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Les aléas de la décision collective

mars 2018

#Divers

Un petit nombre d’entreprises en France ont adopté, sous des formes et à des degrés divers, des pratiques démocratiques dans l’organisation du travail et la prise de décision. Nous avons souhaité rencontrer des managers pour les interroger sur leurs expériences de ces environnements et leur avons demandé de se livrer au difficile exercice de la critique. Managers au sein des groupes Hervé, Michelin et Syndex, ils s’expriment ici à titre personnel.

Agnès Mauffrey a été directrice des systèmes d’information du groupe Michelin de 2008 à septembre 2017, après avoir occupé différents postes chez des opérateurs de télécommunications et dans des sociétés de services informatiques. Dans la continuité de ses initiatives de responsabilisation des employés dans le monde de l’industrie, lancées il y a plus de quinze ans, le groupe Michelin souhaitait étendre cette démarche aux cols blancs. Agnès Mauffrey et ses équipes ont ainsi engagé un programme de transformation de la Direction des systèmes d’information (Dsi), dont elle décrit les objectifs et le fonctionnement.

Agnès Mauffrey – L’objectif du programme de transformation de la Dsi était de redonner de l’air aux équipiers de la Dsi (1 100 internes, plus de 1 500 externes), parce qu’au fil du temps nous avions décrit de manière très fine les façons de faire, ce qui nous avait involontairement conduits à ne pas laisser aux collaborateurs suffisamment de possibilités de réfléchir par eux-mêmes, d’être créatifs, de prendre la main. Et dans le monde des systèmes d’information, couper cette capacité d’initiative équivaut quasiment à un suicide.

Nos équipes opérationnelles pratiquaient déjà les méthodes de travail dites « agiles », qui portent en elles les principes de la responsabilisation. Mais l’autonomie de ces équipes était vite limitée par les niveaux supérieurs et certains collaborateurs se sentaient encore frustrés.

Nous avons commencé en juillet 2015 par faire un diagnostic partagé, lors d’un séminaire managérial. Nous y avons listé un certain nombre de dysfonctionnements : temps gaspillé, tâches inutiles comme la création de documents, la production d’indicateurs, certaines réunions, et aussi l’insuffisante valeur apportée aux métiers et aux clients de Michelin. Notre direction, sous mon impulsion, a alors décidé d’organiser l’ensemble de la Dsi en équipes plus petites d’environ sept personnes, appelées squads, organisées par fonctionnalités, métiers, et disposant des compétences nécessaires pour les mettre en œuvre.

Pour réussir les missions qui leur sont proposées, ces équipes de travail, souvent pluridisciplinaires, sont libres de s’organiser comme elles l’entendent : elles se fixent leurs propres objectifs et choisissent leur méthode de travail, en accord avec la stratégie de la Dsi et de l’entreprise. Chaque squad a un leader, un facilitateur qui se porte garant du bon fonctionnement de l’équipe. C’est un membre à part entière de l’équipe sans pouvoir autoritaire sur les autres.

Chaque squad se voit aussi attribuer un accompagnateur, appelé « navigateur », qui conseille l’équipe dans la durée sur les bonnes pratiques à mettre en place et l’aide à se conformer aux règles et aux objectifs qu’elle s’est fixés. Si, en dépit de ce dispositif, les membres d’une squad ne parviennent pas à se mettre d’accord, c’est tranché au niveau supérieur, en présence du manager qui demeure le référent hiérarchique (il y en a un pour plusieurs squads). Mais ces cas sont rares.

Si une squad se fixe des objectifs trop faibles, c’est au manager d’essayer de la convaincre de les relever. Si une équipe obtient des résultats en deçà de ceux qu’elle s’est fixés, c’est le manager qui décide de l’attitude à tenir.

Aujourd’hui, les managers engagés dans cette démarche de responsabilisation insistent auprès de leurs équipes sur le pourquoi plutôt que sur le comment, ainsi que sur le développement personnel de leurs équipiers. Pour les aider dans leur mutation, nous les outillons avec du lean management. Ils apprennent à lâcher prise, ce qui demande de leur part une vraie transformation intérieure.

