Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Israël et le statut des civils dans la guerre antiterroriste

novembre 2010

#Divers

Comment une armée régulière, qui agit sur un territoire dont son État n’a pas la maîtrise, doit-elle traiter les populations civiles qui se trouvent sur le terrain d’opération ? Peut-elle privilégier la sécurité de ses propres soldats ou peut-on plaider, même dans les actions antiterroristes, pour le maintien de la distinction entre combattants et civils ?

En 2005, Asa Kasher et Amos Yadlin ont publié, dans une revue universitaire américaine, un article intitulé « Assassinat et meurtre préventif1 », qui porte sur la question de « l’assassinat dans le contexte de la guerre contre la terreur ». On peut penser que la portée de ce texte va bien au-delà de son simple intérêt académique. Asa Kasher est en effet professeur d’éthique et de philosophie de l’action à l’université de Tel Aviv et expert auprès de l’armée israélienne. Au moment de la parution de cet article, le général Amos Yadlin était l’attaché militaire de l’ambassade d’Israël à Washington et il est à présent à la tête des services secrets de l’armée israélienne. Bien qu’ils soulignent d’emblée que « les vues exprimées dans [leur] document sont celles des auteurs et pas nécessairement celles […] de l’armée ou de l’État israéliens », il ne s’agit pas de savoir si leurs idées expriment la vision officielle mais si elles ont, dans les faits, une influence au sein de l’armée israélienne. Or, peu après l’intervention d’Israël à Gaza (opération « Plomb durci », décembre 2008-janvier 2009), le journaliste Amos Harel, spécialiste des questions militaires, affirmait dans Haaretz (le 6 février 2009) que les règles de combat évoquées dans l’article étaient effectivement celles qui gouvernaient la conduite des soldats israéliens sur le terrain – ce que certains soldats israéliens ont confirmé depuis, tandis que d’autres contestaient cette idée. Nous ne prendrons pas parti dans ce débat ici, mais vu l’intérêt porté aux règles d’engagement des Israéliens dans les affrontements à Gaza, il semble extrêmement important d’étudier l’argumentaire de Kasher et Yadlin.

Nous n’aborderons pas la question des assassinats ciblés, objet explicite de leur article. Nous voulons plutôt mettre en discussion l’idée « la plus importante et la plus difficile » aux yeux des auteurs. Voici leur question :

Quelle priorité doit-on accorder au devoir de réduire autant que possible le nombre de victimes parmi les combattants de l’État quand ceux-ci sont engagés dans un combat contre la terreur ?

En mentionnant les combattants « de l’État », les auteurs font référence aux États en général, y compris les forces armées de l’État d’Israël. La « terreur » désigne ici les meurtres intentionnels de civils, comme les attentats revendiqués par le Hamas ces dernières années. Voici leur réponse :

D’ordinaire, le devoir de restreindre le nombre de victimes parmi les combattants est dernier dans la liste des priorités, ou avant-dernier si l’on exclut les terroristes de la catégorie des non-combattants. Nous rejetons totalement une telle position car elle est immorale. Un combattant est un citoyen en uniforme. En Israël, il s’agit d’ailleurs le plus souvent d’un conscrit ou d’un réserviste. C’est pourquoi l’État ne devrait mettre en danger ces hommes que pour une raison incontestable. Le fait que des terroristes soient décrits comme des non-combattants, et qu’ils se trouvent ou agissent près des civils qui ne sont pas impliqués dans la terreur, ne constitue pas une raison valable pour risquer la vie des soldats quand ils les pourchassent. […] Les terroristes sont responsables de la confrontation entre civils et combattants. C’est donc à eux d’en assumer les conséquences.

Et ils poursuivent :

Là où l’État ne peut avoir de contrôle effectif sur le territoire alentour, il n’a pas à endosser la responsabilité qui est celle des terroristes qui opèrent dans la proximité de civils innocents.

Une remarque rapide s’impose : l’usage du mot « terroriste » est superflu. Remplacez-le par « ennemi combattant » et l’argument reste le même. Kasher et Yadlin présument simplement que la guerre menée contre l’ennemi est une guerre juste. Dit crûment, leur conclusion est que dans de telles circonstances, la sécurité de « nos » soldats prime sur celle de « leurs » civils.

