Religion et politique
Je voudrais apporter quelques nuances à la polarité sur laquelle tout regard aujourd’hui se focalise, celle qui distancie la « grande séparation » de la « consubstantialité1 » entre politique et religion, la première parfaitement représentée par l’Occident, l’autre, commune aux traditions historiques, venant à être polémiquement actualisée par l’islam.
Sans aller jusqu’à cautionner le chic du radicalisme qui le caractérise, je ne peux occulter la part du vrai qui se pense dans l’œuvre de Giorgio Agamben même si je ne le suivrai pas lorsqu’il cède au snobisme de l’extrême qui le conduit à accabler le système auquel l’organisation politique occidentale a abouti. Car pour nous la démocratie, en ses manques et manquements, en ses insuffisances et carences, en ses incohérences et dérives, demeure la seule visée atteignable par notre raison pratique. Et pour en restaurer les virtualités et révéler que nous ne la recevons pas telle qu’elle se présente, disons, avec Jacques Derrida, qu’elle est toujours à venir.
Cependant, la rémanence théologique pointée par Agamben dans son polyptique Homo Sacer, en suivant les sillons creusés par Ernst Kantorovicz, Carl Schmitt et Michel Foucault, agit en effet au sein de nos démocraties pour troubler la « grande séparation » qui les fonde en principe. Des rudiments de la tradition théologico-politique continuent de produire sourdement leurs effets, fût-ce sous forme de trace. Je citerai deux exemples perceptibles à l’œil nu.
Le suffrage universel n’empêche pas l’incarnation de l’Un en république, il n’exile pas le corps politique, pour une part, du sacré qui l’investissait en tant que corps royal au temps de la monarchie de droit divin. Cette dimension symbolique est patente et semble même renforcée par le vote populaire qui est à l’origine du système présidentiel. C’est ce vote qui la légitime, non pas comme fondement mais comme reste de l’ordre monarchique transformé en supplément républicain, entretenu par le suspens et le provisoire, car une autre élection ou la limitation du nombre des candidatures peuvent sanctionner l’élu et éteindre de son vivant l’aura dont il avait joui en tant que président. En France et aussi en Amérique, malgré l’encadrement constitutionnel, malgré le contrôle du droit, malgré la liberté de la critique, toute personne qui occupe la présidence est transfigurée par la fonction. Et, plus que jamais, en ces temps où règne l’information audiovisuelle, c’est par l’image que le président assure sa présence dans la cité tandis que le corps réel est réservé à un espace difficilement accessible, bien gardé, pour ainsi dire inatteignable, c’est-à-dire correspondant à la définition élémentaire du sacré. Et lorsque, par privilège, le citoyen rencontre en chair et en os son président, le mystère d’une image qui s’incarne opère.
Je voudrais aussi rappeler que, dans un pays aussi laïque que la France, la rémanence catholique apparaît dans une partie des jours fériés qui créent la vacance en laquelle s’éprouve le pacte communautaire au cœur du retrait individuel ou dans la communion de petits groupes que rassemble la parenté ou l’affinité. À côté des fêtes qui honorent la Nation et la République en célébrant les victoires politiques et militaires (le 14 juillet, le 11 novembre, le 8 mai, le 18 juin), s’enchaînent les mémorisations religieuses entre Toussaint, Nativité, Pâques, Pentecôte, Ascension, Assomption. À moins que ce référent religieux n’appartienne à l’identité de la nation, auquel cas le critère religieux s’avérerait franchement prégnant au sein même de la République. Nous préférons y déchiffrer une trace plutôt subconsciente qui signale que la coutume procède généalogiquement de la religion, que, dans le processus de sécularisation, le rite social garde en souvenance le culte auquel il était jadis aggloméré.
Les forces de séparation à l’œuvre en Islam
Du côté de la « consubstantialité », une force intrinsèque distancie le politique et le religieux, pourtant déclarés d’une solidarité insécable. Dans les actes, un écart s’instaure et sépare les deux domaines que la croyance confond. Certes, si nous prenions pour argent comptant ce que les sectateurs affirment de leur dogme et de leur culte, nous serions emportés par la naïveté qui pense que l’acte se conforme fatalement à la parole. Dans un entretien publié récemment par le quotidien de langue arabe édité à Londres (Asharq al-Awsat), le porte-parole des talibans d’Afghanistan dit :
L’islam est une totalité, tout y est gouverné par la loi divine contenue dans le Livre saint et la Tradition prophétique. Tout y est englobé : le politique, le militaire, l’économique, le social, l’intime, le juridique, l’éthique. Notre religion est totalisante. Nous n’avons besoin de personne, surtout pas de l’Occident, pour avoir à parachever la sphère qui nous enveloppe. Nous n’aurons recours qu’aux deux extériorités que sont la science et la technique pour être en mesure de peupler telle sphère des biens matériels que nous procurera l’exploitation de nos richesses naturelles.
