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Le virus du conspirationnisme

novembre 2015

#Divers

Il faut comprendre l’émergence de la culture conspirationniste pour y répondre. Celle-ci obéit aux mêmes mécanismes qu’un virus : une fois activé, il se propage en cascade et finit par menacer la santé du corps social. Il importe donc de bien repérer les responsabilités des entrepreneurs du complot et de protéger leur public en améliorant nos institutions sociales de la connaissance.

Aristote a lavé le cerveau du monde occidental pendant 2 500 ans. La croyance inconsciente et implicite de la plupart des Occidentaux est qu’il existe une carte qui représente exactement la réalité. Chaque Occidental est persuadé que c’est lui qui a la chance de la posséder. La guérilla ontologique implique, selon moi, de secouer cette certitude.

Robert Anton Wilson, The Illuminati Papers

La vérité est ailleurs.

Chris Carter, X-Files

Un nouveau phénomène est à l’œuvre depuis les années 1990, et surtout depuis le 11 septembre 2001. Des millions de Français et des centaines de millions de citoyens du monde entier partagent aujourd’hui entre eux des informations fausses et dangereuses qui n’ont d’autre objectif que de nuire à d’autres citoyens. Au mieux, elles sont ridicules et prétendent par exemple que le monde serait dirigé par une race humanoïde de reptiliens vivant sous terre et dont les descendants hybrides auraient pris la place des principaux dirigeants de notre planète. D’autres singent la démarche du scepticisme scientifique et se demandent si les astronautes américains sont vraiment allés sur la Lune à l’occasion des missions Apollo. Beaucoup cherchent à blesser. L’élection de Barack Obama a permis de voir naître le mouvement des birthers qui partagent des documents d’identité falsifiés à seule fin de prétendre que leur nouveau président ne serait probablement pas américain et qu’il devrait donc être renversé. Toutes les peurs s’expriment. Des sites internet véhiculent l’idée que les vaccins n’existeraient que pour affaiblir la population en lui inoculant des maladies qui la rendront plus malléable. Les cibles deviennent communautaires. Les négationnistes qui soutenaient que les camps de concentration n’ont jamais existé ont désormais essaimé chez ceux qui prétendent que personne n’aurait crié « mort aux juifs » pendant les manifestations de l’été 2014 où plusieurs synagogues ont été directement menacées. Et si finalement Ahmed Merabet, le premier policier tué dans ­l’attaque de Charlie Hebdo, n’avait été qu’un acteur installé là par des services secrets étrangers pour tromper le peuple ?

Ce nouveau phénomène, c’est celui de l’émergence de la culture conspirationniste. Il faut en comprendre les sources et les mécanismes avant d’examiner les réponses qui pourraient y être apportées.

Le réactionnaire conspirationniste, enfant maudit de la communication

Le premier point est un paradoxe très traditionnel : le numérique a ouvert à tous la possibilité de participer au débat public, mais la plupart des gens ne disposent pas d’informations directes sur les événements qu’ils commentent. La tentation est forte de céder au simplisme. Plutôt que de chercher à comprendre, il est plus facile d’attribuer des raisons artificielles, mais qui correspondent à des mécanismes que le public a connus dans le passé ou dans la fiction.

Joue alors le mécanisme dit de la « viralité ». Une fois ces explications fournies, elles se propagent entre individus, brouillant leur compréhension des événements et leur désignant souvent le bouc émissaire que leur culture ou leur histoire leur commandent justement de montrer du doigt.

Contrairement au sentiment qu’il inspire chez ceux qui s’y complaisent, le conspirationnisme n’est donc ni un progressisme, ni le pinacle de l’attitude sceptique. C’est au contraire la forme la plus abâtardie de la réaction, mais aussi la plus moderne. Son impact ne se limite pas au champ du commentaire sociétal. Ses conséquences sont politiques et ses victimes sont réelles. Fonctionnant par des mécanismes de cascade, son poids est lourd sur la société et les individus. Il peut conduire ses défenseurs à la radicalisation ou à la violence. Il peut détruire ses cibles en niant leur existence en tant que personnes. Et ces effets s’accroissent en même temps que la place des réseaux informationnels dans la société. Ceux qui ­véhiculent ces idées et ceux qui les croient participent directement à l’hystérisation du débat public, ainsi qu’à l’émergence d’une forme de fatigue cognitive généralisée, vécue comme une peine de plus en plus lourde par ­l’ensemble des citoyens. La question est de savoir comment réagir, à tous les niveaux.

Fiction et conspiration

Le conspirationnisme est sur toutes les lèvres. Mais comment fait-il pour prospérer ? Cette logique de remise en question permanente des faits, des témoins et de la réalité fascine d’autant plus qu’elle est l’une des façons les plus efficaces de raconter des histoires. Avant d’être une méthode de manipulation de la multitude sur l’internet, le conspirationnisme est d’abord un procédé d’écriture exploité par des écrivains et des scénaristes.

Dans les années 1960, Richard Condon écrit The Manchurian Candidate où un héros du Vietnam est manipulé par les Chinois pour assassiner le président des États-Unis qu’il va rencontrer en retournant en héros dans son pays. Au tournant des années 1970 et des années 1980, Robert Anton Wilson invente le Nouvel Ordre mondial et les Illuminati ; Philip K. Dick jette un doute sur les frontières qui existent entre le réel et la fiction ; Robert Ludlum invente Jason Bourne, et Jean Van Hamme imagine XIII. Et face à des sites récents adeptes du conspirationnisme, comme Stop Mensonges qui annonce fièrement « La vérité nous libérera ! », ou Wikistrike pour qui « Rien, ni personne, n’est supérieur à la vérité », comment ne pas se souvenir du slogan phare des années 1990, celui de la série X-Files créée par Chris Carter : « La vérité est ailleurs » ?

