De quel « legs colonial » parle-t-on?
Polémiques à répétition, pétitions, propositions de loi : quarante ans après les indépendances, la colonisation est redevenue un objet de controverses publiques. Pour s’y retrouver, on doit inventorier les continuités entre le passé colonial et le présent afin de mieux comprendre ce qui, dans les relations entre anciennes puissances impériales et colonisés, reste marqué, ou non, par le poids du passé.
Les anciennes puissances coloniales sont régulièrement confrontées au surgissement du passé dans leurs rapports avec leurs possessions d’antan. Les crises diplomatiques entre le Zimbabwe et le Royaume-Uni ou entre la Côte d’Ivoire et la France, la polémique entre Paris et Alger sur l’œuvre coloniale, l’invocation des atrocités de la conquête par le colonel Kadhafi pour obtenir de l’Italie le financement de l’autoroute Tripoli-Benghazi sont des illustrations, parmi beaucoup d’autres, de ce constat. Le Japon – puissance coloniale méconnue – n’échappe pas à la règle, dont les crimes pendant la Seconde Guerre mondiale et l’expansion territoriale à partir de la fin du xixe siècle continuent d’obérer ses relations avec la Corée du Sud et la Chine. En Bolivie, le président Evo Morales, tout à sa nationalisation des hydrocarbures, pointe du doigt l’entreprise espagnole Repsol en dénonçant « les cinq cents ans de spoliation des richesses naturelles ».
Or, il ne s’agit pas seulement d’une instrumentalisation politique ou diplomatique de la mémoire historique de la part de gouvernements roués et cyniques, même si, en l’occurrence, le caractère « spontané » des manifestations anti-japonaises en Chine, durant l’année 2005, a pu prêter à sourire ou s’il est devenu de notoriété publique que le président Gbagbo et son entourage attisent et manipulent les émois nationalistes des Jeunes Patriotes ivoiriens au gré de la conjoncture. Dans toutes ces situations, le souvenir de l’occupation étrangère constitue un potentiel de passions irréductible à l’utilisation tactique qui en est faite, et souvent contraignant pour les dirigeants nationaux eux-mêmes. Ainsi, la question des « femmes de réconfort » en Corée du Sud a gêné à intervalles réguliers, ces dernières années, la diplomatie de Séoul du fait des mobilisations populaires qu’elle suscitait. En Afrique, les témoignages sont multiples qui attestent l’ancrage des représentations de l’aide publique au développement et des migrations dans le passé colonial.
Partir, c’est aussi un défi, une lutte entre la France et nous. Même si vous construisez un Mur de Berlin, nous le franchirons. On a été colonisés par la France, c’est en France qu’on doit aller
déclare par exemple un jeune Malien de Kabaté, dans la région de Kayes1. Et le chanteur contestataire Alpha Blondy affirmait dès 1985 :
Nous sommes un melting pot culturel, des mutants culturels que l’Occident a créés et qui font se gratter la tête. Ils sont venus et nous ont dit : « On va vous coloniser. Laissez tomber les pagnes et les feuilles. Prenez le tergal, le blue-jean, ray ban style. » Et puis, en cours de route, ils changent d’avis : « Écoute, ça revient trop cher, vous êtes indépendants ! » Ça serait trop facile ! Nous ne voulons pas de cette indépendance-là. Nous voulons que cette coopération qui a si bien démarré continue. Tu sais que tu es condamné à me reconnaître, tu ne peux pas m’appeler bâtard ; je suis le fruit de ta culture. Je suis maintenant une projection de toi […] Les Blancs ne doivent pas démissionner. Celui qui m’a conquis et qui m’a mis son verbe sur la langue, il n’a pas intérêt à se tromper. Je ne peux pas le lui permettre2.
Quant à Tiken Jah Fakoly, il chante :
La mémoire de la colonisation et de l’esclavage nourrit des représentations culturelles dont certaines formes de sorcellerie, telles que l’ekong, le culte de la Mami Wata ou la fantasmagorie reggae chez les jeunes citadins sont des illustrations africaines bien connues. Elle fournit également un répertoire discursif à différentes mobilisations sociales et politiques, telles que l’enrôlement dans des milices ou des mouvements armés, voire l’action terroriste. De ce point de vue, le renouvellement démographique n’a nullement altéré l’acuité du legs colonial dans les consciences politiques. Les Jeunes Patriotes de Laurent et Simone Gbagbo, ou les ghettomen ivoiriens que l’anthropologue et réalisatrice Éliane de Latour a analysés dans divers articles et mis en scène dans ses films Bronx-Barbès (2000) et Les oiseaux du ciel (2006), persistent à définir leurs pratiques et leurs stratégies sociales en référence à la colonisation, même si les unes et les autres renvoient à des enjeux contemporains d’accès à la citoyenneté, à l’emploi, à la terre, à l’argent, aux femmes, à l’universalité culturelle ou aux opportunités migratoires4. La question de la « rémanence » du passé colonial – pour garder provisoirement un terme qui fait florès mais mérite des éclaircissements – demeure un enjeu de luttes politiques et sociales aiguës dans la plupart des sociétés qui ont été historiquement impliquées dans la formation d’empires coloniaux.
Tel est le cas dans les anciennes métropoles elles-mêmes, où la représentation de l’aide publique au développement dans les opinions et les classes politiques, mais aussi celle de l’« immigration », de l’« islam », de l’« Afrique » ou de l’« Asie », sont indissociables du legs des consciences impériales, sans pour autant y être réductibles. En témoigne la virulence de l’actuel débat français sur les banlieues et les « indigènes de la République5 ». De polémiques idéologiques en propositions de loi, la colonisation est redevenue un objet de controverse publique quarante ans après les indépendances, peut-être tout simplement parce qu’elle a eu un rôle constitutif dans la formation de la conscience nationale et l’affirmation du nationalisme en Europe depuis le xixe siècle, voire depuis le xvie siècle6. Étienne Balibar en fait la remarque à propos de la relation entre la France et l’Algérie, qui à ses yeux constituent un ensemble de « un et demi » :
Ce qu’il faut remettre en question, c’est l’idée que les dimensions de l’appartenance nationale soient nécessairement représentables par des nombres entiers, comme un ou deux [ …] Le fait que la nation ait été formée dans l’empire veut dire que l’empire est toujours et encore dans les nations [ …]7.
L’époque est ainsi à la mémoire douloureuse : celle de la repentance au souvenir des massacres, du travail forcé, de l’esclavage, celle de la frustration ou de la colère intergénérationnelle, mais aussi, parfois, celle de la nostalgie du « bon vieux temps » et du « rôle positif » de la « présence » européenne outre-mer. Dans les pays anglophones, tout un courant critique des sciences sociales, ou plus exactement des cultural studies, dont les chefs de file sont en particulier Homi Bhabha, Paul Gilroy, Stuart Hall et Gayatri Spivak, considère que la situation coloniale est inhérente à l’expérience politique contemporaine, et notamment aux formes d’oppression de classe ou de genre et à la condition sociale des migrants, au risque évident d’occulter la diversité des contextes historiques, de substantiver le qualificatif colonial en une « colonialité » unique et de réifier le legs colonial en « postcolonie » essentielle8.
Il va sans dire que les anciennes colonies sont, de manière symétrique, habitées de leurs propres « mémoires d’empire9 ». La sensibilité anti-impérialiste est une ressource apparemment inépuisable de légitimation pour les classes dominantes africaines, asiatiques ou latino-américaines et pour leurs compétiteurs. Les rapports sociaux issus de l’État colonial et de son économie politique restent sous-jacents à des clivages ou des conflits de première importance, du fait de la reproduction des lignes de domination, d’accumulation et d’exclusion héritées de l’époque impériale. En tant que fait de conscience, l’évidence du « legs colonial » est donc là, qu’il faut maintenant comprendre par-delà les lieux communs et les fausses explications.
Le legs colonial : évidences et demi-vérités
Il peut être utile, dans un premier temps, de répertorier, de manière non exhaustive, quelques-unes des principales continuités ressenties ou supposées du moment colonial10 au moment « postcolonial », sans prétendre expliquer ces manifestations ni leur attribuer une fonction explicative, sans non plus être en mesure d’entrer dans le détail de chacune d’entre elles.
Le legs colonial le plus saillant a trait à la perpétuation du territoire politique de l’État, né de l’occupation et de l’administration coloniales, ainsi que de l’interaction entre les puissances coloniales elles-mêmes. La décolonisation apparaît en effet rétrospectivement, en règle générale, comme un vaste mouvement d’appropriation, plus ou moins conflictuel, de l’espace politique de l’État colonial, tant en Afrique qu’en Asie – à l’exception près du sous-continent indien, déchiré par la Partition de 1947 – et, après 1991, dans l’aire postsoviétique11. Cette reproduction du cadre territorial n’est pas le fruit de la seule « trahison » des élites politiques soumises à l’« impérialisme », au moment des indépendances. Elle repose sur des pratiques et des logiques sociales complexes et massives. Élément important de sa légitimation, la culture matérielle et symbolique de l’État contemporain, par exemple dans le domaine de l’architecture, de l’urbanisme, du vêtement, de la cuisine, trouve elle aussi ses racines dans le moment colonial. En outre, la plupart des identités particulières, parfois qualifiées de manière trompeuse de « primordiales » – telles que l’ethnicité en Afrique, le « communalisme » en Inde ou le confessionnalisme au Liban – se sont en fait cristallisées lors du moment colonial, plutôt qu’elles ne constituent un fond culturel atavique ; elles ont été d’autres modes d’appropriation des institutions de l’État postcolonial. De même, certains radicalismes identitaires « globaux » – comme l’afrocentrisme aux États-Unis ou en Afrique subsaharienne et l’antisémitisme dans les pays arabes, bien antérieur à la création d’Israël – semblent être, pour partie, des produits dérivés du racialisme européen du xixe siècle et du communautarisme colonial divisant Européens, Juifs et Indigènes, en particulier en Algérie12.