Notre principale objection à cette idée est qu’elle est à la fois fausse et dangereuse car elle fragilise la distinction entre combattants et non-combattants, point d’orgue de la théorie de la guerre juste (jus in bello). Aucune raison n’est donnée qui puisse justifier l’érosion de cette distinction.

Civils et combattants : une distinction à préserver

L’ambition de la théorie de la guerre juste est de réguler la guerre, d’en réduire le nombre d’occasions, de régler sa conduite et sa portée légitime. Jamais les guerres entre États ne doivent être des guerres totales opposant des nations ou des peuples. Quels que soient le sort des deux armées impliquées, l’issue des combats, la nature des affrontements ou le nombre de victimes, à la fin de la guerre, les deux peuples ennemis doivent encore former des sociétés capables de fonctionner. Une guerre ne peut jamais être une guerre d’extermination ou d’épuration ethnique, et ce qui est vrai pour les États s’applique également aux corps politiques qui leur ressemblent, comme le Hamas et le Hezbollah, qu’ils utilisent ou non des méthodes terroristes. Le peuple qu’ils représentent ou prétendent représenter est un peuple comme un autre.

Le monopole de l’usage légitime de la violence est l’attribut essentiel d’un État. Faire la guerre à l’un d’entre eux signifie donc se battre contre l’instrument humain de ce monopole – et contre personne d’autre. Notre monde serait probablement meilleur sur le plan moral si l’ensemble des États se mettait d’accord pour limiter davantage encore les conflits et se faire représenter par des champions comme David et Goliath : un combat de gladiateurs serait en ce sens préférable à une offensive militaire. Mais les duels de ce genre n’existent que dans la Bible et les épopées homériques, pas dans le monde réel où l’on observe avec désarroi une tendance à l’élargissement plutôt qu’à la réduction de l’ampleur des conflits. Durant la Grande Guerre de 1914-1918, seulement 15% des victimes étaient des civils quand le nombre de civils tués pendant la Seconde Guerre mondiale atteignait 50% du nombre total de victimes.

Le meilleur moyen de circonscrire l’étendue d’une guerre consiste à tracer une ligne nette entre combattants et non-combattants. C’est la seule distinction moralement pertinente sur laquelle peuvent s’accorder tous ceux qui sont impliqués dans un conflit. Le terrorisme est un effort délibéré visant à brouiller cette distinction dans le but de faire des civils des cibles légitimes. Ceux qui combattent le terrorisme ne doivent pas se laisser entraîner à imiter leurs méthodes de combat.

La différence entre combattants et non-combattants ne correspond pas à une opposition entre civils innocents d’un côté et soldats coupables de l’autre. Les premiers ne sont pas nécessairement innocents et irréprochables. Certains civils allemands par exemple, partisans enthousiastes du régime nazi, n’étaient clairement pas innocents en ce sens. Mais on parle ici d’innocence au sens pratique du terme : les non-combattants sont innocents parce qu’ils ne participent pas de façon directe à l’effort de guerre. Ils n’ont pas la capacité de blesser autrui, contrairement aux combattants qui disposent de cette faculté. Et c’est précisément cette compétence qui, dans un contexte de guerre, fait des soldats des cibles légitimes. Les simples civils ne devraient donc pas être délibérément visés2.

Les combattants ne sont responsables que de leur conduite pendant la guerre. Livrer bataille dans le cadre d’une guerre d’agression ne fait pas d’eux des criminels, de même qu’on ne leur accorderait pas l’immunité au combat s’ils se battaient aux côtés des anges dans une guerre légitime. La théorie de la guerre juste suppose que chaque combattant est persuadé que son pays se bat pour une juste cause, postulat qui apparaît raisonnable et nécessaire vu la façon dont les futurs combattants sont élevés, éduqués et endoctrinés. On peut donc exiger de nos soldats qu’ils réagissent de façon morale dans des situations concrètes d’affrontements, mais pas leur demander de juger correctement de la moralité des raisons alléguées par leurs dirigeants politiques pour les faire aller au combat.

