essaye d’en requalifier certains en contrats de travail.

La nature de l’activité de ces nouveaux entrants n’est pas fondamentalement différente de celle des entreprises qu’ils se proposent de remplacer. Certes, de nombreux aspects de la régulation préexistante sont rendus obsolètes par l’innovation technologique – par exemple les bornes de taxi ou le concept de « maraude ». Mais faut-il vraiment considérer que Airbnb est si différent de Accor ? Leur façon de s’inscrire en marge des règles sociales relève plus d’une façon de tester les limites du système tant que leur taille les y autorise, avant de l’intégrer au fur et à mesure qu’ils créent de l’emploi et de l’activité.

S’adapter ou attendre ?

La question qui se profile donc en arrière-fond du débat actuel est de savoir s’il faut adapter la société à ces nouveaux acteurs pour leur permettre de déployer des valeurs en apparence plus originales et plus positives que celle de leurs prédécesseurs. Ou si leur approche ne correspond qu’à une simple stratégie de marché et qu’il faut prévoir de leur demander de s’adapter à la société une fois passée leur période de développement et de création d’activité. Autrement dit, faut-il considérer que les chauffeurs Uber sont des salariés qui doivent bénéficier de la protection sociale ? Ou faut-il réinventer la protection sociale pour l’adapter à des autoentrepreneurs ou des associés de micro-entreprises fonctionnant grâce à une logique de plate-forme ?

Il faut reconnaître que la question n’est pas si simple. Les commerçants qui revendent sur Ebay sont assez nettement indépendants et tiennent à le rester. À l’inverse, les volontaires qui modèrent les forums de Reddit ont récemment tenu à revendiquer un véritable droit de grève pour faire valoir leur existence. Un niveau élevé de protection sociale ne représente pas non plus forcément un repoussoir pour le monde du numérique. Si le fondateur de Boing Boing, Cory Doctorow, a décidé de déménager de Londres à Los Angeles, ce n’est pas pour échapper aux règlements européens qui freineraient son activité, mais pour bénéficier de normes de protection sociale qui sont désormais meilleures en Californie qu’au Royaume-Uni.

Le risque n’est-il pas que le numérique serve seulement de prétexte pour justifier des réformes sociales et juridiques de grande ampleur qui dépasseront de loin les besoins réels de l’innovation entrepreneuriale dans le monde numérique ? L’ubérisation ne serait alors qu’une version de There Is No Alternative (Tina), c’est-à-dire dire la dérégulation au nom des « réformes de modernisation ». Le succès des Google, Apple, Facebook, Amazon (Gafa) en Europe est pourtant la preuve que les entreprises du secteur n’ont pas besoin qu’on détricote les règles fondamentales de la société pour se développer. Elles sont même la démonstration qu’on peut réussir à transformer positivement la société sans procéder nécessairement à des réformes structurelles contestables. Ebay, Wikipedia et leurs comparses n’ont par exemple pas attendu les réformes du Code du travail pour commencer à créer de l’emploi, de l’activité et de la valeur.

L’arrivée des acteurs de l’économie du partage n’est ni un bienfait ni une malédiction mais un sujet qu’il faut traiter concrètement. La métamorphose numérique ne laisse pas forcément un champ de ruines sur son passage. La révolution MP3 n’a pas anéanti le droit d’auteur. Le logiciel libre n’a mis fin ni au brevet ni au logiciel propriétaire. Et de toute évidence, l’arrivée de YouTube n’a pas signé la disparition des séries télévisées.

Pour une politique du numérique

Face à ces questions, l’impression générale est celle d’une impréparation coupable. Les politiques et dirigeants français et européens devraient consacrer beaucoup plus de temps à la question numérique, chercher à désigner les bons services, à faire des choix sur les usages à privilégier ou à empêcher. À défaut de prendre le temps de cette réflexion, le momentum technologique finira par restreindre les options possibles et imposer des choix qui seront soit dictés par la technologie, soit par les intérêts de ceux qui auront su exploiter la transition en cours.

Cette réticence des élites françaises et européennes à s’emparer du numérique tient pour beaucoup à leur vision de la technologie comme une relation technicienne entre une personne qui serait le maître et des outils qui seraient ses esclaves. L’ubérisation renvoie alors à la peur d’être renversé par des serviteurs – les siens ou ceux des autres.

Mais l’analogie entre le maître et l’esclave ne débouche pas seulement sur une impasse éthique et morale, elle se révèle fausse et échoue à nous offrir des pistes de travail. Notamment, elle ne permet pas de répondre à la question de l’investissement et de l’effort nécessaire à consacrer à ce sujet. Elle passe complètement à côté de l’engouement qui traverse la société américaine et la jeunesse sur cette question depuis trente ans. Elle crée un faux sentiment de sécurité en laissant croire que des régulations pourraient suffire à contenir les masses d’énergie en talent et en argent déversées par les innovateurs de la Silicon Valley et du monde entier.

Reste alors le laisser-aller, voire le soutien à l’accélération de ces changements. Sauf que supprimer des emplois ne va pas automatiquement se traduire par leur réallocation vers des tâches plus intéressantes. Et que confier nos problèmes économiques et sociaux à des algorithmes ne les rendra pas plus supportables. Le numérique ne va pas forcément dans le sens du mieux-disant, ni même dans celui du progrès.

Dans son prologue à la Condition humaine, Hannah Arendt soutenait que la question technologique était d’abord une question politique. Le développement de l’ubérisation ne peut être acceptable que s’il est accompagné par un important travail sur le sens à lui donner, et ce d’autant plus quand la technologie fait système, se répand et devient impossible à contourner. Se révèle alors un véritable projet de design politique et sociétal dans lequel le plus difficile n’est peut-être pas d’apprendre à se servir du numérique, mais d’apprendre à s’en passer – comme les architectes ont appris à maîtriser leur usage de la conception assistée par ordinateur (Cao) depuis les années 1980.

Constatant que c’est encore l’homme qui fait la machine, le conseil d’Arendt était alors fort simple : il faut réfléchir à ce qu’on fait.

  • 1.

    Voir le numéro d’Esprit de juillet 2015, « Le partage, une nouvelle économie ? ».