Il est en conséquence fréquent que les classes ou les groupes dominant l’économie et l’État nationaux contemporains aient enclenché le mécanisme de leur prééminence à l’ombre de l’État colonial, et parfois grâce à la relation privilégiée qu’ils entretenaient avec celui-ci. Il n’est pas possible de généraliser à l’échelle de l’ensemble des anciennes situations coloniales ni de dresser de celles-ci un tableau exhaustif. Néanmoins la provenance coloniale des systèmes d’inégalité et de domination contemporains paraît irréfutable, encore que non exclusive, dans la plupart des cas. L’économie politique des temps présents procède des configurations impériales des xixe et xxe siècles, ce qui n’exclut nullement l’éventualité de vraies ruptures, parfois de type révolutionnaire13. Les imaginaires du gouvernement découlent eux-mêmes, pour nombre d’entre eux, du moment colonial. Cela est tout d’abord vrai de la notion exemplaire de « développement ». Celle-ci reformule les problématiques de la « mise en valeur » et de la « mission civilisatrice14 », ainsi que celle de l’œuvre missionnaire, tout au moins dans sa sensibilité universaliste, telle que l’ont notamment incarnée la London Missionary Society ou le méthodisme en Afrique australe15. Les grandes idéologies politiques dans lesquelles se sont reconnus les acteurs du mouvement nationaliste et les gestionnaires de l’État postcolonial se sont également diffusées lors du moment colonial, tantôt par enseignement direct, dans les établissements scolaires et universitaires impériaux, tantôt par capillarité, grâce au truchement d’acteurs tiers de la colonisation – tels que les militants communistes, socialistes, voire chrétiens –, aux réseaux transimpériaux de solidarité et de socialisation, aux séjours estudiantins dans les métropoles, aux diverses expériences d’expatriation dans le monde occidental, dans le camp socialiste ou dans d’autres possessions impériales. En outre le réformisme, comme mode de pensée de l’État, fût-il néolibéral, et comme mode de politique publique, trouve l’un de ses précédents dans l’État colonial qui n’a lui-même eu de cesse de « se réformer » en même temps qu’il prétendait réformer les sociétés qu’il s’était assujetties16.
Mais au-delà de ces plans manifestes de la « gouvernance » ou du « gouvernement », et comme condition de leur émergence et de leur efficience, c’est la représentation même du social au sein de l’État colonial qui semble s’être reproduite, nonobstant les indépendances. La vision positiviste du progrès, parcourant l’histoire, de manière linéaire et téléologique, du point cardinal de la tradition à celui de la modernité, cette idée prométhéenne de la « maîtrise17 » de l’administrateur, de l’ingénieur, du médecin sur la nature, la maladie, les choses et les gens sont largement nées du moment colonial, au xixe siècle et dans les premières décennies du xxe siècle18, étant entendu que ce dernier n’a été qu’une matrice parmi d’autres d’une telle conception du changement, inséparable des Lumières, de leur « despotisme éclairé » et de leur Policeystaat, de l’œuvre évangélisatrice, de la Révolution industrielle et technique, du saint-simonisme, de la franc-maçonnerie, de l’esprit démocratique et républicain, de la théorie des races, du socialisme et du communisme.
Néanmoins l’épistémé impériale ne se résume nullement à l’imposition univoque de sa « modernité » sur la « tradition » indigène. Dans les faits, les choses ont toujours été plus complexes, ne serait-ce que parce que l’« invention de la tradition19 » est depuis plus de deux siècles un véhicule majeur du changement social dans les métropoles impériales comme dans leurs possessions coloniales. Même si Eric Hobsbawm et Terence Ranger ont ensuite pris quelque distance par rapport à son usage trop systématique ou mécaniciste20, le concept d’« invention de la tradition » rend utilement compte de l’imaginaire du nationalisme dans ses différentes orientations idéologiques ou institutionnelles, mais aussi, plus largement, de celui de la civilisation urbaine et de sa consommation de masse, avec son culte des styles « néo » et de l’« authenticité ». Dans le même temps, il désigne quelques-uns des principaux rouages de l’Indirect Rule et l’émergence concomitante de l’orientalisme comme représentation de l’autre et donc de soi21. À ce titre, l’« invention de la tradition » a été un ingrédient fondamental de la formation de l’État-nation et de la globalisation depuis la fin du xviiie siècle. Elle en demeure aujourd’hui l’un des répertoires majeurs. Le culturalisme – c’est-à-dire la conviction intime que les « cultures » existent en tant que totalités distinctes, voire antagoniques auxquelles nous appartenons respectivement – est l’une des fictions paradoxales de la mondialisation. Depuis deux siècles, le changement d’échelle économique, financier, social, politique ou cognitif est allé de pair avec des processus de rétraction identitaire et la production de particularismes de tous ordres. La vogue de la thèse fumeuse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington ou de nouvelles écoles universitaires comme celles de l’ethnodéveloppement et de l’ethnopsychiatrie ne sont que des expressions conjoncturelles de cette tendance générale. Sans que le rapport de l’une à l’autre soit établi, elle fait écho à l’audience de l’anthropologie coloniale britannique, et notamment de l’œuvre de Malinowski, qui, certes, entendait privilégier la « situation de contact » (contact situation) où la coopération entre Blancs et Indigènes ouvrait la voie au changement social, mais qui parlait aussi du « heurt des races » ou du « heurt des civilisations » opposant des phénomènes posés comme « distincts et non intégrés ».
On peut également penser que l’exaltation contemporaine de la « société civile » refonde l’« invention de la tradition » et constitue une « forme nouvelle de l’Indirect Rule, la culture indigène étant encore une fois mobilisée pour contrôler les indigènes22 », par exemple dans les domaines du microcrédit, de la microentreprise ou de la défense de l’environnement. Plus largement, la problématique néolibérale de la « transition » à l’économie de marché et à la démocratie, qui a fait des organisations non gouvernementales des auxiliaires de prédilection, épouse souvent les prémisses de l’autoritarisme développementaliste ou modernisateur d’antan. Aujourd’hui comme hier, l’ennemi du progrès, ce serait le peuple, ses traditions, son obscurantisme, son égoïsme ; l’obstacle à franchir, c’est la société réelle, alors même que l’on magnifie son hypostase, désormais la « société civile », jadis la nation ou le prolétariat. La « thérapie de choc » néolibérale est symétrique à la « chirurgie sociale » caractéristique de la « question coloniale », pour reprendre l’expression d’un historien des années 194023. In fine les réformes dites de libéralisation des deux dernières décennies peuvent se révéler des appareils de contrôle politique et social autant que de construction du marché24. Et le fameux partenariat public-privé qu’elles promeuvent reprend la collaboration coloniale systématique entre, d’une part, l’administration et, de l’autre, les investisseurs, les entreprises, les compradores, les missions chrétiennes ou les intermédiaires indigènes, sous forme de délégations, de concessions, de fermes générales – toutes procédures de « privatisation de l’État25 » qui furent si propices au « chevauchement » (straddling) entre positions de pouvoir et positions d’accumulation et qui rejoignaient les pratiques de l’Indirect Rule.
En première analyse, voici donc quelques continuités qui suffisent à démontrer l’ampleur du legs colonial. On peut compléter ce relevé rapide de plusieurs observations. La colonisation a parfois été pour les colonisés une « stupeur causée par une défaite totale26 », ou a été idéologiquement reconstruite comme telle. Dans certains cas, sa violence ne peut être sous-estimée : la « conquête apocalyptique » de l’Afrique équatoriale, qui dura une quarantaine d’années, de 1880 à 1920, causa la mort de la moitié de sa population27. En outre, les empires ont progressivement instauré des formes plus ou moins radicales de ségrégation raciale qui ont culminé en Afrique australe : la coercition physique dans les relations politiques et les rapports sociaux de production sont allés de pair avec un avilissement symbolique tout aussi cruel. De ce point de vue, la colonisation a représenté ce que l’historien de la Révolution française Michel Vovelle nomme un « événement traumatisme28 » et elle continue de marquer en profondeur l’historicité des sociétés conquises, mais aussi celle des sociétés conquérantes.
En tant que sociétés politiquement soumises et militairement occupées, les sociétés colonisées ont développé des répertoires d’action enclins à la ruse, à la dissimulation et à la dérision29 qui ne sont d’ailleurs pas le propre de la situation coloniale, puisqu’on les retrouve dans les pays d’Europe orientale ou en Italie, et qui s’articulent en outre à des genres culturels autochtones de la mètis ou de la tromperie30. « L’acte de colonisation [provoque] automatiquement un réflexe mental de clandestinité », déclarait en 1959 un responsable du Parti de la Fédération africaine31. De nos jours, le contournement systématique des conditionnalités réclamées par les bailleurs de fonds n’est peut-être que la continuation de cette expérience historique. De même, la généralité du principe d’intermédiation dans les situations ou les moments coloniaux a multiplié les occasions de « malentendu opératoire32 » entre les autorités et les auxiliaires ou les sujets coloniaux et a « routinisé » ce type d’interactions jusqu’à aujourd’hui. Les sociétés coloniales (et postcoloniales) sont ainsi à « double fond33 ». Constituées d’une pluralité d’espaces-temps, elles sont profondément hétérogènes et ne se laissent pas aisément ramener à une seule dimension, que ce soit celles de la « collaboration », de la « lutte nationaliste », de l’« intégration nationale », de la « participation » ou encore de la « lutte des classes », pour nous en tenir aux grands paradigmes qui se sont efforcés de les saisir34.