Voilà des propos qui réconfortent la doxa. Mais cette formulation ne constitue-t-elle pas l’illusion d’une croyance ? Ne s’assimile-t-elle pas à un vœu pieux ? Ou à une utopie ? Il est vrai que, pour nous, ce type d’opinion ne procède pas d’une référence principielle incontestable.
« Religion totalisante », dit-il ; ce à quoi nous répondons que, intervenant dans le siècle, cette tradition se change en idéologie de combat, l’éloignant de ses constituants premiers, la transmuant vers le totalitarisme. Et dans les temps historiques, tout ce qui a été réalisé de grand par les civilisations de l’islam ne se pliait pas forcément aux prescriptions saintes qui unissent l’État à la religion : les faits qui expriment la créativité des musulmans ne se sont pas systématiquement conformés au mot d’ordre de l’utopie du califat qui déclare que « l’islam est ensemble religion et État » (al-islâm dîn wa dawla) ; au contraire, de telles splendeurs ont éclos en contournant la table des lois religieuse, en rusant avec elle, en la traversant, en l’adaptant, en l’interprétant pour séparer les deux instances, l’État et la religion, pour creuser une infranchissable distance entre le fait et le principe : tel est l’effet du pragmatisme propre au politique en particulier, à l’agissement humain en général.
Prenons l’exemple du droit : la ruse juridique a été à l’œuvre pour que le législateur prenne en considération le droit coutumier (‘urf) ou qu’il adopte les antériorités pertinentes qu’il avait rencontrées dans les espaces de haute civilisation qu’il avait foulés dans le sillage de la conquête, comme en Perse ou sur les territoires marqués par la latinité. Il me suffit de mesurer l’effet du droit romain sur le droit malékite en Ifriqiya, adaptation arabe de l’Africa – qui correspond à la Tunisie actuelle débordant vers l’ouest algérien. De cet effet, je donne un seul exemple, celui qui concerne la notion de maçlaha, adaptation de l’utilitas, cette prise en compte de l’intérêt commun qui autorise de différer le commandement religieux si le bien public l’exige. Cette procédure introduit de l’écart et du jeu qui, dans la pratique, met à mal la prétendue « consubstantialité » entre droit, politique et Écritures saintes.
Et le recours à la ruse fut aussi corrosif dans le domaine des transactions financières qui irriguaient le commerce international médiéval en contournant l’interdit de l’usure. Par le jeu fictif de l’achat et de la vente, le gain d’intérêt est ainsi déguisé en contrat d’échange. C’est la notion de mokhâtara (« prise de risque ») qui couvre cette opération, laquelle fut si efficace qu’elle avait été adoptée par les catholiques, eux aussi confrontés au tabou de l’usure ; ainsi l’ont-ils inscrite dans le droit canon sous la même appellation (mohatra).
Et ceux qui prônent aujourd’hui la finance islamique ne procèdent pas autrement. Ils mobilisent bien des techniques spéculatives pour déguiser les intérêts financiers par de virtuelles transactions commerciales2. De fait, depuis le xixe siècle, plus que jamais la ruse juridique n’a cessé d’être utilisée pour que les sources du législateur soient élargies vers le droit positif et les dispositions du droit international et commercial. Et de nos jours, dans les relations entre nations, l’invocation de la sharî’a comme source unique ou principale dont dispose le législateur correspond beaucoup plus à une distinction idéologique qu’à une pertinence heuristique.