La situation française est peut-être plus préoccupante qu’ailleurs. Les Anglo-Saxons ne parlent pas de conspirationnisme et lui évitent ainsi l’honneur d’être assimilé à tous les autres -ismes de l’histoire. Ils font référence aux conspiracy theories. C’est aussi une façon pour eux d’établir un parallèle avec la game theory et de créer ainsi un lien avec le jeu intellectuel qu’il représente pour beaucoup d’individus, une sorte de partie d’échecs imaginaire entre les gens et leur histoire.

Cette approche du conspirationnisme comme scénario de construction du monde est séduisante, mais elle fait l’économie de l’importance intellectuelle de ces théories pour leurs défenseurs. Elle passe à côté de son caractère systémique qui est à la base de sa viralité. Elle l’éloigne des questions de psychologie des foules et d’épistémologie. La traduction française « théories de la conspi­ration » n’est pas satisfaisante car elle laisse penser à une forme d’unité des conspirationnismes, faisant ainsi l’impasse sur leur impact bien plus réel que théorique.

La dilution des responsabilités

Les conséquences du conspirationnisme ne doivent en aucun cas être sous-estimées. C’est ce qu’ont compris les Américains après le 11 Septembre. Au-delà de la confusion entre la vérité, les faits, la fiction et les croyances, il crée des risques pour l’ordre public en permettant la justification de manifestations ou de mouvements qui peuvent avoir un caractère violent. Et il offre des socles intellectuels qui déterminent in fine l’action de nombreux terroristes.

Un sondage de 20021 montrait que 61 % des habitants de neuf pays musulmans interrogés estimaient que les islamistes n’avaient eu aucun rôle dans les attentats du 11 Septembre. Et les conséquences de ces errements sont immédiates puisqu’on ne cesse de répéter que la propagande djihadiste a par exemple permis de faire venir 900 Français parmi les 6 000 combattants étrangers actuellement présents en Syrie2.

Moralement, il est probablement illégitime de se poser la question de savoir si les victimes de Charlie ou de l’Hyper Cacher étaient responsables directement ou indirectement de la violence qui s’est déversée sur elles. En revanche, on peut se demander quelle était la responsabilité de ceux qui ont répandu les théories du complot, apportant ainsi un justificatif supplémentaire aux frères Kouachi et à Amedy Coulibaly.

Il est nécessaire de rappeler l’importance de la différence entre la vérité et la fiction, entre les faits et le mensonge. Il existe une responsabilité morale que beaucoup ont préféré évacuer. Il ne faut pas oublier que c’est parce qu’ils avaient été convaincus par des discours antisémites et conspirationnistes que des terroristes se sont attaqués à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher. Le problème est alors de désigner des responsables. Ce serait simple face à une publi­cation, un journal, un documentaire. C’est impossible dans un environnement hautement intersubjectif comme le sont les réseaux sociaux. Face à cette dilution de la responsabilité, il faudrait faire des choix éthiques mais radicaux, comme le conseille par exemple Eben Moglen3 qui recommande à ses étudiants de quitter Facebook, même si cela implique de renoncer à tout un volet de la vie sociale moderne.

Ou alors, il faut cesser de supposer la bonne intention et la bonne foi de ceux qui parlent sans s’intéresser aux conséquences. La crise actuelle tient pour partie à une chute intellectuelle faite de descente et de dégradation. Ceux qui devraient rassembler et offrir une vision d’ordre se complaisent dans le désordre, alors même que la violence des événements devrait porter en avant l’empathie et la raison. L’indignation ne peut pas tenir de lieu de réaction. De plateau en plateau, les uns affrontent les autres et la seule façon de réfléchir reste de le faire sous le coup de la peur – celle de la colère de son interlocuteur dans les plus mauvais débats télévisés, celle des anathèmes du présentateur qui prend désormais à la fois la place du juge et celle du philosophe, celle de la sphère intellectuelle dont les travaux s’étalent dans les manchettes, développant à outrance les analogies du combat et de la guerre, celle du politique qui exploite et instrumentalise au risque de sa propre légitimité, celle du public dont les réactions anxiogènes bénéficient aujourd’hui de la vitesse et du caractère massif des réseaux sociaux.

C’est le mauvais côté de l’histoire qui fait l’histoire. Il faut rappeler la responsabilité de ceux qui ont donné la voix aux négationnistes du 11 Septembre sans penser aux conséquences. Il faut mettre au pied du mur ceux qui ont offert de l’audience sans réfléchir aux vulgarisateurs du discours conspirationniste. Il faut avoir le courage d’exiger des comptes de ceux qui se sont trompés et qui ont trompé les autres.

Le conspirationnisme n’a rien de naturel. S’il dérive d’une série de failles épistémologiques, il est créé et nourri par ce que les gens écoutent, lisent et écrivent. C’est en voyant Emmanuel Todd expliquer que Charlie Hebdo s’est relancé grâce à des subventions du gouvernement qu’on oublie la quantité phénoménale d’abonnements et d’achats de soutien qui a été provoquée par la mort de leurs journalistes. C’est en laissant Tariq Ramadan suggérer une origine israélienne des attentats qu’on oublie les simples faits qui font le lien avec Khaled Kelkal, l’entraînement des terroristes dans des pays musulmans, leur volonté de tuer des juifs.

Mais si le conspirationnisme n’a rien de naturel, il n’est pas non plus irrationnel. Il est le produit logique d’un discours qui se répand aujourd’hui sans obstacles ni contradictions. S’il y a des théories conspirationnistes, c’est parce qu’il y a des théoriciens du conspirationnisme.