Nous souhaitons aboutir à une organisation plus décentralisée, moins contrainte, mais qui respecte un cadre. « Se responsabiliser » implique malgré tout une discipline minimum, avec des normes co-construites. Confiance, transparence, exigence collective, me semblent être les maîtres-mots.

Yann Baudron, aujourd’hui manager au sein du Groupe Hervé, y a commencé sa carrière comme technicien de maintenance. Fondé en 1972, le Groupe Hervé est spécialisé dans l’énergie, le bâtiment et le numérique. Il compte aujourd’hui 3 000 employés [1]. L’entreprise repose sur des équipes auto-organisées d’une quinzaine de personnes. Chaque équipe est dotée d’un manager qui la représente et relaie ses décisions à l’échelon supérieur ; l’entreprise ne connaît ainsi que quatre niveaux hiérarchiques. Les décisions sont prises sur le principe de la discussion et du consensus, le manager jouant essentiellement un rôle d’animateur. Chaque année les managers sont évalués par leur base et peuvent être amenés à renoncer à leur poste s’ils sont désavoués. Yann Baudron explique ici les qualités requises pour ce type de management et les difficultés de recrutement qui peuvent en découler, ainsi que ses conséquences sur les résultats et la mise en place de nouveaux outils.

Yann Baudron – Dans le Groupe Hervé, l’équipe de production est autonome : elle fixe ses propres objectifs annuels, elle suit son compte de résultat, elle effectue ses propres recrutements, elle discute des augmentations et elle choisit comment elle organise son travail. Toutes les décisions relatives à la vie de l’équipe sont prises publiquement, en réunion, par les membres de l’équipe eux-mêmes (installateurs-chauffagistes, frigoristes, électriciens…). Ce qui suppose que tous aient les éléments financiers nécessaires à leur prise de décision et qu’ils sachent les lire. Le technicien (que nous appelons « intra-entrepreneur ») rédige lui-même ses devis sans limite de montant, passe ses commandes de matériel, réalise la prestation et fait signer le procès-verbal de réception au client.

Dans ces conditions, le manager doit accepter de lâcher prise, de servir seulement de catalyseur d’une prise de décision collective. Certes, c’est encore lui qui valide in fine les augmentations, les congés et l’affectation des ressources, mais toujours après un débat en réunion et la décision est prise en concertation. Pas facile de trouver des managers en adéquation avec cette philosophie – le recrutement des cadres est même notre principale difficulté. Au-delà de la compétence technique, nous cherchons des gens qui ont un certain état d’esprit, une attitude, un savoir-être particulier. Ce n’est pas évident pour un manager d’accepter de ne pas être au courant de tout, de tout contrôler. C’est plus facile pour des opérationnels, qui sont généralement contents d’avoir droit à l’erreur, d’avoir des responsabilités, de l’autonomie, surtout les jeunes. Les gens peuvent se forcer à une gestion démocratique, mais si ce n’est pas naturel, cela ne peut pas marcher longtemps. Le recrutement est donc crucial dans notre organisation.

Il y a aussi un risque de surinvestissement. Le système est un aspirateur à travail : on ne compte plus ses heures, on est fixé sur le résultat. Et plus on monte dans la hiérarchie, plus il est difficile de voir où commence et où s’arrête le travail.

On critique souvent la démocratie en entreprise comme un simple moyen d’exploiter les travailleurs, mais si c’était le cas, on aurait une meilleure rentabilité ! Si l’entreprise est rentable (de l’ordre de 2 à 3 % par an, moyenne basse du secteur) et qu’elle se développe en traversant relativement bien les crises, je pense qu’elle gagnerait bien plus d’argent à court terme en étant hiérarchique. Notre fonctionnement sécurise sur le long terme, parce que le résultat ne tient pas à quelques personnes. Si je dois m’absenter pendant six mois, mes équipes fonctionneront sans problème (dans d’autres entreprises, quand les têtes ne sont plus là, tout s’arrête). Mais comme on est dans un système où l’on donne le droit à l’erreur, voire favorise les erreurs, pour que les gens puissent apprendre, forcément, des erreurs pèsent sur le résultat. Il faut dire que nous avons un actionnaire familial, qui ne se verse pas de dividendes mais réinvestit tout dans l’entreprise.