On n’échappe pas à son siècle. Et le siècle, techniquement, est pour l’autonomie des champs. Il instaure des discontinuités attentatoires à la « consubstantialité ». Il suffit que le porte-parole des talibans se déplace pour le pèlerinage, qu’il visite Médine et La Mecque. Il verra que l’état des lieux ne peut confirmer la conviction qui l’incite à croire qu’il est encore le contemporain du prophète pour qui il voue un culte. Le saint des saints de l’islam est bien plus empreint par l’esprit des formes de Manhattan et de Disney Land que par le modèle originel de l’oratoire se déployant en salle hypostyle. Le gigantisme de l’élévation environne la mosquée sainte, laquelle, très agrandie et étagée, a été rebâtie selon la pseudo-esthétique de l’imitation qui se substitue à l’original et vous dispense d’en goûter la singularité. Lorsque, à La Mecque, on se trouve orant, pérégrinant dans l’enceinte du Harâm sharîf (« noble Sanctuaire »), on est assailli par les symboles du consumérisme qui apparaissent jusque dans la forme architecturale et dans l’esprit qui se dégage de l’espace. Cette greffe qui vient du monde de la « grande séparation » peut-elle contribuer à affermir la « consubstantialité » réclamée localement ? C’est ce que pense Benjamin Barber dans son Djihad versus McWorld paru en 1995 et perçu en Amérique visionnaire car annonciateur du 11 septembre 20013. Mais pour nous, l’état urbanistique de La Mecque illustre objectivement la discontinuité qui accélère le processus de séparation au cœur de la croyance prônant l’unification des champs. Nous pensons en effet qu’inconsciemment la séparation chemine sans retour dans un imaginaire islamique destinalement marqué par le xxie siècle malgré le maintien de son apparent archaïsme.
C’est voir court que de penser avec le porte-parole des talibans que l’accès à la science et à la technique est sans conséquence pour la croyance. Deux exemples extraits de l’histoire de l’islam en montrent l’inanité. Abû Bakr Râzî (xe siècle), le plus grand médecin de langue arabe, se confirme matérialiste, déiste, quasi agnostique, pourfendeur des mythes religieux, du monothéisme et de ses prophètes, pour avoir fréquenté Galien et le logos grec. Et Averroès (xiie siècle), comme nombre de philosophes hellénisants articulés à l’islam, ne purent croire à la Création ex-nihilo scripturaire ; ils lui préféraient le processus continu, évolutif, génératif, après avoir été convaincus par l’argumentation aristotélicienne.
Un juste milieu?
Si j’optais pour un processus historique unique qui, dans le rapport entre religion et politique, fait passer les formations humaines de la « consubstantialité » à la « séparation », je situerais aujourd’hui les pays d’islam, dans leur majorité et à des degrés divers, sur la ligne de fuite décrite par Hobbes pour les États européens du xviie siècle. C’est-à-dire que nous sommes là aussi en train de passer du théologico-politique à l’« anthropolitique ». En outre, nous pensons que la distinction spinoziste entre le prince et le pontife est ici plus que jamais opérante (ce qui favorise en islam la prédisposition à jouer la « séparation »). Nous dirons alors qu’aujourd’hui le prince a neutralisé le pontife, l’a soumis à son autorité ; cette tâche accomplie, le prince s’approprie la revendication d’agir en faveur de la religion en imposant à ses sujets sa propre vision de la foi.
Prenons l’exemple le plus extrême, celui de l’Arabie Saoudite, laquelle a été désignée du doigt après le traumatisme du 11 septembre. Quinze des dix-neuf terroristes de ce jour funeste n’étaient-ils pas saoudiens ? Ben Laden, l’inspirateur de leur acte meurtrier, n’est-il pas saoudien ? C’est que l’hégémonie du pôle pontifical était telle qu’en ultime instance le 11 septembre ne représente que le passage à l’acte du message qui était transmis par l’institution religieuse saoudienne dont le tropisme a été infléchi par la collaboration entre les docteurs wahhabites et certains ténors des Frères musulmans égyptiens expatriés en Arabie aux débuts des années 1970 (je pense notamment à Muhammad Qutb, le frère de leur idéologue le plus destructeur Saïd Qutb4).
Et, depuis qu’il était prince héritier, le roi actuel Abdallah a su juguler la puissance des pontifes après avoir gagné militairement et policièrement la guerre intérieure contre les suppôts d’Al-Qaida et leurs affidés. Il a imposé ainsi à ses sujets sa propre vision de la religion en prônant la wasatiyya5, cet islam du « juste milieu », présenté en alternative à l’islam des islamistes, celui-ci étant disqualifié par un terme coranique négatif, ghulw (« excès »). Contre l’exclusivisme, l’abolition de l’altérité, le fanatisme, la guerre prônés par les tenants du ghulw6, la wasatiyya met en premier la rahma (« miséricorde, compassion ») qui rend effectives la diversité et l’égalité humaines au-delà de la différence de croyance. La wasatiyya s’adapte aussi à la notion de tolérance assimilée au mot arabe tasâmuh qui veut dire : « S’accepter l’un l’autre, se reconnaître, se faire pardonner mutuellement l’offense. » Vous aurez remarqué combien ce mot de tasâmuh mobilise en son sillage la notion de réciprocité.