Aussi l’emprise de l’État colonial sur les sociétés qu’il se soumettait a-t-elle été limitée dans le temps et dans l’espace, et pourtant réelle et durable dans ses effets. Sur ce plan, la notion d’« occidentalisation » est malvenue. L’ampleur de la mise en dépendance de l’Afrique et de l’Asie a été longtemps exagérée. Le moment colonial n’a, en fait, nullement arasé l’historicité irréductible de leurs sociétés, mais a modifié les conditions de leur extraversion. À la limite, il leur a procuré une « rente de la dépendance » que leurs différents acteurs se sont efforcés de capter à leur profit au travers de luttes sociales, voire de conflits armés, autonomes par rapport aux politiques publiques et aux stratégies du colonisateur. Il a changé l’échelle et les enjeux de la compétition sociale en instaurant ou en sanctuarisant le capitalisme, et donc l’institution et les pratiques juridiques de la propriété privée dans son rapport à un domaine public, en diffusant un nouveau savoir, en délimitant l’État-nation comme arène principale de la confrontation politique et en insérant les territoires concernés dans des circuits mondiaux neufs.
Transmissions
Toute interprétation causale univoque, de type historiciste ou culturaliste, serait inappropriée dans l’état actuel du débat en sciences sociales. Nul ne s’attarde plus, par exemple, sur l’influence respective des modèles britannique et français d’administration coloniale dans le devenir de l’Afrique contemporaine, car cette dichotomie semble avoir reposé sur une analyse empirique insuffisante et avoir fait une part plus belle aux émois nationaux qu’aux faits : l’administration coloniale française a été largement « indirecte », et le Colonial Rule très dirigiste35. Pareillement l’idée qu’une « culture politique », par exemple coloniale – ou aussi bien, par fausse opposition, « traditionnelle » –, soit le facteur déterminant de l’action sociale contemporaine ne résiste pas longtemps à l’examen : dans une situation donnée, des acteurs différents, et parfois de mêmes acteurs à des moments différents, tirent des leçons antagonistes d’un passé commun. Tel est au demeurant l’un des contresens que l’on peut reprocher aux travaux récents qui, de manière téléologique et non sans passion ni anachronismes, attribuent aux pratiques d’exception de la conquête et de l’État coloniaux la paternité et la responsabilité de la législation d’exception de Vichy et de la Shoah36. Telle est aussi la simplification littéraire et polémique à laquelle s’arrêtent parfois les « études postcoloniales » elles-mêmes, en tenant pour acquise l’inhérence de l’expérience coloniale au monde contemporain. Non que l’hypothèse soit intrinsèquement erronée, mais elle demande à être démontrée au cas par cas plutôt que d’être posée en substantif et en postulat quasi métaphysique.
Ni le « legs colonial » ni d’ailleurs celui des sociétés colonisées ne constituent des facteurs explicatifs qui se suffiraient à eux-mêmes. L’approche pertinente est décidément celle de la sociologie historique du politique qui s’interroge sur les processus concrets, dans des situations contingentes précises, par lesquels s’effectue le changement social et s’affirment simultanément des lignes de continuité. Il n’y a pas de réponse unique à la question du « legs colonial » dans les formes du gouvernement contemporain. En revanche se dessine une problématique plus ou moins cohérente selon laquelle le gouvernement contemporain a forcément quelque chose à faire et à voir avec le passé colonial dont il est issu – ce rapport étant singulier d’une situation à l’autre. Il n’est donc pas question de dresser une théorie ou une interprétation globale du « legs colonial », mais de définir une démarche analytique et opérationnelle dans un contexte circonscrit, par exemple dans celui d’un projet ou d’un programme de développement, ou encore à l’aune d’un terroir historique, d’une ville, d’un pays ou d’une sous-région, selon un « jeu d’échelles37 » adapté à ce que l’on cherche.
L’œuvre de Max Weber est ici d’un grand secours. Dans ses analyses causales, ce dernier met l’accent sur les « interactions synchroniques », mais aussi sur les « interactions diachroniques » qu’il définit soit comme « legs », soit comme « conditions antécédentes38 ». Il refuse d’imputer à un nombre limité de facteurs, et moins encore à un facteur unique, une priorité causale générale. À ses yeux le « pluralisme des orientations de l’action » doit être au centre de toute analyse causale. Max Weber raisonne en termes d’expérience historique ou, mieux, de matrice historique : « La conceptualisation des phénomènes historiques […] n’enchâsse pas […] la réalité dans des catégories abstraites, mais s’efforce de l’articuler dans des relations génétiques concrètes qui revêtent inévitablement un caractère individuel propre39. » Néanmoins il est de règle que « ce qui a été transmis du passé devient partout le précurseur immédiat de ce qui est considéré comme valide dans le présent40 ». Ce rapport du présent au passé est fragmentaire, latent, évolutif, de longue durée et, pour tout dire, contingent. Il est d’ordre contextuel et, en ce sens, la notion même de causalité est dangereuse si elle suppose que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Car les facteurs de causalité ne valent que dans les configurations singulières de situations historiques données. L’action que le passé configure participe aussi d’une interaction conjoncturelle.
La question du « legs colonial » devient alors celle du contexte de l’action configurée par le passé colonial. Et les modalités de ces « survivances » sont aisément détournées et paradoxales, au lieu d’être une « chaîne causale » univoque. Les « legs » sont ainsi susceptibles de se reproduire dans le temps au sein d’un même champ – par exemple religieux ou politique – mais aussi de se déplacer d’un champ à l’autre, par exemple du religieux ou de la parenté au politique ou à l’économique. Dans les contextes postcoloniaux très différents de l’Asie centrale et du sud du Cameroun, Olivier Roy et Peter Geschiere ont ainsi démontré comment les rapports de parenté se révèlent être des vecteurs de l’économie de marché41. On sait en outre qu’ils représentent des répertoires classiques de l’énonciation des rapports politiques et de leur légitimation. Ce sont notamment ces déplacements d’un champ à l’autre qui expliquent pourquoi « legs » et « conditions antécédentes » n’établissent jamais par eux-mêmes la causalité adéquate42.
Le propos n’est donc pas de supputer, de manière statique, l’influence du « legs colonial » sur les formes contemporaines de « gouvernance » ou de « gouvernement », mais de restituer les processus historiques par lesquels ces formes de « gouvernance » ou de « gouvernement » ont « émergé » du passé colonial, au sens où Michel Foucault parle de l’« émergence » (Entstehung) ou de la « provenance » (Herkunft) des pratiques ou des phénomènes sociaux, dans les interstices de la contingence historique, de préférence à leur « origine » (Ursprung) linéaire43. Plusieurs formulations convergentes viennent à l’esprit :
la sociologie des acteurs historiques de la transmission du legs colonial : par exemple celle des anciens administrateurs ou policiers en poste outre-mer et recyclés dans les bureaucraties métropolitaines lors du moment de la décolonisation44 ;
l’étude de la concaténation ou de l’enchaînement de modes coloniaux de gouvernement à l’État postcolonial, les formes anciennes s’imbriquant dans le schème contemporain qui se les subordonne ou au contraire se voit subverti par elles. Les auteurs marxistes, dans les années 1960 et 1970, ont adopté ce type d’analyse, soit en termes de « trajectoires » du passage de l’esclavagisme au féodalisme, puis de celui-ci à l’État absolutiste et au capitalisme (Perry Anderson), soit en termes d’articulation des modes de production et de soumission des rapports sociaux lignagers de production au capitalisme (Claude Meillassoux, Emmanuel Terray, Pierre-Philippe Rey et al.). Des historiens ont également montré comment se sont redéployés au sein de l’Empire colonial britannique, et à l’échelle mondiale, des réseaux marchands du sous-continent indien qui s’étaient dans un premier temps vus coupés de leurs marchés traditionnels45. De la même manière, les rapports sociaux noués lors du moment colonial, les modes d’exploitation de la force de travail et de gestion des institutions économiques que ce dernier a instaurés, les flux marchands qu’il a abrités sont susceptibles de s’être reproduits dans le gouvernement du monde contemporain, ce qui ne signifierait pas pour autant qu’ils seraient identiques à ce qu’ils étaient dans les empires ;
la problématique tocquevillienne de l’« ancien régime » et de la « révolution », le nouveau régime poursuivant par d’autres moyens les mêmes fins que son prédécesseur, par exemple de part et d’autre de la césure des indépendances, ou de la rupture républicaine en Turquie, ou de la révolution en Chine et en Iran46. Cette approche est particulièrement utile pour analyser les politiques publiques des États contemporains ;
la problématique connexe, gramscienne, de la « révolution passive » et du « transformisme » permettant à des groupes sociaux dominants de « tout changer pour que tout reste pareil » – selon la formule de Tancrède, dans Le Guépard de Tomasi di Lampedusa – en cooptant idéologiquement et matériellement les contre-élites potentiellement radicales. Elle aide à comprendre comment des classes dominantes ont pu maintenir leur ascendant, successivement, pendant l’occupation coloniale, la mobilisation nationaliste, la décolonisation, et survivre à différents changements de régime politique, à l’instar de l’aristocratie fulani et hausa du nord du Nigeria, ou au contraire comment elles ont échoué à se reproduire, à l’image des élites arabes de Zanzibar ou tutsi du Rwanda au moment de l’accession à l’indépendance. De façon plus générale, cette problématique rend bien compte de la trajectoire de l’État postcolonial en Afrique subsaharienne47 et des « situations thermidoriennes » à la faveur desquelles des couches révolutionnaires se sont perpétuées en tant que classes politiques professionnalisées au service de l’État, ont consolidé leur domination, se sont emparées des principaux canaux d’accumulation primitive et sont aujourd’hui confrontées au double défi de la libéralisation économique et du changement d’échelle de la mondialisation (Russie, Chine, Vietnam, Cambodge, Laos, Iran48). Au cas par cas, elle est utile pour déconstruire les « réformes sans changement49 » qui sont le lot des programmes de libéralisation économique dès lors que prévaut la continuité des lignes de domination et des prises d’intérêts à l’avantage de noyaux durs de pouvoir, remarquablement stables dans le temps (Maroc, Tunisie, Syrie, Kenya, Cameroun) ;
l’identification des effets cumulatifs de fermeture et d’éviction qui, au fil du temps, délimitent de manière négative les « problématiques légitimes du politique » (Pierre Bourdieu) en définissant un impensable ou un indicible ou un impossible politiques. Les mises en récit de la République en Turquie, de la Révolution en Iran, de la Réforme en Tunisie, du Makhzen au Maroc, de l’Unité nationale en Afrique subsaharienne et de la Sécurité en Malaisie délimitent et structurent de la sorte les champs politiques. Reste à savoir par quelles « relations génétiques concrètes » (Max Weber) ils proviennent de l’événement colonial ou paracolonial50 ;
l’hypothèse de la réactualisation, dans le temps, du langage tiers des transactions hégémoniques sur lesquelles reposaient les empires coloniaux51. Nous l’avons vu, la similarité est troublante entre les fictions plus ou moins utiles de la « gouvernance mondiale » et l’énonciation impériale du « fardeau de l’homme blanc ». Mais son déchiffrement suppose, d’une part, une analyse critique systématique des discours, de l’autre, leur mise en relation avec l’économie politique des situations ou des moments considérés, si l’on veut éviter le piège de la téléologie historiciste selon laquelle se dupliquerait l’hégémonie coloniale.