En matière d’innovation, le fonctionnement concertatif peut freiner les choses. On ne peut pas imposer des outils, donc il faut argumenter, montrer par exemple que telle application fait gagner du temps… Il faut qu’un petit groupe s’y mette et qu’on fasse de la communication pour montrer que certains sont contents de s’en servir : on réalise des vidéos, on envoie les gens qui n’y croient pas rencontrer ceux qui y croient. Le temps perdu à mettre l’application en place est largement gagné après, quand les gens l’utilisent en étant convaincus. Si ça ne prend pas, en revanche, c’est qu’on s’est trompé, car les gens ne rejettent pas un outil par simple esprit de contradiction…

Catherine Allemand et David Dupuy sont membres du comité de direction de Syndex, un cabinet d’expertise comptable fondé en 1971 par des militants proches de la Cfdt. Le cabinet accompagne des comités d’entreprise en partenariat avec au moins un syndicat. Jusqu’en 1990, Syndex regroupe une centaine de personnes et ne compte aucun salarié à plein-temps. Le cabinet est devenu une Scop (Société coopérative et participative) en 2012 mais, comme le confie David Dupuy, « on reste atypiques, même parmi les Scop ». Le pouvoir de décision dépend en effet du statut de salarié et non de la possession d’une part du capital. La société compte aujourd’hui 450 employés : la répartition du pouvoir repose sur le vote ; une assemblée générale a lieu tous les trois ans, dont la préparation dure neuf mois. « C’est un peu comme un congrès syndical » précise Catherine Allemand. Chaque comité de direction est élu pour trois ans avec un « mandat de gestion » fixant les grandes lignes de son action et de celle des membres de la société. Les mandats d’élus sont limités à deux fois trois ans maximum. Toutes les fonctions managériales sont électives et ces élections se font, elles aussi, lors de l’assemblée générale.

Catherine Allemand – Les équipes comprennent entre huit et cinquante personnes, elles ont une certaine autonomie et chacune est considérée comme un centre de profit. Chaque équipe élit ses responsables et la prise de décision est collective, même en ce qui concerne les budgets et les recrutements. Le budget global est l’addition des budgets de toutes les équipes. Les décisions du comité de direction sont soumises à référendum à peu près tous les trimestres. Les employés sont très attachés à cette « culture du vote » au sein du cabinet et à la « charte interne » qui lui tient lieu de constitution.

David Dupuy – Le droit à la parole est sacré et le niveau d’expression est très élevé. On met du temps à prendre des décisions, mais une fois qu’elles sont prises, ça va vite. L’une des limites du modèle, c’est le côté démocratie athénienne, un peu élitiste. D’une part, le débat démocratique tend à être réservé aux sujets nobles et tout ce qui relève de la gestion courante y échappe, alors qu’il y a là aussi des enjeux de pouvoir. D’autre part, tout le monde ne peut pas fonctionner dans ce type d’organisation : quelqu’un qui y rentre « par hasard » peut se sentir rejeté. Historiquement, les recrutements se font beaucoup par cooptation.

Allemand – L’atypisme peut aussi poser problème quand les gens tiennent à être atypiques en tout, même quand cela n’a pas grand intérêt.

Dupuy – La démocratie n’est évidemment pas un remède miracle. Le vote n’est pas toujours rationnel. On vote pour celui qui a l’air sympathique ou qui promet la lune, ou parfois une équipe s’entend pour élire un nul et ne pas être gênée, ou au contraire une équipe se choisit un leader bonapartiste. Mais ce sont des cas isolés.

Allemand – Dans les boîtes dites « classiques » ce ne sont pas forcément les plus compétents qui sont nommés managers. De la même manière, le système démocratique ne garantit pas à lui seul que les personnes élues auront les compétences requises, il faut plutôt être capable de se former rapidement et de préparer les votes collectivement au sein des équipes par un travail de définition des fonctions à tenir. La prise du mandat et la fin de mandat ne sont par ailleurs pas faciles : pendant trois ou six ans une personne est responsable, elle prend goût aux fonctions de coordination et d’animation d’un collectif et ensuite elle doit reprendre exclusivement l’activité de production (faire des missions). La fin de mandat peut être vécue comme une mise au placard, une sorte de « rétrécissement » du champ des possibles.