Deux actions illustrent cette soumission du pontife au prince. La première a été la création il y a trois ans de l’université internationale de Djedda. C’est, au reste, l’unique université arabe qui trouve place depuis deux ans dans le classement de Shanghai en son répertoire des cinq cents universités les plus performantes. C’est aussi le premier espace académique et public qui instaure la mixité en Arabie. Ce fait a provoqué des sermons véhéments de la part d’un des grands pontifes du Royaume. Plus encore, le shaykh ‘Abd ar-Rahmân al-Barrak (âgé de 77 ans) a émis une fatwa sur son site électronique qui, non seulement refuse la mixité, mais condamne à mort ses promoteurs dans le domaine du travail et de l’enseignement, décrivant celui qui l’autorise et l’encourage de « séditieux, rebelle, mécréant, en rupture de ban, que le législateur se doit d’exécuter ». Et le prince a eu les moyens de sévir contre le shaykh rebelle, lequel fut révoqué et contraint à l’isolement dans l’enceinte de sa demeure. Et le prince n’a pas seulement sévi, il a aussi suscité une réponse canonique émise par le shaykh Ahmad al-Ghâmidi, lequel a défendu la mixité selon les principes de la sharî’a ; il a légitimé son application au sein de cet espace universitaire en tant que président du comité qui veille dans la région de La Mecque sur « la commanderie du bien et le pourchas du mal7 », expression d’origine coranique qui devint le mot d’ordre de la police des mœurs inventée par les orthodoxes les plus radicaux de la Tradition et qui est ici réinvestie par le prince pour soutenir sa politique libérale qui ne peut se faire sans que le pôle du pontife soit jugulé et réorienté.
La seconde initiative royale concerne la très belle exposition archéologique qu’a abritée l’été dernier le musée du Louvre, précisément dans le hall Napoléon (du 14 juillet au 27 septembre). Elle a eu lieu suite à la décision du prince contre ce qui se pense dans le pontificat. En effet, les docteurs wahhabites assimilaient tous les produits archéologiques, statues et autres images aux idoles, bétyles, pierres dressées, autels dénoncés comme signes de l’idolâtrie contre laquelle a protesté le Coran en invoquant le Dieu « Un, Impénétrable, qui n’a pas engendré et n’a pas été engendré » (sourate CXII). Le pontificat wahhabite est contre toute forme de médiation pour accéder au divin. C’est la raison pour laquelle ses agents n’avaient pas seulement détruit les vestiges archéologiques des traditions antiques païennes mais aussi de très nombreux mausolées et autres tombeaux et mémoriaux de saints musulmans. On dit même que c’est par miracle que le tombeau du prophète à Médine a échappé à leur fureur iconoclaste. Ibn ‘Abd al-Wahhâb, le fondateur du wahhabisme au xviiie siècle, consacre un chapitre sur l’image dans son Traité de l’Unicité (Kitâb at-Tawhîd) ; dans ce bréviaire, il recommande au fidèle d’effacer, d’oblitérer (t’ams) toute image qu’il rencontre sur son chemin. C’est à cet impératif qu’ont obéi les talibans (aidés par Al-Qaida) en dynamitant les bouddhas de Bamiyan au printemps 2001. Et c’est cette disposition du pontife que vient d’annuler le prince en optant pour la « diplomatie du patrimonial » afin de renforcer la présence de son pays dans le concert des nations et d’inscrire son apport à la civilisation dans la mémoire des arts commune à tous les humains et gage de la mondialité à laquelle ils aspirent. Cette exposition a été précédée par la création de départements d’archéologie dans les universités, par une politique de coopération et de recherche qui a lancé des campagnes de fouilles en collaboration avec des autorités scientifiques européennes ou américaines.