Les Français ont découvert les petites affaires de Thierry Meyssan grâce à la bonne volonté d’un Thierry Ardisson alors en mal d’interviews chocs. Ils subissent aujourd’hui celles d’Éric Zemmour grâce à la complicité d’un Laurent Ruquier qui aura attendu plusieurs années et une condamnation pour incitation à la haine raciale avant de finir par réagir4. Ils découvrent grâce à l’internet leurs successeurs que sont Étienne Chouard et ses « gentils » internautes qui noient les forums de commentaires agressifs, Alain Soral condamné en 2014 pour provocation à la haine antisémite, Al-Kanz qui exploite les réseaux sociaux pour étaler sa haine et appeler ses followers à des pogroms virtuels contre ses cibles coupables d’être juives, socialistes, laïques ou féministes.

Épistémologie des conspirationnismes

Si la situation peut paraître dangereuse en France, il faut ouvrir les yeux sur ce qu’elle représente à l’étranger. L’un des objectifs principaux d’un régime d’État de droit est de protéger la liberté de conscience, dont découlent nécessairement la liberté d’expression et la liberté d’information. Moins ces libertés sont garanties, moins les gens ont accès à une pluralité de médias, moins ils disposent d’une diversité de points de vue, et plus ils sont susceptibles d’être convaincus par n’importe qui ou n’importe quoi.

L’inventivité du conspirationnisme ne laisse pas d’étonner : Jfk aurait été assassiné par la Cia ; le virus du sida serait un outil des médecins pour manipuler la population ; le crash du vol Twa serait dû à un missile américain ; le réchauffement climatique serait une fraude destinée à augmenter les pouvoirs des gouvernements ; Martin Luther King aurait été assassiné par le Fbi ; les journalistes de Charlie Hebdo auraient été assassinés par des agents du Mossad ; les frères Kouachi n’auraient jamais existé ; les témoins n’auraient jamais été présents ; les vidéos qu’ils ont publiées seraient un outil pour manipuler la population ; aucun musulman n’aurait participé à la manifestation du 11 janvier 2015… Antisémite, négationniste, paranoïaque, réactionnaire, le conspirationnisme est un partenaire que l’on gagne à éviter.

Science paranoïaque

On définit généralement le conspirationnisme comme la volonté d’expliquer des événements historiques par la manipulation de puissances qui ont réussi à dissimuler leur rôle. Mais cette définition ne permet ni d’en décrire les rouages, ni d’en montrer les dangers. Elle risque l’amalgame avec de véritables complots comme ceux du Watergate ou du Rainbow Warrior. Et elle laisse de côté l’idée qu’il existe aussi des théories sans conséquences violentes : dans le domaine de la fiction, de la recherche, de l’enquête ou du débat d’idées. Ce qui fait la spécificité du conspirationnisme, ce n’est pas l’implication réelle ou supposée des puissants, ce sont les mécanismes cognitifs et épistémologiques qu’il utilise, ainsi que le danger et la violence qu’il engendre et véhicule.

Karl Popper est souvent cité comme ayant identifié l’un des principaux rouages du conspirationnisme : le public serait déterministe et ne croirait ni au hasard ni aux conséquences imprévues des décisions politiques et sociales. Tout doit forcément avoir été décidé par quelqu’un. Les choses ont un sens. Ce serait dans cette incompréhension de la méthode scientifique que se retrouvent de nombreux conspirationnistes qui n’ont rien à voir entre eux a priori. Ceux qui ne croient pas à la théorie de l’évolution pensent que le gouvernement américain a caché les squelettes des géants ­descendants d’Adam et d’Ève – et remplissent l’internet et les réseaux sociaux d’images truquées tendant à le démontrer. Ceux qui ne croient pas à la main invisible du marché se persuadent que des spéculateurs juifs ont manipulé les attentats du 11 Septembre – et rédigent des blogs entiers pour essayer de le justifier.

Cette analyse, fondée sur les limites intellectuelles du public, laisse insatisfait dans la mesure où les conspirationnistes ne se contentent pas de donner un sens à des événements qui n’en ont pas. De nombreux actes terroristes sont objectivement le fruit d’actions intentionnelles. Les conspirationnistes ne remplissent pas un vide épistémique en les attribuant à Israël, aux aliens ou au gouvernement. Ils se contentent simplement de mentir et de tromper sur la responsabilité des événements.

Cette différence n’est pas anecdotique et reflète l’évolution du problème depuis les années 1960. Le conspirationnisme n’est ni un biais psychologique ni un besoin intellectuel. C’est un détournement volontaire et manifeste de la vérité. Il peut profiter à certains. Il peut avoir des conséquences – y compris jusqu’à ­l’extrême. Il a des auteurs et des responsables. Et ceux-ci en retirent un bénéfice d’autant plus important que les événements qu’ils déclenchent sont des black swans, c’est-à-dire des événements qui n’auraient normalement eu aucune chance d’arriver mais dont ­l’irruption dans le réel est d’autant plus génératrice de profits pour ceux qui s’y sont préparés.

Crédulité

Tout en étant rationnels, les conspirationnistes n’en sont pas moins crédules. Et c’est le moins qu’on puisse dire. Le pouvoir qu’ils prêtent aux administrations et aux gouvernements est pourtant chaque jour démenti par les faits. Du moins dans les démocraties fondées sur la liberté de conscience. L’existence d’une presse libre et indépendante est nécessaire pour que la réalité des événements ne soit pas remplacée par une communication Potemkine. Accepter l’idée que des événements historiques aient pu être manipulés par des individus éloignés de leur réalisation, c’est accepter l’idée qu’il existe une chaîne d’individus à la fois suffisamment importante pour avoir connaissance de la conspiration et permettre sa réalisation, et suffisamment puissante pour pouvoir éteindre toute tentative de la révéler.