Le 4 juillet 1960, le général Janssens, commandant en chef de la Force publique, avait fait scandale à Léopoldville en écrivant sur un tableau noir : « Après l’indépendance = Avant l’indépendance. » Manquait, manque encore, une démonstration en bonne et due forme.
Les moments coloniaux : débats, types, périodes et combinatoires
L’État colonial est un moment52. Tout d’abord un moment du point de vue des sciences sociales, car cette notion serait, encore il y a quelque temps, apparue comme un oxymore, voire une provocation politique. Les auteurs les plus attentifs aux dynamiques des sociétés colonisées ont longtemps usé du terme de « situation coloniale » au prix d’une certaine réification de ladite « situation », érigée en idéaltype universel et en « phénomène social total » bien que la nécessité de faire sa place à l’« arrière-plan historique » fût clairement formulée53. Ce seront les subaltern studies indiennes qui, parmi les premières, et non sans verser dans un certain populisme nationaliste, ni s’empêtrer dans diverses apories théoriques ou méthodologiques, rompront avec cette approche en postulant qu’avait subsisté pendant la période coloniale britannique un « domaine autonome indien » (Ranajit Guha) de pensée et d’action, irréductible aux énoncés orientalistes et hors du contrôle de l’État colonial54. Suivra toute une littérature anthropologique et historique s’attachant à mettre en valeur les interactions, voire le « dialogue » ou la « rencontre » entre ce dernier et les sociétés colonisées, quitte à critiquer ou affiner la démarche des subaltern studies, elles-mêmes désormais divisées en plusieurs courants.
De telles interactions entre le colonisateur et les acteurs sociaux colonisés autorisent à écarter l’objection selon laquelle le concept d’État colonial serait impropre, hormis les situations d’indépendance sans décolonisation comme en Amérique latine au début du xixe siècle, dans la Rhodésie de l’Unilateral Declaration of Independence, voire en Israël pour certains contempteurs du sionisme. Elles ont été sous-jacentes à des processus tout à la fois de « construction » et de « formation » de l’État « rationnel-légal55 », même si la souveraineté de celui-ci n’a été instaurée (ou rétablie) que dans un deuxième temps. De surcroît, la domination de l’État métropolitain colonisateur s’est greffée sur des processus endogènes de formation de l’État qu’elle n’a pas systématiquement annulés, mais qu’elle a recomposés, amplifiés ou fondés, selon les cas, et dans lesquels elle s’est parfois délitée56. Il est assez normatif et réducteur de penser, avec l’historiographie nationaliste, qu’elle a eu un effet régressif à cet égard en bloquant l’éclosion, la maturation ou la modernisation des États autochtones, bien qu’indéniablement elle ait confisqué leur souveraineté, modifié leur emprise territoriale, bouleversé leur économie politique, transformé leur assise sociale57. Les rapports de pouvoir et de production du politique propres aux sociétés conquises ont poursuivi leur voyage au long cours pendant le moment colonial, quelle qu’ait été la césure ou la distorsion que celui-ci a introduite dans leurs trajectoires.
Qu’il y ait eu un État colonial – i.e., plus exactement, un processus de formation d’un État colonial – doté d’une autonomie relative et de fondements sociaux spécifiques, que ce dernier ait été lourd d’une historicité propre, et qu’il n’ait pas arasé celle des sociétés qu’il s’était soumises, voilà qui est maintenant mieux reconnu. Et de fait l’État colonial, moment dans les sciences sociales, est surtout un moment complexe dans des trajectoires historiques qui lui préexistaient et qui lui ont survécu.
Tout d’abord, l’État colonial doit être différencié d’autres formes impériales ou coloniales bien qu’il ait pu entretenir avec celles-ci des relations étroites, voire se confondre avec elles ou se superposer à elles, comme nous le verrons. Ensuite l’État colonial stricto sensu a connu des périodes différentes qui interdisent de le conjuguer au singulier. L’un de ses prototypes remonte à la colonisation vénitienne de la Crète (1211-1669) : la Sérénissime administrait directement l’île en dépit de la distance qui la séparait d’elle et ne se déchargeait point pour ce faire sur une noblesse conquérante, une guilde marchande ou une compagnie à charte ; elle fut également marquée par la « réverbération » en son sein de cette expérience ultramarine et ethnicisa la relation entre Grecs et Latins58. Les empires coloniaux mercantilistes, et notamment la Monarchie catholique, ont représenté une autre phase de bureaucratisation transocéanique59. En outre, l’économie mercantiliste de plantation a été un « précurseur » tout à la fois de la domination ultérieure des caciques et des caudillos en Amérique latine, dans le cadre de l’État-nation, et de l’entreprise capitaliste « rationnelle-légale60 ».
Mais c’est naturellement l’impérialisme colonial des xixe et xxe siècles qui se substitue à ces premiers empires modernes, aux compagnies à charte et à l’économie des comptoirs qui retient en premier lieu notre attention. L’État colonial acquiert alors une nouvelle spécificité. L’occupation militaire directe sur laquelle il se bâtit est indissociable, d’une part, de l’émergence de l’État-nation, de la Révolution industrielle, de l’expansion du mode de production capitaliste et des transformations techniques qui l’accompagnent, d’autre part, de la racialisation croissante des rapports sociaux entre Européens et indigènes dans la deuxième moitié du xixe siècle. La conquête coloniale est également concomitante d’autres innovations qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement congruentes, telles que la structuration d’une société civile bourgeoise et potentiellement critique : c’est un mouvement missionnaire autonome par rapport à l’État et largement associatif, fort du combat abolitionniste, qui prend la tête de l’évangélisation, et non plus seulement une Église catholique et des ordres en symbiose avec les pouvoirs impériaux et le Saint-Siège ; en outre les intellectuels, la presse ou l’Université exercent un droit de regard propre sur les empires qui va de leur légitimation à leur subversion61.
Le type-idéal de l’État colonial des xixe et xxe siècles doit à son tour être périodisé et différencié, ainsi que le reconnaissait d’emblée Georges Balandier62. En première analyse – mais en première analyse seulement – l’État colonial a traversé plusieurs phases idéologiques qui ont affecté ses pratiques, ses politiques publiques et son économie politique, en même temps que sa base sociale : grosso modo la phase de la conquête, celle de la colonisation « éthique » ou « civilisatrice », celle de la « seconde occupation » après la crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale, celle de la libéralisation politique, celle enfin de la décolonisation. Il n’a pas été homogène d’un empire à l’autre, et au sein d’un même empire d’une possession à l’autre, et même au sein de chacune de celles-ci d’une région à l’autre. Les modalités de son démantèlement, par retrait unilatéral ou négocié, par pertes territoriales au profit d’une autre puissance, par défaite politique ou militaire à l’issue d’une guerre de libération, ont également produit des consciences impériales différentes, plus ou moins paisibles, malheureuses ou nostalgiques. Enfin il convient de rappeler que les acteurs de la colonisation – administrateurs, missionnaires, planteurs, industriels, commerçants, enseignants, médecins, hommes de plume, etc., tous au demeurant de nationalités, de régions, de confessions, d’origines sociales diverses – étaient divisés entre eux comme l’ont révélé au grand jour les conflits de décolonisation63 ; que les colonisés ont joué un rôle actif au sein de l’État colonial ou par rapport à celui-ci ; et que l’expérience coloniale s’est « réverbérée » dans les métropoles elles-mêmes.
Ainsi, la colonisation a bien été une histoire d’interactions, synchroniques et diachroniques, une facette de cette « interaction mutuelle généralisée » qu’a constituée la globalisation à compter du xixe siècle. Il est scientifiquement vain de vouloir la modéliser au-delà du raisonnable tant elle a constitué un événement prodigieusement complexe, frappé du sceau de la contingence. De ce point de vue, les grandes catégories d’usage, telles que la distinction entre l’État de conquête et l’État colonial à proprement parler, la « seconde occupation coloniale », les types de colonisation ou d’administration, le mouvement nationaliste, pour commodes qu’elles soient, ne doivent pas se voir accorder un statut explicatif ou narratif démesuré.
En outre, le moment colonial, appréhendé dans son historicité, rencontre d’autres trajectoires, pourvues elles aussi de leur propre historicité que ne parviendront jamais à annuler l’occupation militaire, la répression politique, la « mission civilisatrice », l’évangélisation ou le développement économique. Des trajectoires de groupes sociaux autochtones préexistants qui traversent le moment colonial au mieux de leurs intérêts et selon des stratégies ou des répertoires moraux irréductibles au nouvel ordre, à l’image de la noblesse de robe des priyayi de Java. Des trajectoires de sociétés ou de formations politiques englobées dans l’État colonial, mais qui poursuivront en son sein leur devenir, à l’instar du Mossi en Haute-Volta, du Buganda en Ouganda, des États princiers du Raj, des monarchies placées sous protectorat ou encore, de façon plus discrète mais non moins effective, de nombreuses sociétés lignagères64. Des trajectoires particulières de mouvements culturels ou religieux, de répertoires ou de styles éthiques, d’idées politiques qui conserveront leur autonomie, comme le christianisme, l’islam, le panafricanisme, le mouvement communiste international, la franc-maçonnerie, des modes vestimentaires ou des formes de danse. Enfin des trajectoires d’autres empires, soit européens, soit extra-européens, auxquels se surajoutera ou avec lesquels entrera en compétition l’impérialisme nationaliste et industriel.