Au tabou qui refuse de reconnaître pertinence aux antériorités islamiques toutes assimilées au mythe de la jâhiliyya, cette ère de l’ignorance à laquelle met fin l’islam qui apporte au monde les lumières de la grâce divine, en plus de l’atteinte à ce tabou, la reconsidération du patrimonial malmène un autre préjugé, celui qui fait croire que l’Arabie n’était qu’aire désolée avant le désenclavement que lui apportera l’islam. Or, cette exposition nous montre magistralement qu’il n’en est rien : de l’âge de pierre à l’âge de bronze, de Sumer à l’Égypte des Pharaons, de la Perse à la Grèce, de Pétra à Rome, l’Arabie n’a cessé d’être hospitalière, recevant les signes venus de ses périphéries, réagissant à ces flux par son génie propre. Cette porosité du désert et de ses oasis pour accueillir la diversité des civilisations, nous sommes en droit de la prolonger jusqu’au milieu qui a vu naître l’islam. Nous repérons en effet en lui un milieu informé du judéo-christianisme, des traditions perses, byzantines, abyssines, dont témoigne de surcroît la richesse épigraphique où se lisent l’araméen, l’hébreu, le syriaque, le grec, le latin, le nabatéen, le guèze, le sabéen (sudarabique). Ces considérations mettent à mal ce que les traditionalistes musulmans assimilent au miracle même, à savoir l’inspiration de l’islam à un prophète illettré appartenant à un milieu analphabète, devenu savant par révélation divine pour informer une communauté humaine embourbée dans les fanges de l’ignorance.
En jugulant le pontife, le prince nous libère de bien des mythes islamiques, parmi lesquels je situe la « consubstantialité » du politique et du juridique avec le religieux. Nous sommes ainsi introduits dans le jeu qui introduit la faille dans la sphère où la « consubstantialité » semble le mieux entretenue. Dès lors, le pays islamique idéologiquement le plus archaïque est acclimaté aux valeurs communes en lesquelles se reconnaissent les nations qui ne se contentent pas d’échanger les seuls biens matériels mais cherchent aussi à se féconder en croisant leurs signes.
Faut-il espérer que cette phase hobbesienne et, à tout le moins, spinoziste constituerait un prélude à l’avènement des Lumières ? C’est en tous les cas ce que pense Hâshim Sâlih, le chroniqueur philosophique du quotidien déjà cité Asharq al-Awsat, lequel a écrit un livre qui répertorie les signes avant-coureurs de cet avènement. Mais pour lui, l’inscription effective des Lumières (après leur avortement suite aux initiatives égyptiennes et libano-syriennes des débuts du xxe siècle et de l’entre-deux-guerres) se ferait dans un cadre de pensée qui demeure en lien avec la croyance et non dans celui qui la met hors champ. Bref, un tel avènement se produirait plus selon la logique du sécularisme anglo-saxon qu’à l’horizon de la laïcité française.
Mais pour que l’avènement des Lumières ait vraiment lieu, il faudra conduire un travail destiné à nous sortir des limites de la sharî’a, ce qui est loin d’être acquis avec les multiples formulations de la wasatiyya (c’est aussi à cette théorie qu’al-Azhar se réfère pour proposer ses normes au sunnisme). Cet islam du juste milieu s’adosse à une vision douce de la sharî’a qui nous fait gagner certes la reconnaissance de l’altérité et le cantonnement de la violence, en réencadrant et en minorant, sinon en suspendant de fait les références au djihâd et aux hudûd, ces prescriptions scripturaires pénales qui réclament des châtiments corporels aux contrevenants, entre loi du talion, peine capitale pour l’apostat, main coupée du ladre, lapidation de l’adultère et autres flagellations infligées à celui qui transgresse l’interdit du vin.
L’enjeu de la mutation ne réside pas entre la version soft et la version hard de la sharî’a. Il réside dans la réouverture du chantier juridique qui nous fera passer des droits de Dieu aux droits de l’homme. Et pour ce faire, on ne peut échapper au retour vers ce qui a pu se penser techniquement autour de l’adaptation de l’islam au droit positif. J’évoquerai par exemple certaines voix de l’école égyptienne du droit. Il suffit de reprendre la problématique qui anime les essais d’un Ahmad Safwat, d’un Târiq al-Bîshi qui ont déconstruit le dispositif shari’ique dans les années 1910. Ils ont en effet tenu compte du décalage entre les dispositions de la sharî’a et les évolutions sociales imposées par le siècle. Ils proposent dans cette perspective une relecture des catégories légales (le permis, le licite, l’obligatoire, l’interdit) pour légitimer la réforme juridique conduite par l’État moderne. La loi est comprise comme domaine qui trace des limites à l’intérieur de la contrainte et c’est cet espace qui doit être investi par l’État.
Sa juridiction peut ainsi légitimement s’exercer dans le domaine des actes moralement neutres, ni bons ni mauvais, ni obligatoires, ni interdits, ces actes dits licites qui échappent au strict registre de l’injonction divine8.