À prendre les choses jusqu’au bout, on en vient presque à croire que la conspiration, c’est celle de la majorité qui vous entoure et qui relie le gouvernement, les riches, les autres religions que la vôtre, les médias, les intellectuels, les organismes professionnels, les syndicats, la police, les instituts de sondage, etc. Comme le disait Robert Anton Wilson à propos des négationnistes de la Shoah :

À partir du moment où une conspiration est suffisamment puissante pour faire croire qu’il y a eu six millions de morts au cours de l’holo­causte, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout et contester également la réalité de la Seconde Guerre mondiale, ou celle de Marilyn Monroe ?

C’est la raison pour laquelle le conspirationnisme prospère dans les sociétés totalitaires, et notamment aujourd’hui dans les sociétés théocratiques. Comment ne pas douter de la doctrine officielle quand on sait qu’elle est fausse et qu’elle est imposée par la peur de la dénonciation ? A contrario, c’est aussi un outil de maintien au pouvoir. La haine d’Israël peut être par exemple présentée comme une façon de fédérer et de renforcer la mainmise des dirigeants.

À cet égard, l’Arabe du futur de Riad Sattouf est un passionnant témoignage sur son enfance dans la Syrie des Assad, toute parcourue de théories conspirationnistes fondées sur l’anti-américanisme et l’anti­sémitisme5. Si celles-ci peuvent sembler ridicules à des Occidentaux éduqués à l’histoire, à la science et à la pluralité des médias, la qualité de son travail ne laisse aucun doute sur l’impact qu’elles ont eu sur lui en tant qu’enfant et, au-delà, sur les autres enfants qui vivaient autour de lui dans cette société. Certaines scènes incroyables renvoient un écho terrible de l’actualité de la région. C’est, par exemple, son père qui lui explique que les juifs sont « la pire race qui soit », et « les amis des Américains ». Ce sont ses cousins qui le traitent de « juif » qui aurait pris « la grande maison » avec sa mère. Après ces insultes, ils rejoignent une foule d’autres enfants pour s’en prendre collectivement à un chien qu’ils battent et qu’ils finissent par balader dans la rue au bout d’une fourche. Le message est clair.

Le conspirationnisme, un confusionnisme

A contrario, l’une des premières étapes du conspirationnisme consiste justement à jeter le doute sur les institutions légitimes de l’État en les qualifiant de dictatoriales, pour aider le public à adhérer aux explications irrationnelles qu’on va pouvoir leur raconter. Dans ce cadre, accuser par exemple le gouvernement français de 2015 de ressembler à celui de Vichy, comme l’a fait Emmanuel Todd, c’est sortir de la réalité et faire le premier pas qui permettra ensuite de justifier les explications les plus folles6.

C’est d’ailleurs ce qu’il fait dans son ouvrage Qui est Charlie ? sur le 11 janvier 2015 en passant de nombreuses lignes à vanter les mérites féministes de la République indonésienne, poussant le confusionnisme au ridicule en disant : « Les hommes y vivent parfois même des heures difficiles7. » L’âge du mariage y est pourtant toujours fixé à seize ans pour les filles, voire treize ans dans certains villages. Les adolescentes sont déscolarisées. Des tests de virginité peuvent être réclamés pour entrer au lycée ou dans la police. L’État d’Aceh y pratique la charia. Les militantes féministes préfèrent rester cachées et anonymes. À ses yeux pourtant :

Un islam égalitaire, du point de vue des rapports entre les sexes, existe déjà, vécu par 250 millions d’Indonésiens8.

Face à cet écueil du confusionnisme, la lutte contre le conspirationnisme passe par la qualité des institutions de la connaissance au sein d’une société. L’éducation compte pour beaucoup. Mais aussi la presse, le débat public, le rôle des intellectuels, etc. Plus les gens sont isolés en termes de connaissance, plus ils seront à même de croire le peu d’information à laquelle ils auront accès. Un phénomène qui tend à s’accroître avec la jeunesse des participants en profitant de leur inexpérience et de leur besoin de rébellion.

Comment informer ?

Contrairement aux promesses de leurs inventeurs, l’internet et le numérique ne suffisent pas à garantir la pluralité de l’information et la liberté de conscience. Au contraire, les phénomènes de tunnel informationnel ont tendance à sur-isoler les individus en ne les nourrissant que d’informations qui correspondent d’avance à leurs préférences.

Initialement limité aux forums de discussion, cet enfermement cognitif est largement aggravé par la multiplication des réseaux sociaux, et par l’extension de leur logique à de nombreuses autres catégories ­d’outils en ligne. Les moteurs de recherche affichent des pages personnalisées. Les sites de vidéos se sont dotés d’algorithmes qui proposent des contenus sur la base des historiques de consultation. Même la presse traditionnelle est touchée puisqu’une grande part de son trafic vient des réseaux sociaux. Le New York Times a passé un accord avec Facebook pour y diffuser directement ses articles. Dans ce contexte, le passage au mobile et l’ubiquité qui en découle ne font qu’aggraver la situation.

Des solutions existent bien sûr. Dans une décision de septembre 2015, l’Autorité de la concurrence impose à Google des obligations de transparence et d’objectivité. Dans le cadre plus restreint de la lutte contre le terrorisme islamiste, le gouvernement a mis en place un site intitulé stop-djihadisme.gouv.fr. Mais quelle que soit la qualité des institutions, le conspirationnisme est par nature résistant à toutes les formes de démentis ou de contre-discours quand ils sont trop directement institutionnels. Comment leur serait-il possible de déconstruire eux-mêmes ce qui vise à les inculper ? Le conflit d’intérêts est trop apparent pour permettre d’emporter la conviction d’un public prompt à la contestation du pouvoir et au confort des explications simples.

Assainir la société informationnelle

La théorie de l’information apporte de nombreux indices sur la façon de contrer le conspirationnisme. Si l’on raisonne en fonction du niveau de connaissances dont disposent les individus, on peut considérer que plus le public est victime d’un effet tunnel, plus son environnement informationnel sera anémié, plus les nouvelles informations qui lui arrivent auront un impact important sur sa conscience et sur sa vie. Il sera victime d’une forme de handicap épistémologique. Le moindre événement prendra une importance disproportionnée sur le cours de sa vie et sur sa compréhension du monde.