C’est sur ce dernier type de « rencontre » interimpériale que nous voudrions maintenant insister pour nourrir le débat. Le colonialisme européen du xixe siècle n’a pas été une expérience exclusive entre une métropole et un ensemble de possessions. D’une part, les empires coloniaux ont dû composer avec les legs d’empires – par exemple celui de l’Empire ottoman en Afrique du Nord et au Machrek – qui les avaient précédés, et de manière plus diffuse avec des champs historiques transnationaux. Ils ont même parfois coopté des « empires secondaires » dont ils ont favorisé l’expansion dans l’espoir de l’instrumentaliser, comme l’ont fait la Grande-Bretagne avec Oman dans l’océan Indien et, dans un premier temps, la France avec Samory en Afrique occidentale65. La coexistence de ces formes impériales dans des régions précises a souvent été durable, ainsi que l’a indiqué Nancy Rose Hunt à propos de la superposition et de la collaboration des Belges et des Arabes dans l’est du Congo66. D’autre part, le colonialisme européen a tissé de nombreuses « interconnexions impériales67 » au sein de chacun des empires, mais aussi entre ceux-ci, et il a été une expérience politique aussi bien intergouvernementale ou multilatérale que transnationale.
Outre son intérêt comparatif propre68, la prise en considération de telles combinatoires impériales a l’avantage de dessiner une carte plus complète des « legs » possibles, dans une situation donnée, de mieux comprendre les effets de concaténation et de sédimentation inhérents à la globalisation, et de saisir l’ambivalence du moment « postcolonial69 ». Les mémoires s’en trouvent notamment brouillées. Dans les pays arabes, les représentations de la souveraineté ottomane et de la domination occidentale sont constamment mises en balance. Au Cameroun ou au Togo, la colonisation allemande sert de mythe critique de la colonisation française. L’histoire sud-africaine porte plus encore la marque de la collision entre l’héritage de la Voc (Compagnie néerlandaise des Indes Orientales) et celui de la colonisation britannique : les guerres anglo-boers, les affrontements triangulaires entre Britanniques, Afrikaners et peuples africains autochtones que venait compliquer la présence des Coloured, puis l’affermissement de la ségrégation raciale et sa consécration sous la forme de l’apartheid ont été la résultante dramatique de la combinatoire entre deux âges impériaux, celui des compagnies à charte et celui du colonialisme, mais aussi entre des logiques administratives ou agraires différentes, ne recoupant d’ailleurs pas l’antagonisme entre Afrikaners et Britanniques puisque nombre de ceux-ci s’installèrent comme colons à partir de la colonie du Cap, puis de celle du Natal70.
De plus, l’interférence d’autres expériences impériales que celles de l’impérialisme européen médiatise le rapport à l’Occident, à la modernité industrielle et marchande, au « développement ». Ainsi, l’impact des idées européennes sur le monde arabe a été filtré par l’Empire ottoman, ses élites, sa langue, dont l’influence a été aussi déterminante en la matière que le vecteur égyptien ou les chrétiens libanais éduqués dans les établissements missionnaires sur lesquels on a longtemps placé l’accent. Même le recours à des racines et des néologismes arabes pour énoncer les nouveaux concepts politiques, économiques ou autres a été tributaire de ce détour par l’osmanli71. Les empires classiques ont en outre laissé en héritage des répertoires spécifiques de la prospérité, de la justice, de la liberté, de l’administration,
du pouvoir, de l’État, de l’idée même de civilisation que le colonialisme n’a nullement éradiqués72.
Les transactions hégémoniques impériales
Les empires, « classiques » ou coloniaux, ont été des constructions hétérogènes, dilatées dans l’espace, fondées sur la cooptation autant que sur la répression, et faisant une part plus ou moins belle au pluralisme culturel et à l’autonomie locale par le biais de la « municipalisation », de la reconnaissance de la « noblesse barbare » – la « noblesse des autres73 » – ou de l’Indirect Rule, voire, comme on l’a vu, à la sous-traitance de leur prééminence à des « empires secondaires » ou à des États inféodés en tant que marches. En outre, les empires ont été des expériences transculturelles, puis transnationales d’extraversion au cours desquelles des catégories populaires, mais aussi des élites politiquement dominantes, pouvaient se vivre à travers le prisme de la langue, des croyances, des valeurs ou du style de l’autre. Ceux du conquérant ou encore, paradoxalement, ceux du vaincu comme dans le cas de la médiation hellénistique de l’Empire romain : l’élite impériale, ou en tout cas une fraction substantielle de celle-ci, était tantôt romaine et hellénisée, tantôt grecque et romanisée, la double appartenance culturelle, linguistique et politique étant compatible avec la citoyenneté romaine et l’exercice de fonctions publiques. Un Plutarque, Grec et citoyen romain, était très révélateur, dans ses multiples identifications, de cette ambivalence de l’extraversion impériale74. Ceci expliquant partiellement cela, les empires ont également été des moments de circulation humaine intense : celle des guerriers, celle de la force de travail servile, celle des colons, celle des sujets aspirés par la métropole ou se mouvant d’une province à l’autre pour les nécessités de l’administration et du commerce, celle aussi des intermédiaires culturels forgeant et véhiculant le langage tiers du répertoire hégémonique impérial.
De tous ces points de vue, les empires coloniaux européens ne font pas exception, que le commerce international, les investissements directs étrangers dans l’industrie ou les plantations, les enseignements universitaires, les missions chrétiennes, les confréries islamiques et la pratique du Pèlerinage ont rendu d’emblée multilatéraux et transnationaux. À eux seuls, ils ont constitué une combinatoire impériale, faite de rivalités, de concurrence économique, et simultanément de collaboration et d’échange de savoirs ou de modèles, sous la forme d’un véritable « pan-colonialisme » réfléchissant à une sorte de « politique coloniale comparée », en particulier dans le cadre de l’Institut colonial international fondé à Bruxelles, en 1894, à l’initiative du Français Joseph Chailley-Bert75.
La question se pose alors, au sujet de telles formations politiques, du « tenir ensemble de (leur) monde de significations » (Cornelius Castoriadis), en dépit de leur extraversion culturelle et de leur dispersion territoriale. Les interactions économiques fournissent une première réponse dont la globalisation croissante des échanges relativise vite la portée. La coercition en procure une autre, que l’on sait insatisfaisante : les ressources militaires, pour décisives qu’elles aient été lors de la conquête, ont toujours été insuffisantes et parfois dérisoires pour garantir l’intégrité des empires. Ces derniers, en fait, ont largement dû leur maintien à leur légitimité. Dans les termes de Max Weber, ils ont été une « domination » (Herrschaft) qui suscitait l’obéissance et l’adhésion, autant qu’un régime de « force » (Macht) fondé sur la crainte. Ou plutôt un processus de recomposition d’un régime de « force », au moment de la conquête, à un régime de « domination », à prétention « éthique », « civilisatrice », « évangélisatrice » ou « assimilationniste » – processus de recomposition qui était évidemment voué à s’embourber dans une impasse pour des raisons financières, démographiques, politiques ou tout simplement « raciales », et qui n’a cessé de recourir à la coercition la plus brutale.
Il s’agit donc de mieux comprendre les « transactions hégémoniques » qui ont garanti l’unité et la reproduction des empires malgré leur disparité. Dans son étude de la Monarchie catholique, Serge Gruzinski voit par exemple dans l’aristotélisme le « software » de l’empire ibérique, qui constituerait « un espace fermé, une sphère étanche axée autour du noyau dur que composeraient l’outillage intellectuel, l’orthodoxie romaine, les systèmes et les codes d’expression » et qui serait « imperméable » au métissage opérant d’abondance dans d’autres domaines, tels que les arts ou l’évangélisation76. La paideia dans l’Empire romain, la tapa à Java, la manière d’être osmanli qui reposait notamment sur l’adhésion à l’école juridique hanafite, sur la pratique de la « discipline de la sociabilité islamique77 » et sur l’usage de la langue ottomane ont été de tels langages tiers impériaux.
Un point reste d’ailleurs à débattre quant à l’« imperméabilité » réelle de ces répertoires hégémoniques. Soit elle est entière, ce qui n’autoriserait pas à parler de « transactions », fussent-elles « hégémoniques », mais ce qui semble tout de même, à la réflexion, peu probable. Dans le cas ottoman, par exemple, Leslie Peirce, étudiant un an de fonctionnement du tribunal de la ville d’Antab – aujourd’hui Gaziantep – en 1540-1541, peu de temps après sa conquête, a montré que l’application du kanun, le droit administratif impérial, a été dans les faits l’un des principaux espaces de dialogue entre le pouvoir central et la province, en particulier par le biais du témoignage que la sharia exige et qui a permis de multiples négociations ou ajustements entre les autorités et la population locale78. Soit il y a place pour la transaction, fût-ce sous le glaive de la coercition, ce que suppose au demeurant le concept d’hégémonie, et il faut dans ce cas abandonner l’idée, sinon du « noyau dur » ou du « sofware », du moins celle de son étanchéité.