Ainsi s’exerce la ruse juridique pour gagner le passage des droits de Dieu aux droits de l’homme tout en restant dans les limites de la sharî’a. Il faudra revenir à cette halte oubliée pour entamer le processus qui conduira au débordement de ces limites, ce par quoi sera assumé le passage du temps de la « consubstantialité » à celui de la « grande séparation ».
La place de l’islam en Occident
Il me reste à dire un mot sur ce qu’il en est de l’islam et de sa présence parmi nous dans les pays démocratiques, d’Europe et d’Amérique, bref dans ce qu’on appelle l’Occident. Il y a d’abord le fantasme de l’invasion, de la conquête, de l’orchestration idéologique qu’apporte l’incompatibilité entre ceux qui ont construit leur communauté nationale sur la « grande séparation » et ceux qui continuent de prospérer dans l’archaïsme de la « consubstantialité » ; entre ceux qui situent la transcendance du droit à partir de sa genèse humaine mobile, perfectible, capable de recevoir des amendements, des rectifications, des adaptations, des compromis, des accommodements ; et ceux qui restent arc-boutés à un droit dont l’inviolabilité s’exacerbe par sa prétendue origine divine qui recouvre la genèse réelle de son archaïsme patriarcal.
Pour nous, l’adaptation de l’islam aux démocraties ne vaut que par son traitement à égalité avec les autres formations religieuses. La donnée immédiate de la présence musulmane dans les démocraties, c’est d’appréhender ses sectateurs comme étant déjà sortis des frontières de la sharî’a, comme ayant muté des droits de Dieu vers les droits de l’homme. C’est pour cette raison que j’ai exprimé en son temps mon soutien en faveur des caricatures danoises et ma compréhension pour la conférence du pape à Ratisbonne (malgré sa vision fixiste et donc injuste de l’islam dont il élimine les potentialités de renouvellement). De tels événements donnent à l’islam le même statut que le christianisme ou le judaïsme qui, en tant que religions, ont déjà subi historiquement l’offensive critique qu’encourage la liberté de pensée, d’opinion et de conscience. Je préfère rendre l’islam capable d’assumer la parole libre, fût-elle des plus blessantes, que ramener nos sociétés à des lois destinées à réduire la liberté de l’esprit à l’aune du respect des croyances : je pense à l’offensive de la Conférence des États islamiques auprès de l’Onu pour interdire le blasphème. Pour honorer ce vœu, il aurait fallu altérer la déclaration universelle des droits de l’homme en y introduisant un train de mesures qui procède des droits de Dieu.
En outre, le sujet islamique en terre occidentale a les moyens de conduire le travail de déconstruction qui peut révéler en quoi l’islam, comme toute croyance, est une machine qui fonctionne en raison de l’efficacité des mythes qu’il a mis en récit. De sous ces mythes, peuvent être excavées des potentialités qui remontent à la quintessence des principes, les rendant assez ductiles pour se conformer aux nôtres. Bref, la tâche critique est à conduire sans concession mais dans le respect du sujet islamique et de la matière qui nourrit ses capacités imaginaires et symboliques.
Je voudrais pour illustrer ce type de travail me transporter vers le dernier été américain et plonger dans le passionnant et passionné débat qui y a eu lieu à propos du projet de construction d’un centre islamique à deux blocs du Ground Zero, Lower Manhattan. (J’ai suivi ce débat en lisant les traductions et les enquêtes réalisées par la rédaction du quotidien déjà cité Asharq al-Awsat, ce qui a donné aux lecteurs arabophones la chance de coller au plus près des vifs échanges qui ont agité, le temps d’une saison, la démocratie américaine.) On découvre alors que le projet de ce centre est en soi des plus méritoires. Il veut en effet revivifier le symbole d’une Andalousie médiévale idéalisée pour les vertus de la convivance qu’elle a assuré aux sectateurs des trois formes du monothéisme : un tel centre ne devrait-il pas s’appeler Dâr Qurtuba (la Demeure de Cordoue) ? N’est-il pas porté par un couple de New-Yorkais musulmans, acteurs reconnus du dialogue interreligieux ? Elle et lui ne se fondent-ils pas en outre sur la plus belle part de l’islam (le soufisme) ? Ce couple est composé par une dame d’origine pakistanaise, Deasy Khân (qui a en horreur l’islam politique se réclamant de la « consubstantialité » entre l’État/Dawla et la Religion/Dîn) et un imâm d’origine égyptienne, le shaykh Fayçal ‘Abd ar-Ra’ûf ; l’un et l’autre vivent leur islam adapté à la « grande séparation ». D’ailleurs, ils se sont rencontrés pour la première fois lorsque Deasy Khân s’adressa au shaykh Fayçal en tant qu’homme de religion pour lui exposer le trouble et les doutes qui furent suscités en elle par l’apparition en 1979 de la république islamique dans un Iran soumis à l’autorité de la wilâyat al-faqîh, ce « gouvernement du clerc », inventé par l’Ayatollâh Khomeyni afin de légitimer sa prise du pouvoir révolutionnaire. Il n’y a donc pas pour les laïcs de meilleurs interlocuteurs dans la communauté musulmane croyante, pratiquante.