On peut réfuter l’idée selon laquelle les combattants se battraient pour une cause morale. Personne ne prétend que c’est le cas des mercenaires, des membres de cartels de la drogue en guerre contre le gouvernement, ou des soldats d’une guerre d’extermination. Les mercenaires et les gangsters pensent, bien sûr, rallier la guerre pour gagner de l’argent, et pas pour des raisons morales valables. Les convictions des génocidaires n’importent pas non plus ; aucune présomption en leur faveur n’est faite quand on juge leur comportement. Cependant, cette croyance en des motivations morales personnelles perdure dans la majeure partie des cas de l’histoire moderne.

Quand, lors d’une guerre, les ennemis prétendent chacun que la justice est de leur côté, leurs revendications sont le plus souvent incompatibles mais elles ne sont pas contradictoires pour autant. S’il y a contradiction, les deux camps ne peuvent pas tous les deux avoir raison ou tort. Si un camp est persuadé que « 10 000 civils ont été tués dans la guerre » tandis que l’autre pense que c’est faux, l’un dit vrai, l’autre est dans l’erreur. En revanche, s’il y a incompatibilité, quand l’un dit que les véhicules de l’Onu sont verts, et l’autre jaunes, par exemple, les deux camps peuvent avoir tort, mais ils ne peuvent pas tous les deux avoir raison.

Il y a incompatibilité plutôt que contradiction dans la plupart des guerres (probablement pas toutes) : les deux camps mènent une guerre objectivement injuste, mais sont tous les deux intimement persuadés que la justice est de leur côté. En effet, il est possible que chacun ait des griefs légitimes contre l’autre si bien que le conflit prenne des accents tragiques, mais ils ne peuvent logiquement pas avoir tous les deux de bonnes raisons de mener cette guerre. Il se peut que l’un ait un mobile légitime pour se battre et l’autre non, mais il est aussi possible, et assez banal dans l’histoire humaine, qu’aucun des deux n’ait de motif légitime. Le fait que les deux camps puissent être en tort, et qu’ils le soient souvent, est une autre raison pour refuser de blâmer les soldats qui participent à une guerre, quelle qu’elle soit. Même si leur pays est en tort, ils font leur devoir en se battant et on ne peut les blâmer que pour une conduite immorale au cours du combat.

La position que nous contestons est la suivante : elle maintient que seul le camp se battant pour une cause juste (« notre camp ») a le droit de combattre quand les soldats ennemis n’en ont aucun. Tout ce qu’ils font est immoral, qu’ils attaquent nos soldats ou nos civils. Et puisque nos combattants et les civils sont également innocents, on ne peut pas demander à nos soldats de prendre des risques pour protéger des civils ennemis, eux-mêmes mis en danger par la conduite immorale de leurs soldats.

Les deux sens de la guerre juste, jus ad bellum, la légitimité de la décision d’entrer en guerre, et jus in bello, la conduite juste au cours de la guerre, doivent rester distincts. Les chefs d’État peuvent être tenus responsables du premier, et les soldats et leurs officiers du second. Brouiller cette ligne de séparation et saper la distinction catégorique entre combattants et non-combattants met les civils en danger (ceux dont on considère qu’ils appartiennent au mauvais camp) de façon inédite.

La présomption qu’il existe des raisons légitimes de se battre s’applique également aux combattants du Hamas et du Hezbollah. Ils doivent bien sûr être tenus responsables de leurs actions pendant la guerre, surtout lorsqu’ils font des civils la cible première de leurs attaques et qu’ils utilisent délibérément des personnes comme bouclier humain. Mais aucun de ces crimes n’autorise leurs ennemis à abandonner leurs propres obligations morales qui consistent, elles, à éviter ou du moins à minimiser les blessures et les pertes chez les civils.

De façon assez naturelle, aucun camp ne voit ses soldats comme des guerriers invulnérables mais plutôt comme « nos enfants » jeunes, purs et innocents, entraînés pas l’État, à qui l’on a donné des uniformes, et qu’un ennemi cruel menace. Dans bien des occasions, le public s’intéresse plus à la vie de ses soldats qu’à celle de ses civils. C’est ce sentiment compréhensible, mais moralement erroné, qui se glisse dans l’article de Kasher et Yadlin quand ils écrivent qu’« un combattant est un citoyen en uniforme », pour nous convaincre que nous ne devrions pas demander à nos soldats de prendre de risques pour sauver des civils ennemis. Mais ce n’est pas comme dire d’un diplomate qu’il est un citoyen en costume de maître d’hôtel. L’uniforme dans le cas des combattants n’est pas seulement un habit conventionnel : il est le signe crucial d’une distinction entre combattants et non-combattants, distinction que guérilleros et terroristes tentent justement d’obscurcir en ne portant pas d’uniformes.