À l’inverse, quelqu’un vivant dans un environnement informationnel en bonne santé aura tendance à recevoir régulièrement de nouvelles informations et de nouvelles hypothèses. Il s’y habituera. Il sera capable de les relativiser. Il participera à un écosystème de la connaissance diversifié et étendu. Vraie ou fausse, une nouvelle information n’aura que peu d’impact sur sa vie. Ce constat est à double sens. D’un côté, il signifie l’importance de l’état culturel de la personne pour permettre de construire une société qui soit saine. De l’autre, il entraîne que plus les individus véhiculent des thèses conspirationnistes, plus ils sont sensibles à chaque stimulus qui leur est apporté.

Autrement dit, toute nouvelle information positive apportée au public conspirationniste aura un effet démultiplié. La mise en œuvre d’un contre-discours et l’amélioration du niveau d’éducation sont assurées d’avoir un impact extrêmement bénéfique.

Les entrepreneurs en conspirationnisme

Un autre facteur clé tient au rôle des conspirationnistes qui profitent directement ou indirectement de leur maîtrise des outils permettant de diffuser et de faire connaître leurs thèses. C’est par son intelligence des médias que Thierry Meyssan a réussi à ­s’imposer dans le débat public. C’est par sa connaissance du numérique acquise pendant la campagne du non au référendum européen qu’Étienne Chouard a appris à fédérer autour de lui, y compris en mélangeant des sujets contradictoires comme le mieux-disant démocratique et le soutien antisémite à la Palestine.

L’apparition de ce nouvel acteur du débat est largement liée à la fascination qu’exerce aujourd’hui l’amateur qui réussit. Elle s’exprime par l’explosion du Do It Yourself, des Maker Faire, par la Real TV, le culte de l’entrepreneur. Le mythe de l’innovateur ignorant qui renverserait à lui seul les paradigmes et les marchés a la peau plus dure que jamais. Steve Jobs et Bill Gates ont quitté l’université pour créer leur entreprise. Certains blogueurs arrivent à avoir à eux seuls plus ­d’audience que des journaux entiers. Il suffit d’aller sur un moteur de recherche pour avoir accès à plus de connaissances qu’un universitaire n’en lirait durant toute sa vie.

Mais le fait d’être un amateur ou un autodidacte ne rend pas irresponsable. Au contraire, les infractions d’incitation à la haine, de diffamation, d’injure sont autant d’outils qui étaient autrefois exercés pour équilibrer la liberté de la presse et le droit au respect des personnes. Ils doivent aujourd’hui être mieux exploités pour retrouver des marges de manœuvre face à des individus dont ­l’impact surmultiplié par le numérique est parfaitement comparable à celui qu’ont pu avoir les publications du Dearborn Independent ou du Juif international par Henry Ford dans les années 1920.

Cascades conspirationnistes

Un dernier facteur à prendre en compte tient à ce que le numérique favorise l’apparition de cascades informationnelles au cours desquelles les individus arrivent à se convaincre les uns les autres. Deux points clés sont ici à retenir. Le premier est que la croissance d’une conspiration est un phénomène logarithmique qui suit la loi de Metcalfe. La puissance d’une idée conspirationniste n’est pas proportionnelle au nombre de ses participants, mais à son carré9. Même si elle démarre doucement, elle atteint à un moment une masse critique à partir de laquelle le nombre de personnes convaincues augmentera par paquets et non plus de un en un. Comme le dit Kevin Kelly, l’important est de réussir à acquérir ses mille premiers vrais fans10. C’est en convainquant une masse critique d’individus que Thierry Meyssan a réussi à obtenir une place chez Thierry Ardisson. Et c’est en passant chez Thierry Ardisson qu’il est passé de quelques milliers de convaincus à plusieurs dizaines ou centaines de milliers.

À cela s’ajoute le besoin des participants de se valoriser les uns les autres, de rejoindre une communauté au sein de laquelle chacun se reconnaît à travers cette connaissance partagée, vécue et présentée comme une différence par rapport au monde extérieur. Des effets de polarisation interviennent grâce auxquels les participants se regroupent, partageant une identité commune et des liens de solidarité. Dans ces hypothèses, et comme les membres d’un groupe isolé ont rapidement tendance à développer des raisonnements paranoïaques, il devient compliqué pour les autorités épistémiques traditionnelles de proposer une autre information, de contredire le storytelling et d’interrompre la cascade. Pire, les participants vont commencer à attribuer des intentions artificielles à ceux qui les contredisent, tout en surestimant la quantité d’attention qu’ils reçoivent de l’extérieur. Loin de s’atténuer grâce au numérique, ce phénomène est encore augmenté par les effets de tunnel. Il apparaît en de nombreux endroits, y compris dans des débats sans enjeu personnel et sur des sujets très divers, par exemple sur des forums d’architecture où certains participants prétendent que les gouvernements du monde et les archéologues « officiels » refusent ­d’admettre les théories alternatives concernant la ­construction des pyramides ou l’existence de l’Atlantide. L’impasse conspirationniste n’est donc pas un biais individuel, mais un phénomène de foule. Les réponses doivent en tenir compte et commencer par restaurer la diversité des opinions et la composition de ces groupes.

La cascade conspirationniste intervient souvent a posteriori d’un événement improbable, un black swan dont c’est l’apparition même qui rend la théorie conspirationniste possible – l’assassinat de Cabu, des avions qui percutent les tours du World Trade Center, etc. Il bénéficie alors d’un biais cognitif bien connu qui veut que les individus croient plus facilement dans la combinaison de deux événements improbables simultanés – l’irruption d’un attentat imprévu et son organisation par des manipulateurs internes au gouvernement –, plutôt que dans les deux événements présentés comme séparés. La logique des probabilités dicte pourtant le contraire puisque l’hypo­thèse que deux événements rares aient pu se déclencher simultanément relève en fait de l’infinitésimal. Le conspirationnisme, c’est le loto de la pensée.