Il faudra aussi rendre hommage au maire de New York, Michael Bloomberg, qui soutient viscéralement le projet de Dâr Qurtuba parce qu’il connaît ceux qui le portent et sait ce qu’ils représentent ; ils font partie des rares musulmans actifs dans la cité sur qui l’on peut s’appuyer pour distinguer l’islam de l’islamisme, pour intégrer l’islam à l’espace commun. Ce serait par des personnes de ce type qu’adviendrait la « grande séparation » dans un islam débarrassé du mythe de la « consubstantialité ». En tant que juif, Michael Bloomberg n’efface pas de sa mémoire le temps où sévissait la discrimination qui empêchait un juif fortuné d’acquérir une résidence dans un quartier chic et bourgeois (comme cela a été le cas de ses propres parents). L’amnésie pour lui n’est pas opérante et sa vigilance lui révèle l’analogie entre antisémitisme et islamophobie.
De plus, le maire de New York partage avec le président Barack Obama la conviction qu’il faut défendre une des dispositions précieuses de la constitution américaine qui insiste sur la liberté religieuse et le droit à l’oratoire pour toute croyance. Le président américain l’a rappelé en s’engageant en faveur du projet de Dâr Qurtuba devant un auditoire musulman à l’occasion d’un iftâr offert à la Maison Blanche lors d’une des cérémonies de rupture de jeûne pendant le mois de ramadan. Il l’a fait pour défendre le principe constitutionnel même s’il savait pertinemment que dans la conjoncture politique et politicienne, un tel jugement ne peut que lui être néfaste pour les proches élections de mi-mandat tout en confortant les 24 % de ses compatriotes qui pensent qu’il est, sinon fidèle d’islam, à tout le moins crypto-musulman. Cette prééminence accordée au principe juridique au risque du dommage politique doit être mise au crédit du président Obama9.
Une autre analyse américaine de cette affaire souligne, à mon sens à raison, le travail sur soi qui est attendu de tout sujet continuant d’entretenir quelque lien avec son origine islamique10. Il convient en effet de tenir compte de la sensibilité que provoque le lieu (Ground Zero) ; c’est pourquoi je suspendrais la réalisation du projet en prenant en exemple le pape Jean-Paul II qui arrêta la controverse en fermant le couvent que les moniales carmélites avaient ouvert au bord d’Auschwitz. Certes l’islam radical n’est pas à confondre avec l’islam majoritaire. Mais combien nombreuse est cette minorité turbulente composée de financiers, de maîtres à penser, de sympathisants fascinés, d’agitateurs, de prédicateurs, de propagateurs de foi, de chefs accusateurs, de militants zélés, peuplant des camps d’entraînement pour attentats suicides ; selon des estimations informées et raisonnables, ce courant de sensibilité couvrirait près de 7 % de musulmans, ce qui fait plus de 80 millions de personnes ; un tel chiffre constitue un courant impétueux au sein de l’islam qui a métamorphosé la scène politique locale et globale et qui a eu des effets sur des millions d’individus dans leur vie quotidienne. Il suffit pour s’en rendre compte, d’enregistrer comment les aéroports de la planète, et surtout d’Occident, se sont transformés en camps policiers et militaires, avec des mesures de contrôle très renforcées et fort dérangeantes…
Le site du Ground Zero constitue la cible de l’attaque la plus horrible conduite par ce mouvement mondial. Cette agression a été menée par des musulmans abrités sous la bannière de l’islam. À propos de ce mouvement, comme de l’événement du 11 septembre, le travail sur soi mené par le sujet islamique à l’échelle des individus comme des communautés reste des plus insuffisants. Pour approfondir ce travail sur soi, nous avons à participer, en tant qu’originaires d’islam, à ce débat ouvert en Amérique. Nous y contribuons pour nous séparer irrévocablement de ce qui a été ourdi le 11 septembre à l’appel d’un islam fondé sur la vision globalisante, totalisante, sinon totalitaire de la « consubstantialité ». À partir de matériaux extraits de la tradition actualisée, nous avons à proposer un islam autre, celui-là même qui s’adapte à la « grande séparation » pour sortir de l’exclusivisme de la religion vraie et parvenir à la liberté de conscience, celle qui fait l’éloge de l’altérité, qui favorise la convivance, qui accélère la mutation vers l’esprit démocratique, pour s’adapter aux conditions du siècle en s’affranchissant des sociétés closes et participer par nos propres richesses aux sociétés ouvertes, humaines, trop humaines, loin de toute projection qui attribuerait à Dieu ce qui appartient à la volonté des hommes.