Quid, de ce point de vue, des empires coloniaux ? À un certain titre la « mission civilisatrice » ou ses équivalents « éthiques », ses répertoires matériels et symboliques d’être-en-société, le christianisme, l’idée de progrès et de développement ont pu contribuer à les « tenir ensemble », et ce d’autant plus que ces idées trouvaient des échos dans des registres autochtones du « bon gouvernement » ou des « Lumières », comme, par exemple, dans les sociétés islamiques ou en pays yoruba79. À l’occasion de la « rencontre coloniale », il y a bel et bien eu « subjectivation impériale », à l’intersection des techniques de domination sur les autres et des techniques de constitution d’un soi – une affaire de désir, de passions, de loyauté, de croyance, d’hygiène, de sexualité, d’intérêts, de fantasmes, et donc aussi de conflits et de souffrances80. Cheikh Hamidou Kane a fort bien décrit dans l’Aventure ambiguë cette « détresse de n’être pas deux81 » qui déjà, sans doute, avait été celle des Grecs de l’Empire romain, « à la fois dominés et dominants82 ». Les élites qui ont assuré l’interface entre l’État ou les institutions sociales coloniaux, d’une part, et, de l’autre, les sociétés colonisées – par exemple, dans l’Empire français, les « évolués », les citoyens des Quatre Communes au Sénégal ou les anciens élèves de l’École William Ponty83 – ne sont pas sans évoquer les pepaideumenoi, « ceux qui avaient acquis la paideia84 ». Elles ont joué un rôle de premier plan dans la reproduction du legs impérial, tel que nous l’avons schématisé, pendant la mobilisation nationaliste et au lendemain des indépendances. Ne serait-ce que par leur mise vestimentaire, des hommes comme Senghor au Sénégal, Njonjo au Kenya, Banda au Malawi, et même Mugabe au Zimbabwe symbolisent la vigueur et la permanence de cette couche sociale que le moment colonial a engendrée et cooptée. Or, ils ne sont naturellement que la partie la plus visible de l’iceberg. Dans le même temps, les empires ont abrité de multiples « transactions » dont le nationalisme, les mouvements religieux indépendants, les pratiques créatives de réinvention culturelle, par exemple dans la musique ou l’habillement, sont des illustrations bien connues et dont la signification a été trop souvent calculée par soustraction. Elles ont moins été des déviances eu égard à la norme, des incapacités à comprendre celle-ci, des corruptions de la loi et de l’ordre que des modes d’usage, de partage et d’appropriation du moment colonial.
Cependant, par ailleurs, la notion d’hégémonie semble être contradictoire avec la racialisation des rapports sociaux inhérente à l’expérience coloniale des xixe et xxe siècles et avec les limitations objectives de son emprise sur les sociétés indigènes. Certains des « subalternistes » indiens parlent ainsi de « domination sans hégémonie » à propos du Raj britannique85. Dans son dernier livre, l’historien John Iliffe ouvre à ce propos une piste intéressante pour ce qui concerne l’Afrique : la colonisation a ruiné ou fragmenté les notions en cours de l’honneur et leur a substitué, avec un succès très mitigé, trois répertoires moraux, l’ethos du régiment, celui de la respectabilité chrétienne, et celui de la classe ouvrière ; le succès du nationalisme est précisément provenu de sa réhabilitation d’une certaine conception de l’honneur dans des sociétés militairement, politiquement et éthiquement occupées et de sa revendication de « dignité86 ».
L’ampleur du « legs colonial » dans les formes contemporaines de gouvernement suggère pourtant, in fine, de ne pas minimiser l’hypothèse de la reproduction d’une éventuelle hégémonie coloniale à travers les conflits de la décolonisation. L’attesteraient la reconduction et souvent la défense acharnée du cadre territorial de l’État-nation dans ses frontières impériales, l’acceptation et l’intensité du sentiment d’appartenance nationale, la résilience des identités particulières dites « primordiales » nouées lors du moment colonial, l’adoption de l’institution bureaucratique par les classes politiques mais aussi par les forces sociales dans les champs religieux et associatif, la permanence des répertoires coloniaux de subjectivation dans la double dimension de la culture matérielle et des techniques du corps qui lui sont associées. En bref, la colonisation a donné naissance à ce que Max Weber nomme des « types d’homme » (Menschentum) auxquels continuent de s’identifier les acteurs contemporains, le cas échéant selon le répertoire nationaliste, mais aussi à travers d’autres langages tiers, d’ordre économique, politique ou religieux, comme ceux de la « réforme », de la « bonne gouvernance », de la « prospérité » (pentecôtiste ou islamique), de la « société civile », et à travers de multiples techniques du corps qui sont le lot de la globalisation. Les radicalismes, par exemple islamiques ou indigénistes, ne sont pas eux-mêmes autant en rupture qu’on pourrait le supposer par rapport à ces répertoires. C’est retrouver cette vieille évidence que les conflits sont des procédures d’appropriation, et non pas seulement de rejet.
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Si cette hypothèse de la reproduction contemporaine de l’hégémonie coloniale s’avérait exacte, elle éclairerait d’un jour différent le « legs colonial ». D’une part,
celui-ci est au cœur de l’hégémonie et de la définition de la citoyenneté dans les métropoles elles-mêmes, d’où la virulence des débats actuels en France ou ailleurs en Europe.
De l’autre, il s’inscrit dans les rapports sociaux constitutifs de l’État postcolonial plutôt qu’il n’a trait aux relations de ce dernier avec son ancienne métropole ou le monde occidental. On comprendrait mieux alors comment et pourquoi les problématiques de la coopération, de l’aide au développement, de l’« ajustement structurel », de la « gouvernance mondiale » sont elles-mêmes parties prenantes d’un enchaînement, d’une concaténation hégémonique, pris non en tant que « postcolonialité » essentielle, mais en tant qu’« événement ». Elles ont été une manière de sortir de la colonisation sans compromettre l’insertion des anciennes possessions dans l’économie capitaliste internationale ni leur fidélité diplomatique dans le contexte de la guerre froide87. Elles contribuent au financement de la cooptation sur laquelle reposent les « révolutions passives » postcoloniales, à l’identification d’une nouvelle « noblesse des autres » et à l’émergence de « courtiers du développement » qui structurent l’articulation des campagnes à l’État, à la faveur de la multiplication des projets, des programmes et des organisations non gouvernementales88. Elles rénovent le système de l’« administration indirecte » par le truchement de ces dernières et par le recours au « Partenariat public-privé », notamment en réhabilitant le principe de la concession sous couvert de libéralisation et de privatisation. Elles actualisent le discours de la « pacification », de la « mission civilisatrice » et de l’« éthicisme » en promouvant le peace-keeping, la « bonne gouvernance », la « transparence », l’accountability, la « société civile ». Elles prolongent les pratiques d’ingérence et de conditionnalité par lesquelles les puissances occidentales ont mis sous tutelle, avec des résultats mitigés, l’Empire ottoman, les territoires balkaniques et arabes qui s’en étaient émancipés ou qui en avaient été détachés, la Perse, la Chine. Elles fondent un langage tiers entre le centre de l’Empire néo-libéral et ses provinces qui prend la forme d’une « transaction hégémonique » massive, d’ordre discursif et matériel. Elles confèrent au marché une dimension sociale en trompe-l’œil, grâce aux « Objectifs du Millenium » en matière de « lutte contre la pauvreté », et donnent au néolibéralisme un visage humain, tout au moins sur un plan symbolique et discursif, à défaut d’assurer un véritable transfert financier du Nord vers le Sud.
En définitive, le « legs colonial », dans la « gouvernance » contemporaine, va bien au-delà du simple enjeu de la « mémoire » auquel il est volontiers ramené. Il structure dans leur intimité les sociétés politiques, celles du « Nord » comme celles du « Sud ». Il configure largement les politiques publiques d’aide au développement qui, quant à elles, ne relèvent pas seulement des relations internationales, mais aussi et surtout de l’économie politique interne des États, tant donateurs que donataires. C’est au fond ce que suggère la vieille formule houphouëtiste de la « Françafrique », malheureusement dévoyée de façon polémique et cantonnée au registre de l’imprécation morale. Il s’agit plus sérieusement d’une affaire de sociologie historique : la globalisation la plus immédiatement contemporaine est fille de la colonisation sans que l’on puisse pour autant se contenter de ce simple constat de « postcolonie ». Penser le « gouvernement du monde », c’est penser, situation par situation, le rapport complexe et contingent qu’il entretient avec ses racines impériales.
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Jean-François Bayart (bayart@ceri-sciences-po.org), chercheur au Cnrs (Ceri-Sciences Po), est l’auteur notamment de le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004, l’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996 et l’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, qui vient d’être réédité avec une préface inédite. Romain Bertrand (bertrand@ceri-sciences-po.org), chercheur à la Fnsp (Ceri-Sciences Po), vient de faire paraître Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial », Paris, Éd. du Croquant/Savoir-Agir, 2006. Il est également l’auteur de État colonial, noblesse et nationalisme à Java. La Tradition parfaite, Paris, Karthala, 2005. Cet article est le fruit d’une réflexion commune menée dans le cadre du séminaire « Trajectoires du politique : État, nation, empire » du Centre d’études et de recherches internationales, et dans celui du programme « Legs colonial et gouvernance contemporaine » du Fonds d’analyse des sociétés politiques. Les auteurs remercient particulièrement Thornike Gordadze, Béatrice Hibou, Françoise Mengin, qui ont participé au programme « Legs colonial et gouvernance contemporaine », et l’Agence française de développement pour son concours, ainsi que tous leurs collègues historiens et anthropologues français, turcs, sénégalais, indiens, britanniques, néerlandais, allemands, italiens, mexicains et américains avec lesquels ils ont échangé.
- 1.
P. Bernard, « Mali, partir pour se nourrir », Le Monde, 4-5 décembre 2005, p. 15.
- 2.
Libération, 27 septembre 1985.
- 3.
Tiken Jah Fakoly, « Y’en a marre », Françafrique, Universal Music, 2002.
- 4.
E. de Latour, « Métaphores sociales dans les ghettos de Côte d’Ivoire », Autrepart, 18, 2001, p. 151-167, et « Du ghetto au voyage clandestin : la métaphore héroïque », ibid., 19, 2001, p. 155-176, ainsi que « Héros du retour », Critique internationale, 19, avril 2003, p. 171-189.
- 5.
Pour un exemple de discours militant sur ce thème, S. Khiari, Pour une politique de la racaille. Immigré-e-s, indigènes et jeunes de banlieues, Paris, Textuel, 2006.
- 6.
C. Lomnitz, Deep Mexico, Silent Mexico. An Anthropology of Nationalism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2001, p. 14 sq.