Le rôle des médias traditionnels

Dans ces situations, la réponse des médias est essentielle. À ­l’occasion des manifestations violentes de la rue de la Roquette, les chaînes de télévision ont donné une large publicité aux points de vue conspirationnistes en écartant les témoins et les victimes – ou en les contraignant à intervenir dans des formats qui relevaient plus du détecteur de mensonge que de l’interview. Ils ont ainsi laissé accroire l’idée que les manifestants qui avaient attaqué la synagogue ne l’avaient fait que sous la provocation de contre-manifestants. Il a fallu attendre plusieurs mois pour que l’on commence à voir des personnalités représentant une certaine autorité rappeler qu’on avait pu entendre des propos antisémites pendant la manifestation, et restaurer peu à peu la vérité.

À l’inverse, à l’occasion des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, les médias se sont prêtés au jeu du démontage des mensonges conspirationnistes. Cette prise de conscience et ce devoir de « réinformation » n’ont cependant été possibles que parce que ces attentats ont suscité une émotion nationale, notamment en raison de la proximité de nombreux Français avec les personnalités de Cabu et de Wolinski. Sans cette audience, on aurait peut-être vraiment cru que la voiture des terroristes n’était pas la bonne parce que la couleur de son rétroviseur changeait d’une photo à l’autre, que les vidéos prises par les témoins sur le toit de l’immeuble étaient des scènes de fiction parce que les terroristes n’y apparaissaient pas de la même façon d’une image à l’autre, que le policier assassiné n’était pas mort, voire qu’il n’était pas même policier !

Il s’est d’ailleurs opéré un phénomène de retournement au fur et à mesure que les propositions des conspirationnistes devenaient de plus en plus ridicules et négationnistes, tandis qu’un contre-discours émergeait, aidé par des esprits plus sceptiques et par des blogs comme Conspiracy Watch. Il aura fallu de nombreuses heures pour que le public accepte que les agresseurs aient vraiment pu oublier leur carte d’identité dans la précipitation de leur fuite. Il aura fallu plusieurs mois pour que l’un des témoins du toit de ­l’immeuble finisse par publier un long article expliquant la façon dont il avait réalisé sa vidéo des terroristes, excédé par les attaques des conspirationnistes qui cherchaient à le contraindre à modifier sa version.

Pour une information saine

Très lié à l’émergence de Facebook et de Twitter, l’astroturfing est un nouvel outil pour les entrepreneurs du conspirationnisme, qui vise à accélérer artificiellement le passage des mille premiers fans. Au mieux, il s’agit de demander à une communauté militante de surmultiplier les messages pour donner une fausse impression de masse. Au pire, il s’agit carrément d’acheter de faux likes et de faux retweets pour se donner une visibilité factice. Une fois obtenues par cette méthode quelques dizaines de milliers de faux soutiens, il est alors possible de commencer à obtenir de l’audience sur les médias traditionnels qui décriront la réaction en cours comme un phénomène sur les réseaux sociaux. Dans la contestation de #TelAvivSurSeine par exemple, le chercheur Nicolas Vanderbiest a compté 40 000 tweets pour 10 000 personnes, soit un ratio de quatre tweets pour une seule personne. Le hashtag a ainsi donné ­l’impression d’un mouvement spontané et populaire alors qu’il n’en était rien. Par manque de formation à ces phénomènes, les chaînes d’information en continu ont alors repris et transformé ce qui était un mouvement virtuel en une contestation bien réelle quoique ­artificielle.

Quant au crowd pressure, c’est le phénomène par lequel la foule – ou une partie de la foule – se coordonne pour faire pression sur les témoins d’un événement et les inciter à changer de version sur ce qu’ils ont vécu. On sait à quel point ce phénomène peut être déstabilisant pour les personnalités publiques qui voient leur vie privée exposée au quotidien. Mais par le jeu des réseaux sociaux et la nouvelle dictature du temps réel, la même situation peut arriver aujourd’hui à n’importe qui. Que l’on soit témoin d’un meurtre, d’une bagarre, d’une manifestation qui dégénère, et dès lors que l’événement est médiatisé, les mêmes cercles militants qui se mobilisent pour pratiquer l’astroturfing peuvent se déchaîner sur ceux qui ont posté vidéos, photos ou témoignages. Attisés par quelques parties prenantes un peu plus intéressées que d’autres, ce sont des centaines, voire des milliers de messages d’insultes et de haine qui peuvent être diffusés en quelques minutes sur quelques individus. La vie privée des témoins peut être fouillée en quelques heures, leur vie personnelle être menacée en quelques jours.

Restaurer les statuts du témoin et de la victime

L’objectif de ces pratiques est de nier le statut du témoin. Il ne s’agit pas seulement de contester son récit, mais de le renverser pour faire de lui un acteur des événements qu’il relate. Qu’importe qu’il n’ait été qu’un passant. Les faits qu’il raconte contre­disent une vision du monde partagée par des centaines de milliers de gens, ils ne peuvent pas avoir lieu, ils ne doivent pas avoir eu lieu. Les réseaux sociaux deviennent alors le parfait véhicule d’une nouvelle forme de négationnisme participatif, avec toute la violence que cela implique.