C’est à ce prix que nous pourrions prétendre à un oratoire musulman prêt à accueillir les célébrations de tous les cultes, à Lower Manhattan, si près du Ground Zero, pour qu’enfin par le référent islamique nous transmutions le massacre des innocents qui souille notre nom en énergie sainte qui nous purifie et nous donne l’aptitude de participer à la sacralisation du lieu. Ce sera par ce labeur constant et en veilleurs vigilants que nous esquisserons une ligne stratégique destinée à combattre l’islamophobie qui est, en revanche, augmentée par l’islam de la « consubstantialité », cette idéologie politique et militaire dont le moteur est la violence et l’usage de la terreur qui a pour vocation d’imposer le silence à toute altérité, d’entraver tout partage de vérité avec celui qui pense différemment, approfondissant ainsi la malignité du mal en semant la discorde et la dissension parmi les humains.
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Écrivain, anime l’émission « Cultures d’Islam » sur France culture, dernier ouvrage paru : Pari de civilisation, Paris, Le Seuil, 2009.
- 1.
Il me plaît de convertir le terme qui désigne un dogme chrétien en notion destinée à caractériser l’a priori qui représente l’islam chez les siens mêmes comme dans le sens commun universel.
- 2.
Elyès Jouini et Olivier Pastré, Enjeux et opportunités du développement de la finance islamique pour la place de Paris, Europlace, 27 novembre 2008. Ce rapport procède à une analyse technique mais ne déconstruit pas la notion de finance islamique.
- 3.
La traduction française de ce livre, qui date de 1996, fut rééditée en 2001 par Hachette, coll. « Pluriel ».
- 4.
Saïd Qutb est l’inventeur, avec le Pakistanais Mawdûdî, de la hakamiyya, « la politique divine » dont le fondement scripturaire est l’interprétation qu’ils font du verset coranique qui dit al-hukmu li-Lâh, « le pouvoir (ou le jugement) est à Dieu » (Coran, XL, 12).
- 5.
Notion extraite du Coran (II, 143) : « Nous avons fait de vous une communauté médiane » (ummatun wasatan).
- 6.
Autre notion extraite du Coran où elle est notamment appliquée aux « gens du Livre » (ce sont les chrétiens qui sont visés) qui usent de ghulw, d’excès, de démesure dans l’interprétation de leurs écritures au point de déborder par la Trinité le dogme du Dieu Un. Dans le Coran, c’est la forme verbale qui est utilisée : lâ taghlû fî’ dînikum, « ne vous portez pas à l’excès dans votre religion » (IV, 171 et V, 77).
- 7.
Al-Amr bi’l-ma’rûf wa’n-nahyu ‘alâ’l-munkir, expression qui revient maintes fois dans le Coran et qui a été choisie comme emblème de la hisbâ’, cette police des mœurs qui est destinée à assurer par la coercition l’ordre moral dans la cité. Elle est particulièrement recommandée en milieu hanbalite, l’école juridique la plus vigoureuse parmi les quatre écoles du sunnisme. Elle a été théoriquement ranimée par Ibn Taymiyya (fin xiiie siècle) et réactivée dans la pratique par les wahhabites dans l’État qu’ils fondèrent en 1932 dans la péninsule Arabique. L’islamologue de l’université de Princeton, Michael Cook, a consacré un livre sur ce mot d’ordre qui vient d’être traduit en arabe : Commanding Right and Forbidding Wrong in Islamic Thought, Cambridge University Press, 2000.
- 8.
Nicole Picaudou, l’Islam entre religion et idéologie, Paris, Gallimard, 2010.
- 9.
Eugene Robinson, “President Obama’s Winning Streak”, Washington Post, 20 août 2010.
- 10.
Charles Krauthammer, “Moral Myopia at Ground Zero”, Washington Post, 20 août 2010.