- 7.
E. Balibar, Droit de cité, Paris, Puf, 2002 (nouvelle éd.), p. 76 et 80.
- 8.
Voir, dans ce même numéro, l’entretien avec Achille Mbembe. Son livre : De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (Paris, Karthala, 2000), initialement rédigé et publié en français, n’a suscité qu’un faible écho ici alors qu’il a été largement discuté aux États-Unis.
- 9.
Romain Bertrand, Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial », Paris, Éd. du Croquant/Savoir-Agir, 2006.
- 10.
Id., les Sciences sociales et le « moment colonial ». De la problématique de la domination coloniale à celle de l’hégémonie impériale, Paris, Ceri, multigr., juin 2006 (Questions de recherche, no 18, disponible à l’adresse www.ceri-sciences-po.org).
- 11.
Sur la décolonisation soviétique, voir O. Roy, la Nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris, Le Seuil, 1997, et les travaux en cours de T. Gordadze, en particulier « Les nouvelles guerres du Caucase (1991-2000) et la formation des États postcommunistes », dans P. Hassner, R. Marchal (sous la dir. de), Guerres et sociétés. État et violence après la Guerre froide, Paris, Karthala, 2003. Pour une problématisation plus générale, voir J.-F. Bayart (sous la dir. de), la Greffe de l’État, Paris, Karthala, 1996, et l’idée de « nationalisme colonial » chez B. Anderson (Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1991, nouvelle éd., chap. 10).
- 12.
C. E. Walker, l’Impossible retour. À propos de l’afrocentrisme, Paris, Karthala, 2004 ; J. Dakhlia, Islamicités, Paris, Puf, 2005, p. 108 sq.
- 13.
Ainsi, à Java, la noblesse de robe des priyayi, qui avait su se construire en intermédiaire obligée de la colonisation néerlandaise pour affirmer son rang et sa reproduction tant vis-à-vis de la cour que par rapport à la paysannerie, qui avait été un partenaire important du Système des cultures obligatoires, puis de l’administration « éthique », et qui avait jeté les premiers fondements du nationalisme indonésien, a été reléguée dans une position seconde lors de la lutte de libération nationale et de l’accession à l’indépendance, jusqu’à s’effacer politiquement (R. Bertrand, État colonial, noblesse et nationalisme à Java, op. cit.).
- 14.
A. L. Conklin, A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and West Africa, 1895-1930, Stanford, Stanford University Press, 1997.
- 15.
Voir par exemple J. et J. Comaroff, Of Revelation and Revolution, vol. 1 : Christianity, Colonialism, and Consciousness in South Africa, vol. 2 : The Dialectics of Modernity on a South African Frontier, Chicago, The University of Chicago Press, 1991 et 1997 ; J. D. Y. Peel, Religious Encounter and the Making of Yoruba, Bloomington, Indiana University Press, 2000 ; T. Ranger, Are We not Also Men? The Samkange Family and African Politics in Zimbabwe, 1920-64, Londres, James Currey, 1995.
- 16.
Voir par exemple B. Hibou, « Tunisie : d’un réformisme à l’autre » et R. Bertrand, « Réformisme colonial et combinatoire impériale européenne. La “Politique coloniale éthique” des Pays-Bas (1901-1926) », dans J.-F. Bayart, R. Bertrand, T. Gordadze, B. Hibou, F. Mengin, Legs colonial et gouvernance contemporaine, Paris, Fonds d’analyse des sociétés politiques, décembre 2005, multigr., vol. 1, chap. 5 et 7.
- 17.
A. L. Conklin, A Mission to Civilize, op. cit., p. 5.
- 18.
C. Bonneuil, « “Pénétrer l’Indigène”. Arachides, paysans, agronomes et administrateurs coloniaux au Sénégal (1897-1950) », Études rurales, 151-152, 1999 ; F. Thomas, « Écologie et gestion forestière dans l’Indochine française », Revue française d’histoire d’outre-mer, 85 (319), avril-mai 1998 ; J.-C. Fredenucci, « Aux origines des pratiques de mission de l’administration de l’urbanisme de la Ve République : l’Afrique noire », Clio en Afrique, Cahier no 14, 2005 ; R. Mrazek, Engineers of Happy Land. Technology and Nationalism in a Colony, Princeton, Princeton University Press, 2002.
- 19.
E. Hobsbawm, T. Ranger (eds), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
- 20.
Voir par exemple T. Ranger, “The invention of tradition revisited: the case of colonial Africa”, dans T. Ranger, O. Vaughan (eds), Legitimacy and the State in Twentieth Century. Essays in Honour of A. H. M. Kirk-Green, Londres, Macmillan, 1993, p. 62-111, en réponse notamment à A. Smith, “The nation: invented, imagined, reconstructed ?”, Millenium, 20 (3), hiver 1991, p. 353-368.
- 21.
Voir B. S. Cohn, Colonialism and its Forms of Knowledge. The British in India, Princeton, Princeton University Press, 1996 et L. Dartigues, « La production conjointe de connaissances en sociologie historique : quelles approches ? Quelles sources ? Le cas de la production orientaliste sur le Viêt-Nam, 1860-1940 », Genèses, 43, juin 2001, p. 53-70.
- 22.
J. Elyachar, « Finance internationale, micro-crédit et religion de la société civile en Égypte », Critique internationale, 13, octobre 2001, p. 139-152 (notamment les p. 141, 148 et 151). L’auteur utilise la notion d’indirect rule dans le sens que lui a donné M. Mamdani, dans Citizen and Subject: Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism, Princeton, Princeton University Press, 1996, ouvrage qui a suscité un débat très polémique, notamment de la part des historiens.
- 23.
E. Chancelé, « La question coloniale », Critique, 35, 1949.
- 24.
B. Hibou, la Force de l’obéissance : économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006.
- 25.
Id. (sous la dir. de), la Privatisation des États, Paris, Karthala, 1999.
- 26.
F. Eboussi Boulaga, la Crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence africaine, 1977, p. 15-16. Voir aussi son entretien dans le présent numéro.
- 27.
J. Vansina, Paths in the Rainforests. Toward a History of Political Tradition in Equatorial Africa, Madison, The University of Wisconsin Press, 1990, p. 239.
- 28.
M. Vovelle, Idéologies et mentalités, Paris, François Maspero, 1982, p. 321 sq.
- 29.
G. Balandier, dans son analyse de la situation coloniale, parlait de « réactions collectives que l’on pourrait dire clandestines ou indirectes », de « manifestation calculée de passivité », de « processus de doublage », de « phénomènes de transfert » (G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire. Dynamique sociale en Afrique centrale, Paris, Puf, 1971, nouvelle éd., p. 494 sq.).
- 30.
Voir par exemple D. Paulme, la Mère dévorante. Essai sur la morphologie des contes africains, Paris, Gallimard, 1976, qui s’appuie sur l’ouvrage de M. Detienne et J.-P. Vernant, les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
- 31.
Congrès constitutif du Parti de la Fédération africaine. Commission de politique générale. Rapport de présentation par Doudou Gueye et résolutions de politique générale, Dakar, 1, 2 et 3 janvier 1959, multigr., p. 3 et 5.
- 32.
L’expression est empruntée à F. A. Salamone, “The social construction of colonial reality: Yauri emirate”, Cahiers d’études africaines, 98, XXV-2, 1985, p. 139-159.
- 33.
P. Casanova Gonzales, la Démocratie au Mexique, Paris, Anthropos, 1969.
- 34.
J.-F. Bayart, l’État au Cameroun, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1979, p. 257.
- 35.
B. Berman et J. Lonsdale, Unhappy Valley. Conflict in Kenya and Africa, Portsmouth, James Currey, 1992, vol. I, p. 153 ; V. Dimier, le Gouvernement des colonies : regards croisés franco-britanniques, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2004.
- 36.
Voir par exemple la polémique autour de l’ouvrage de O. Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005, notamment l’article de Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meynier dans Esprit, décembre 2005, p. 162-177.
- 37.
J. Revel (sous la dir. de), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1996.
- 38.
Nous suivons ici, pour l’essentiel, Stephen Kalberg, la Sociologie historique comparative de Max Weber, Paris, La Découverte/Mauss, 2002, en particulier les pages 206-248. L’auteur remarque que Weber ne propose aucun exposé systématique de ces deux concepts, néanmoins récurrents dans ses textes.
- 39.
M. Weber, l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 (rééd. dans la coll. de poche Agora, 1985), p. 44.
- 40.
M. Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971 (rééd. dans la collection de poche Agora, 1995), vol. 1, p. 62, cité dans une traduction propre par S. Kalberg, la Sociologie historique comparative de Max Weber, op. cit., p. 211.
- 41.
O. Roy, « En Asie centrale : kolkhoziens et entreprenants » et P. Geschiere, « Parenté et argent dans une société lignagère », dans J.-F. Bayart (sous la dir. de), la Réinvention du capitalisme, Paris, Karthala, 1994, chap. 3 et 4.
- 42.
De ce point de vue les traductions des concepts allemands désignant les « conditions antécédentes » (Voraussetzung), les « précédents » (Vorbedingung) ou les « précurseurs » (Vorläufer) par « conditions préalables », « réquisits » ou « prérequis » sont impropres puisqu’elles supposent un lien de cause à effet et une détermination en éludant la part de la contingence (S. Kalberg, la Sociologie historique comparative de Max Weber, op. cit., p. 216, note 31).
- 43.
M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. II, p. 141 et 144.
- 44.