Ce n’est pas la première fois qu’on renverse ainsi les rôles. Jean-Norton Cru avait remis en cause les récits de la Première Guerre mondiale en cherchant à revaloriser la vision des simples soldats, mais vrais témoins, face à celle des généraux glorieux, mais déconnectés du réel du champ de bataille. La situation est aujourd’hui totalement inversée par rapport à ses travaux de Témoins et de Du témoignage11. Ce ne sont plus les romanciers comme Dorgelès ou Barbusse qui subornent le statut de témoins, ou les militaires qui pratiquent la propagande. Ce sont les foules du numérique qui attaquent entre elles le statut des témoins et s’acharnent à détruire l’un des principaux droits dont ils disposent en tant que personnes.

Le conspirationnisme est d’autant plus injuste pour ses victimes qu’il est essentiellement porté par des gens qui n’ont aucun intérêt à connaître la vérité. En effet, s’ils y avaient intérêt, ils se renseigneraient plus avant, seraient capables de recul, de considérer le contexte global, et n’adhéreraient pas aux propositions. Dans ces histoires, ce sont rarement les victimes du sida qui croient que celui-ci a été implanté par des médecins dans les pays africains. Ce ne sont pas les familles des victimes du terrorisme qui crient à l’inside job – l’attentat fomenté par un gouvernement contre ses propres citoyens – ou au false flag – l’attentat organisé par un État qui va laisser des traces visibles permettant d’en accuser un autre. Ce ne sont pas les témoins des événements qui surinterprètent ce qu’ils ont vécu pour essayer de faire coller les événements à un storytelling qui serait rassurant pour l’esprit.

Pris sous l’angle de ceux qu’il blesse, le conspirationnisme est donc un négationnisme des victimes et des témoins. La cascade conspirationniste les éjecte du flot de l’information. Elle nie leur existence en tant que personne. Elle les assimile à un système artificiel et imaginaire qui les dépasse et les efface au profit des auteurs et des participants du storytelling conspirationniste.

L’infiltration cognitive

Il faut croire que la vérité peut faire la différence. Elle mérite qu’on consacre des travaux à son émergence, et qu’on lui accorde le plus large trafic qu’il est possible. Il faut accepter qu’elle soit complexe. La foule n’a ni pensée propre, ni autonomie cognitive, mais elle est toujours à la recherche de personnalités à respecter, de doctrines à accueillir.

Il faut d’abord différencier les entrepreneurs conspirationnistes et leur public, même si celui-ci est participant. Leurs motivations sont intéressées. Les logiques qui les gouvernent ne sont pas les mêmes. Ils appellent des réponses séparées.

La censure n’est pas une réponse appropriée au niveau du public. Comme on l’a vu, le besoin de celui-ci n’est pas de disposer de moins d’information, il est d’être mis en contact avec encore plus d’information. Censurer les mensonges conspirationnistes risquerait d’être contre-productif puisqu’il n’y aurait aucune difficulté à intégrer les censeurs dans le système imaginaire des acteurs de la conspiration. Il n’est pas non plus possible de demander au gouvernement ou aux médias d’apporter eux-mêmes la réinformation et le contre-discours. Ils sont partie prenante du système, et donc soupçonnés dès le départ de conflit d’intérêts. Après les attentats du 11 Septembre, la revue Popular Mechanics avait par exemple publié un dossier critiquant les hypothèses conspirationnistes sur l’effondrement des tours et sur l’avion du Pentagone. Elle a aussitôt été accusée de faire le jeu du gouvernement, et s’est vu reprocher les relations de l’un de ses reporters, Ben Chertoff, cousin du ministre de la Sécurité intérieure.

Plutôt que la censure ou la contre-propagande, la principale solution est d’étendre la quantité d’information disponible aux participants conspirationnistes. Et pour cela, il faut les rejoindre là où ils sont. Il faut se situer au même niveau d’autorité épistémique qu’eux. Il faut mettre au point ce que Cass Sunstein qualifie de stratégie d’infiltration cognitive qui ne peut reposer que sur des personnalités externes au gouvernement et aux médias12. C’est parce qu’il y avait Conspiracy Watch que les journaux ont pu contester les théories des conspirationnistes après les attentats du 11 Septembre. C’est parce que la société civile, dont l’Union des étudiants juifs de France, a lancé une action contre Bruno Gollnisch que celui-ci a été interdit de cours pendant cinq ans par l’université de Lyon-III pour ses propos sur la Seconde Guerre mondiale.

Le travail de réinformation ne peut être effectué que par des autorités appartenant elles-mêmes au public : associations, chercheurs, enseignants. Leur objectif doit être de restaurer la diversité informationnelle du public. C’est par exemple ce qu’ont fait les acteurs du site Rational Wiki aux États-Unis en créant un wiki qui propose des explications à de nombreuses formes de discours conspirationniste allant du créationnisme à la lutte contre les vaccins. De la même façon, Snopes.com aux États-Unis ou Conspiracy Watch en France suivent l’actualité des storytellings conspirationnistes, montrent leur profonde uniformité, documentent l’activité des entrepreneurs du conspirationnisme et proposent des éléments de contre-discours et de réinformation.

* * *

Le conspirationnisme n’est pas un phénomène anodin. Les risques qu’il crée sont réels. Il ne se contente pas de miner le débat démocratique mais présente de vrais dangers de violence. Le problème doit être pris à bras-le-corps par le gouvernement. Ses relais doivent être responsabilisés. La société civile doit apprendre à s’organiser. Ce sont les conditions d’une société informationnelle saine et vertueuse.