Dupuy – Chez nous, la reconnaissance n’est pas liée à un titre, on est reconnu pour ce qu’on fait. Des anciens qui ont réussi leur mandat continuent souvent de jouir d’une réputation, ils ont une sorte de titre officieux.

Allemand – Avec l’effet collatéral qu’ils peuvent entretenir des réseaux pour continuer à exercer leur influence, en dehors de tout mandat, voire même en interférant avec celui des autres.

Dupuy – C’est vrai qu’il y a une sorte d’organigramme parallèle, une hiérarchie officieuse pas facile à déchiffrer. Comme les mandats tournent, c’est encore moins évident. Il faut connaître l’histoire des uns et des autres, les réseaux de cooptation internes. Mais c’est comme ça partout. Il n’y a pas d’organisation où il n’existe pas de relations de pouvoir.

Allemand – C’est l’une des singularités de notre organisation, l’évolution professionnelle se fait à l’horizontale.

Dupuy – On le dit à l’embauche : il ne faut pas venir chez nous pour grimper l’échelle. L’autre chose, c’est qu’il ne faut pas être allergique au collectif, parce qu’on passe beaucoup de temps en groupe, en réunion, y compris à quatre cent cinquante. On a gardé ce côté communautaire des années 1970, limite phalanstère. Le collectif peut mal tolérer les comportements non conformistes et être assez violent dans ses rejets. C’est aussi cela la puissance du collectif…

Allemand – Ça peut être très compliqué quand quelqu’un se présente à une fonction et n’est pas élu. Rejetée publiquement, la personne doit pourtant continuer à travailler avec les gens qui lui ont dit « on ne veut pas de toi » (du moins c’est souvent perçu comme ça). Cette dimension affective peut limiter la prise de mandat, soit pour les gens qui ont perdu une élection, soit parce qu’ils ont peur de ne pas être élus. Il faut du courage pour se présenter. Et à l’inverse, certaines personnes très douées pour faire des campagnes flamboyantes sont ensuite de mauvais élus.

Dupuy – Néanmoins, comme dans tout groupe, l’enjeu principal reste la survie du groupe : les anciens et ceux qui sont le plus investis arrivent toujours à se débrouiller pour faire émerger des gens capables de prendre la relève et d’assumer des fonctions de direction.

Allemand – En même temps, les mandats tournants limitent le risque : à travers le vote, on confie d’autant mieux du pouvoir à quelqu’un qu’on sait que son exercice est limité dans le temps. Et le renouvellement des mandats impose à tout le monde de se demander régulièrement où on veut aller, qu’est-ce qu’on veut faire ? C’est quand même la grande question, et dans les organisations classiques elle est malheureusement souvent réservée aux hautes sphères.

Propos recueillis par Thibaud Brière et Thibault Le Texier,
le 18 juillet 2017 (Y. B.), le 27 juillet 2017 (C. A. et D. D.)
et le 22 août

 

[1]  Nous précisons que Thibaud Brière est salarié à temps plein du Groupe Hervé et que Thibault Le Texier y intervient occasionnellement comme formateur.

Catherine Allemand

Catherine Allemand est membre du comité de direction de Syndex, un cabinet d’expertise comptable fondé en 1971 par des militants proches de la Cfdt.

Yann Baudron

Yann Baudron, aujourd’hui manager au sein du Groupe Hervé, y a commencé sa carrière comme technicien de maintenance.

David Dupuy

David Dupuy est membre du comité de direction de Syndex, un cabinet d’expertise comptable fondé en 1971 par des militants proches de la Cfdt.

Agnès Mauffrey

Agnès Mauffrey a été directrice des systèmes d’information du groupe Michelin de 2008 à septembre 2017, après avoir occupé différents postes chez des opérateurs de télécommunications et dans des sociétés de services informatiques.

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