Voici ce que chaque camp devrait dire à ses soldats :

En portant l’uniforme, vous acceptez un risque que prennent seulement ceux qui ont été entraînés à blesser autrui (et à se protéger). Vous ne devriez pas faire peser ce péril sur d’autres qui n’ont pas reçu cet entraînement et qui n’ont pas cette capacité, qu’ils soient des frères ou des ennemis. Cette exigence se justifie moralement si l’on considère que la violence est un mal dont nous devrions réduire la portée autant que possible. En tant que soldat, on vous demande de prendre un risque supplémentaire pour limiter l’étendue de la guerre. Les combattants sont les David et Goliath de leur communauté. Vous êtes notre David.

Comment Kasher et Yadlin brouillent-ils la distinction entre combattants et non-combattants ? En permettant à « nos » soldats de passer outre ces règles pour garantir leur sécurité – qui prime alors sur celle des civils (quels qu’ils soient). Pour eux, il n’y a plus de distinction catégorique entre soldats et civils. Elle devrait pourtant l’être, puisque son objectif est de limiter la guerre à ceux, et seulement à ceux, qui ont la capacité de blesser autrui (ou qui fournissent les moyens de le blesser).

Un exercice de pensée en quatre situations

Voici un exemple concret qui va nous permettre de voir avec plus de précision à qui, de « nos » combattants ou de « leurs » civils, doit être accordée la priorité. Peu avant la guerre de 2006 avec le Liban, certaines rumeurs dans la presse israélienne avançaient que le Hezbollah avait l’intention de s’emparer du kibboutz de Manara qui se situe au nord d’Israël, à proximité de la frontière libanaise. Nous ne savons pas quelle crédibilité accorder à cette rumeur mais elle semble assez plausible. Nous l’utiliserons comme une expérience de pensée pour éprouver la thèse rivale.

Supposons que le Hezbollah ait mis son plan à exécution et ait pris le contrôle effectif de la zone de Manara, voici quatre scénarios possibles :

le Hezbollah a pris Manara et tous ses membres, des citoyens israéliens, en otage. Les combattants du Hezbollah se mêlent alors aux habitants du kibboutz afin de se trouver protégés en cas de contre-attaque israélienne ;

le Hezbollah s’est seulement emparé de la périphérie de Manara. Un groupe de civils bénévoles pro-israéliens venus de l’étranger – qui ne sont donc pas des citoyens israéliens – qui travaillait dans le kibboutz et vivait près de la frontière a été capturé et est utilisé comme bouclier humain ;

à la place des bénévoles partisans d’Israël comme dans le cas précédent, on a maintenant un groupe de manifestants venus de l’étranger et qui a fait le voyage jusqu’à la frontière nord-israélienne pour protester contre l’attitude israélienne vis-à-vis du Liban. Au cours de l’attaque, le Hezbollah n’a pas vraiment prêté attention à leurs revendications et les a enlevés pour les utiliser comme boucliers humains ;

le kibboutz avait été évacué avant les combats, mais après avoir pris possession des lieux, le Hezbollah fait venir des civils habitant des villages du sud du Liban pour montrer que cette terre leur appartient, et également pour les utiliser comme bouclier humain.

Dans ces quatre cas, Israël est sur le point de lancer une opération militaire pour reprendre Manara. Remarquez que le Hezbollah a le contrôle effectif du kibboutz et tient entre ses mains le sort des non-combattants retenus en otage. Nous pensons que l’État d’Israël est moralement tenu de se comporter dans les quatre cas comme il se comporterait dans le premier, lorsque ses propres citoyens sont prisonniers du Hezbollah et que les terroristes se mêlent à eux.