Le complot vu de Suisse

Le dernier livre de l’écrivain suisse de langue allemande Martin Suter, intitulé Montecristo1, est terriblement trompeur. On commence à le lire comme un polar économique – ce type d’ouvrage est à la mode depuis 2008 – qui raconterait une nouvelle crise des subprime, un nouvel épisode Lehman Brothers en bien pire. L’action ne se déroule pas à Manhattan ou à Londres, des « places » où la finance n’a pas honte de s’exhiber, mais en Suisse, non loin de Zurich, au bord du lac Léman, un pays où règne l’ennui selon l’auteur, mais surtout l’un des pays les plus secrets du monde, et qui incarne le règne de la banque, des marchés et des affaires. Le lecteur, un peu voyeur par principe, se dit qu’il va apprendre beaucoup de choses, que ce récit va dévoiler les secrets de la finance. Et cela d’autant plus qu’il est tout de suite tenu en haleine puisque les événements se succèdent à grande vitesse : un mort dans un train, des accidents, de faux et de vrais billets, des billets portant le même numéro, des cambriolages, de menaces, des disparitions, un homme aux cheveux roux qui fait office de tueur à gages.

De prime abord, nous sommes donc embarqués dans un polar bancaire, une histoire à la Kerviel puisqu’à l’origine de l’affaire, il y a un trader difficile à contrôler. Mais c’est sans compter sur Jonas Brand, notre personnage principal, et sur sa profession : Brand est un cinéaste condamné à faire du reportage bas de gamme et people parce que ses projets de films d’auteur (un Montecristo justement) sont rejetés par les maisons de production. Mais, ayant assisté par hasard à une disparition dans un train (un suicide !) qui n’est pas sans lien avec l’affaire, notre réalisateur bas de gamme se retrouve traqué et victime d’une chasse à l’homme. Ce qui le conduit à se prendre pour un journaliste d’investigation et à mener une enquête à la Mediapart (trop heureux de sortir de la médiocrité du people) jusqu’au jour où un producteur lui propose de faire un film, un vrai, un film d’auteur, ce qui l’empêche de poursuivre son investigation. Après s’être pris pour Edwy Plenel, il peut respirer les airs de la nouvelle vague suisse des années 1970 !

Tels sont les choix qui se présentent à Jonas Brand : rester un médiocre abonné aux chaînes people, traquer ce qui a l’allure d’un complot ou devenir un cinéaste reconnu. Si ce livre de fiction parle de ces trois possibilités, il a pour but de montrer que le délire apparent de la thèse complotiste (chère au journalisme d’investigation) est logiquement dans la cible de ceux qui tirent les ficelles et font tout pour que le scandale bancaire n’éclate pas. On l’aura compris : le cinéaste à qui on a offert de faire un film d’auteur (pour se débarrasser de lui) se laisse influencer et plie devant ceux qui refusent la thèse paranoïaque du complot.

Mais peut-il même y avoir complot ? On noue vite les fils, ce qui ne surprend pas après Lehman Brothers et les dérives de la Société générale puisque tout part d’un trader incontrôlé qui perturbe la belle machinerie. Mais le complot est une machination où tous se tiennent et se mentent : le monde de la banque, du people télévisuel, de la production cinématographique… Ce n’est pas un hasard si l’affaire se passe dans l’univers de médias qui adorent la fiction et le mensonge. Le complot ne concerne donc pas une personne morale ou physique comme s’il y avait un grand méchant à la James Bond : le complot « à la suisse » résiste à l’enquête. En effet, personne n’a intérêt à ce que l’affaire s’ébruite ; c’est le silence obligé. Le faux héros qui a cru pouvoir céder à la thèse du complot va finalement être accueilli par un club fermé où se retrouvent toutes les élites suisses… y compris le Conseil fédéral lui-même qui est la puissance invitante.

Le complot se tisse entre nous tous, dit l’auteur, qui ne peut donc pas écrire classiquement un polar avec des méchants et des moins méchants puisque chacun participe à la machinerie. La réussite du livre est de faire comprendre qu’un tel état de fait n’est pas uniquement une spécialité de la Suisse qui s’ennuie au bord du lac Léman ou dans les banques de Zurich. La Suisse est le nom d’une machine collective, celle de la finance et des marchés, qu’il est impossible de critiquer puisque tous se tiennent : il n’y a plus de secret quand tout le monde est dans le secret. C’est la servitude volontaire à son zénith. Excès de pessimisme d’un auteur suisse ? Peut-être pas ! On peut toujours écrire des fictions comme Alexandre Dumas, mais il est désormais impossible de se venger comme son personnage, le comte de Monte-Cristo. Tel est le paradoxe : on n’arrête pas de raconter des histoires de complot, mais il ne faut surtout pas en parler.

Olivier Mongin
  • *.

    Jean-Baptiste Soufron, ancien secrétaire général du Conseil national du numérique, travaille chez Fwpa Avocats. Voir son article précédent : « Les acrobates de l’innovation », Esprit, juillet 2011.

  • 1.

    Gallup Poll 2012 on the Islamic World.

  • 2.

    Déclaration de Bernard Cazeneuve, France Info, 13 août 2014.

  • 3.

    Professeur de droit et d’histoire du droit à l’université de Columbia et défenseur des libertés numériques.

  • 4.

    Les deux présentateurs travaillent avec la même productrice : voir Raphaëlle Bacqué, « On n’est pas couché, arène hétéroclite toujours plus orientée », Le Monde du 7 octobre 2015.

  • 5.

    Riad Sattouf, l’Arabe du futur I et II, Paris, Allary, 2014 et 2015.

  • 6.

    Déclaration d’Emmanuel Todd sur Rmc-Bfmtv, le 8 mai 2015.

  • 7.

    E. Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, Le Seuil, 2015 (Conclusion).

  • 8.

    Ibid.

  • 9.

    https://en.wikipedia.org/wiki/Metcalfe’s_law

  • 10.

    kk.org/thetechnium/1000-true-fans/

  • 11.

    Jean-Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929 ; Du témoignage, Paris, Gallimard, 1930.

  • 12.

    Cass Sunstein et Adrian Verneule, “Conspiracy Theories”, Public Law & Legal Theory Research Papers, no 199 et no 387.

  • 1.

    Martin Suter, Montecristo, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Christian Bourgois, 2015.