L’ampleur des dommages collatéraux que les Israéliens jugent acceptable quand leurs propres citoyens, otages, sont en danger, devrait aussi être la limite morale dans les autres cas. Si, en tant qu’Israélien, vous pensez qu’une opération militaire causerait trop de dégâts chez les civils israéliens, vous devriez montrer la même préoccupation concernant le mal fait à d’autres civils, qu’ils soient des hôtes bienvenus, des importuns ou des civils ennemis. Les règles de combat des soldats israéliens doivent être les mêmes dans tous les cas, quel que soit leur sentiment vis-à-vis des différentes populations. Et s’ils respectent ces règles et prennent les risques qu’on peut moralement attendre d’eux, alors la responsabilité de la mort des boucliers humains incombera – dans tous les cas – aux membres du Hezbollah.

Quel degré de risque les soldats israéliens doivent-ils assumer dans le premier scénario ? Nous ne pouvons pas répondre avec précision à cette question. Ils n’ont certainement pas à prendre de risques qui seraient de l’ordre du suicide, ou qui rendraient la reconquête de Manara trop difficile voire impossible. Les ennemis qu’ils combattent essaient de tuer des civils israéliens et mettent intentionnellement la vie d’autres civils en danger en les utilisant comme protection. L’État israélien condamne ces pratiques ; mais, dans le même temps, il tue bien plus de civils que ses ennemis, bien que cela ne soit pas un objectif officiel3. Mais se contenter de « ne pas vouloir » la mort de civils tout en sachant qu’elle est inéluctable, n’est pas une position que la condamnation israélienne du terrorisme peut suffire à légitimer. Comment Israël peut-elle faire preuve de son refus de s’aligner sur les pratiques de ses ennemis ? Ses soldats doivent, contrairement à leurs adversaires, vouloir ne pas tuer de civils, et cette intention ne peut se manifester que dans les risques que les soldats eux-mêmes acceptent de prendre pour réduire les dangers auxquels sont exposés les civils4.

Cette exigence n’a rien d’inhabituel et ne vaut pas uniquement pour Israël. Si des soldats se font tirer dessus depuis les toits d’un bâtiment, que ce soit en Afghanistan, au Sri Lanka ou à Gaza, ils ne doivent pas reculer puis appeler les renforts aériens ou l’artillerie qui risqueraient de tuer la plupart, voire tous les gens, se trouvant dans l’édifice ou les bâtiments proches de celui-ci ; ils devraient plutôt essayer de s’approcher assez près du bâtiment pour découvrir qui est à l’intérieur ou viser directement les combattants qui se trouvent sur le toit. Sans volonté de combattre de cette façon, la condamnation israélienne du terrorisme et de l’utilisation de civils comme bouclier humain sonne creux ; personne ne la prendra au sérieux.

Mais ne convient-il pas de faire une différence entre les civils mêlés de force aux combattants du Hezbollah et ceux qui viennent volontairement, comme par exemple les villageois venus à Manara dans l’espoir, peut-être, d’acquérir des terres ?

La question est délicate et les Israéliens devraient être attentifs à ses implications. Les quartiers généraux de l’armée israélienne (y compris le poste de commandement) sont situés en plein nord de Tel Aviv, dans un de ses quartiers résidentiels les plus huppés. Ce n’est pas un secret, et les civils qui y habitent se mettent en danger en toute connaissance de cause. Devraient-ils pour autant courir plus de risques parce qu’ils vivent là volontairement ? Nous ne le pensons pas. Ils pourraient même avoir droit à une plus grande protection de la part de leur propre État. Mais quelle que soit l’ampleur des dommages collatéraux jugée tolérable dans une guerre conduite selon les règles, elle est également acceptable dans leur cas – et rien de plus.

Ce sont clairement des civils et la règle qui s’applique au traitement des non combattants est également valable pour eux.

*

Kasher et Yadlin affirment que « mettre en danger les soldats plutôt que les civils pendant un acte militaire contre le terrorisme signifierait endosser, sans aucune raison, la responsabilité du fait que des civils et des combattants se trouvent mêlés sur le terrain des opérations ». Nous reconnaissons que les terroristes sont souvent à l’origine de cette situation : ils peuvent par exemple se fondre dans la foule au milieu d’un marché, ou tirer du toit de maisons de civils innocents. Mais cela ne change en rien la responsabilité des soldats qui est de réduire au maximum les risques pour les civils qui se trouvent là. Et s’il n’y a « aucune raison » pour eux d’assumer une telle charge, si les vies de « nos soldats » valent toujours plus que celles de « leurs civils », pourquoi ne pourraient-ils pas à leur tour utiliser les non-combattants pour se protéger ? Qu’est-ce qui les empêcherait de tirer parti d’une situation dont ils ne sont pas directement responsables ? Nous ne voyons pas comment Kasher et Yadlin peuvent éviter de fournir une justification à une pratique qu’Israël condamne officiellement et qu’eux-mêmes trouvent probablement méprisable, à savoir l’utilisation de civils comme boucliers humains pour les soldats.

Nous espérons que Yadlin et Kasher seront d’accord pour dire que le niveau de risque que les soldats acceptent d’encourir doit être le même dans les quatre situations, quel que soit le responsable de cette présence des civils, dont les identités et les allégeances diffèrent, dans les zones de combats5. Non que cela soit sans importance, mais le camp fautif ne décharge jamais l’autre de ses propres obligations morales. Cette idée – selon laquelle les agissements du Hezbollah conféreraient aux soldats israéliens ce genre de liberté – ne serait d’ailleurs pas recevable en Israël si des civils israéliens se trouvaient dans la zone de combat.

Voici la règle que nous proposons : menez votre guerre en présence des civils ennemis comme s’il s’agissait de vos concitoyens. Une telle ligne de conduite ne devrait pas surprendre un peuple guidé par les paroles de la prière de Pâques : « À chaque génération, l’homme est tenu de se voir lui-même comme s’il était sorti d’Égypte. »

  • *.

    Avishai Margalit est professeur émérite de philosophie à l’université hébraïque de Jérusalem. Il est également professeur à l’Institut des études avancées de Princeton avec Michael Walzer, codirecteur de la revue Dissent. La version originale de cet article a été publiée le 14mai 2009 dans The New York Review of Books sous le titre : “Israel: Civilians and Combatants”, © 2010 The New York Review of Books, distribué par The New York Times Syndicate.

  • 1.

    The Sais Review of International Affairs, été-hiver 2005, vol. 25, no 1.

  • 2.

    Les travailleurs dans les usines d’artillerie et de munitions fabriquent les moyens de blesser et sont donc des cibles légitimes. Comme Elizabeth Anscombe l’a déjà montré, les travailleurs qui font les rations de nourriture des soldats ne fournissent pas les moyens de blesser et ne sont donc pas des cibles légitimes. Voir The Collected Philosophical Papers of G.E.M. Anscombe, vol. 3 : Ethics, Religion and Politics, University of Minnesota Press, 1981, p. 53.

  • 3.

    Treize Israéliens ont été tués dans les combats à Gaza, dont quelques-uns touchés par les tirs venant de leur propre camp, tandis qu’entre 1 200 et 1 400 habitants de Gaza sont morts, dont la moitié ou plus étaient des civils.

  • 4.

    Michael Walzer et Avishai Margalit précisent que les soldats ne peuvent pas se contenter d’avertir les civils à l’avance pour les engager à quitter les zones de combats. Les mesures préventives que peut adopter l’armée pour limiter les dommages collatéraux ne sont pas suffisantes si l’on s’engage à réduire de façon effective le nombre de victimes parmi les civils. Pour cela, les soldats doivent accepter de prendre des risques supplémentaires tout au long du combat. Voir “Israel & the Rules of War: an Exchange”, dans The New York Review of Books, 11 juin 2009 (ndr).

  • 5.

    Dans leur réponse à cet article (The New York Review of Books, 11 juin 2009), Asa Kasher et Amos Yadlin considèrent que les scénarios proposés sont « spécieux » et ils réitèrent leur argument : quand le combat se déroule sur un terrain dont l’État a la maîtrise, il doit limiter les dommages collatéraux mais quand l’armée doit intervenir sur un terrain dont elle n’a pas la maîtrise et que des combattants restent dans les parages des civils, un État ne peut pas justifier le fait de mettre ses troupes en danger.