J. Meimon, En quête de légitimité. Le ministère de la Coopération (1959-1999), thèse de doctorat de science politique, Lille, Ceraps, 2005 ; A. Spire, Étrangers à la carte : l’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Grasset, 2005 ; F. de Barros, « Les municipalités face aux Algériens : méconnaissances et usages des catégories coloniales en métropole avant et après la Seconde Guerre mondiale », Genèses, 53, 2003, p. 59-92 et « Des ‘‘Français musulmans d’Algérie” aux ‘ ‘immigrés” : l’importation de classifications coloniales dans les politiques de logement en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 159, 2005, p. 26-53. Voir aussi l’analyse de Choukri Hmed sur le personnel d’encadrement des foyers Sonacotra au début des années 1970 – Loger les immigrés « isolés ». Archéologie d’une institution des politiques d’immigration françaises : la Sonacotra (1956-2004), Thèse de doctorat de science politique, Paris I-Panthéon Sorbonne, en cours d’achèvement ; les notations sur la violence des personnels policiers issus de l’Algérie coloniale dans A. Dewerpe, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006 ; et T. Charbit, Saint-Maurice-l’Ardoise. Socio-histoire d’un camp de harkis (1962-1976), rapport pour la Direction de la population et des migrations (ministère de la Cohésion sociale), mai 2005. Voir également F. de Barros et T. Charbit (sous la dir. de), « La colonie rapatriée », Politix, 76, 2006.
- 45.
C. Markovits, The Global World of Indian Merchants, 1750-1947. Traders of Sind from Bukhara to Panama, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
- 46.
J.-F. Bayart, « Les trajectoires de la République en Iran et en Turquie : un essai de lecture tocquevillienne », dans G. Salamé (sous la dir. de), Démocraties sans démocrates, Paris, Fayard, 1994, p. 373-395.
- 47.
J.-F. Bayart, l’État en Afrique, op. cit., chap. 7.
- 48.
Id., le Gouvernement du monde, op. cit., p. 174 sq.
- 49.
M. Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 1999.
- 50.
Voir par exemple T. N. Harper, The End of Empire and the Making of Malaya, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 368 sq.
- 51.
Chez le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci, l’hégémonie a trait à la « direction culturelle et idéologique » – et non seulement à la « domination » par le recours à la coercition – qu’une « classe sociale » ou un « bloc historique » exerce en créant la « dictature » d’un « consensus » et d’un « sens commun » au sein de la « société civile ». En précisant que l’hégémonie est une « fonction désagrégée et discontinue de l’histoire des États » (Il Risorgimento, Turin, Einaudi, 1966, p. 191) et en s’interdisant toute définition mécaniciste de celle-là, il ouvre la voie à la notion de « transaction hégémonique » que nous proposons.
- 52.
Voir R. Bertrand et E. Saada (sous la dir. de), « L’État colonial », Politix, 66, 2004.
- 53.
G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire, op. cit., p. 23, 61 et 493.
- 54.
Pour un exposé critique des subaltern studies, voir R. O’Hanlon, “Recovering the subject. Subaltern Studies and histories of resistance in colonial South Asia”, Modern Asian Studies, 22 (1), 1968, p. 189-224 et M. Diouf (sous la dir. de), l’Historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, Paris, Karthala, Amsterdam, Sephis, 1999.
- 55.
Selon la distinction établie par Bruce Berman et John Lonsdale entre la « construction de l’État », en tant que création délibérée d’un appareil de contrôle politique, et la « formation de l’État », en tant que processus historique conflictuel, involontaire et largement inconscient, conduit dans le désordre des affrontements et des compromis par la masse des anonymes (Unhappy Valley, op. cit.)
- 56.
J.-F. Bayart, « L’historicité de l’État importé », dans J.-F. Bayart (sous la dir. de), la Greffe de l’État, op. cit., p. 14 sq.
- 57.
Voir par exemple les deux cas intéressants de l’Asante et du royaume merina : I. Wilks, Asante in the Nineteenth Century. The Structure and Evolution of a Political Order, Cambridge, Cambridge University Press, 1975 ; F. Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au xixe siècle. Invention d’une identité chrétienne et construction de l’État (1780-1880), Paris, Karthala, 1991 et G. Campbell, An Economic History of Imperial Madagascar, 1750-1895. The Rise and Fall of an Island Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.
- 58.
S. McKee, Uncommon Dominion. Venetian Crete and the Myth of Ethnic Purity, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2000.
- 59.
La recherche récente de Laurent Vidal sur la « transportation » de la ville de Mazagão des rives du Maroc à l’embouchure de l’Amazone, en 1769, en donne un exemple intéressant – Mazagão, la ville qui traversa l’Atlantique. Du Maroc à l’Amazonie (1769-1783), Paris, Aubier, 2005.
- 60.
P. Curtin, The Rise and Fall of the Plantation Complex. Essays in Atlantic History, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
- 61.
P. Lamant, l’Affaire Yukanthor. Autopsie d’un scandale colonial, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 1989.
- 62.
G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire, op. cit., p. 35.
- 63.
Le cas du Kenya a été particulièrement documenté : N. Swainson, The Development of Corporate Capitalism in Kenya. 1918-1977, Londres, Heinemann, 1980 ; J. Spencer, The Kenya African Union, Londres, Kpi, 1985 ; B. Berman, J. Lonsdale, Unhappy Valley, op. cit.
- 64.
C.-H. Perrot, Lignages et territoire en Afrique aux xviiie et xixe siècles. Stratégies, compétition, intégration, Paris, Karthala, 2000.
- 65.
Voir par exemple F. Cooper, From Slaves to Squatters. Plantation Labour and Agriculture in Zanzibar and Coastal Kenya. 1890-1925, New Haven, Yale University Press, 1980 et M.Valeri, l’État-Qabous. Identité nationale et légitimité politique au sultanat d’Oman (1970-2005), Paris, Institut d’études politiques de Paris, 2005, ainsi que Y. Person, Samori, une révolution dyula, Dakar, Ifan, 1968-1975, 3 vol.
- 66.
N. R. Hunt, A Colonial Lexicon of Birth Ritual, Medicalization, and Mobility in the Congo, Durham, Duke University Press, 1999, p. 41 sq. et 67.
- 67.
A. L. Stoler et F. Cooper, “Between metropole and colony. Rethinking a research agenda”, dans F. Cooper et A. L. Stoler (eds), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 28.
- 68.
F. Cooper, Colonialism in Question. Theory, Knowledge, History, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 22 sq.
- 69.
C’est sans doute la notion d’« histoire connectée » qui est la plus fructueuse, dans le débat historiographique actuel : voir S. Gruzinski, les Quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004 et S. Subrahmanyam, Explorations in Connected History. From the Tagus to the Ganges, New Delhi, Oxford University Press, 2005.
- 70.
F.-X. Fauvelle-Aymar, Histoire de l’Afrique du Sud, Paris, Le Seuil, 2006.
- 71.
B. Lewis, “The Ottoman legacy to contemporary political arabic”, dans L. C. Brown (ed.), Imperial Legacy. The Ottoman Imprint on the Balkans and the Middle East, New York, Columbia University Press, 1996, chap. 11.
- 72.
Voir par exemple J. Dakhlia, l’Empire des passions. L’arbitraire politique en Islam, Paris, Aubier, 2005 et le Divan des rois. Le politique et le religieux dans l’islam, Paris, Aubier, 1998 ; N. Sohrabi, “Revolution and State Culture: the Circle of Justice and Constitutionalism in 1906 Iran”, dans G. Steinmetz (ed.), State/Culture. State-Formation after the Cultural Turn, Ithaca, Cornell University Press, 1999, chap. 8 ; R. Bertrand, État colonial, noblesse et nationalisme à Java, op. cit. Voir également, dans le cas ottoman, le courant des Jeunes Ottomans, dans les années 1860-1870, dont certains d’entre eux finiront par concevoir une forme républicaine de gouvernement islamique (S. Mardin, The Genesis of Young Ottoman Thought. A Study in the Modernization of Turkish Political Ideas, Princeton, Princeton University Press, 1962, p. 249 sq., 288 sq. et p. 296 sq.). En outre, nombre d’historiens ottomanistes relativisent désormais l’inspiration occidentale des Tanzimat.
- 73.
C. Badel, la Noblesse de l’Empire romain. Les masques et la vertu, Seyssel, Champ Vallon, 2005, chap. VI.
- 74.
Voir par exemple S. Goldhill (ed.), Being Greek under Rome. Cultural Identity, the Second Sophistic and the Development of Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, notamment les p. 88 sq., 157 sq., 273 sq., 305 ; C. Badel, la Noblesse de l’Empire romain, op. cit., p. 312-329 ; P. Veyne, l’Empire gréco-romain, Paris, Le Seuil, 2005.
- 75.
R. Bertrand, État colonial, noblesse et nationalisme à Java, op. cit., p. 419-423 et 479-480.
- 76.
S. Gruzinski, les Quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, op. cit., p. 374 sq.
- 77.
M. E. Meeker, A Nation of Empire. The Ottoman Legacy of Turkish Modernity, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 44, 50, 80-81.
- 78.
L. Peirce, Morality Tales. Law and Gender in the Ottoman Court of Aintab, Berkeley, University of California Press, 2003.
- 79.
Sur la notion d’olaju (litt. les Lumières), voir J. D. Y. Peel, Religious Encounter, op. cit.
- 80.
Sur cette problématique de la subjectivation lors du moment colonial, nous renvoyons à J.-F. Bayart, le Gouvernement du monde, op. cit., chap. 4.
- 81.
C. H. Kane, l’Aventure ambiguë, Paris, Uge, 1979 (nouvelle éd.), p. 164.
- 82.
R. Preston, “Roman questions, Greek answers: Plutarch and the construction of identity”, dans S. Goldhill (ed.), Being Greek under Rome, op. cit., p. 91.
- 83.
M. Diouf, “The French colonial policy of assimilation and the civility of the originaires of the Four Communes (Senegal): a nineteenth century globalization project”, Development and Change, 29 (4), octobre 1998, p. 671-696 ; J.-H. Jezequel, les « Mangeurs de craie ». Socio-histoire d’une catégorie lettrée à l’époque coloniale. Les instituteurs diplômés de l’école normale William Ponty (c. 1900- c. 1960), Paris, Ehess, 2002, multigr.
- 84.
R. Preston, “Roman questions, Greek answers …”, art. cité, p. 90.
- 85.
R. Guha, Dominance without Hegemony. History and Power in Colonial India, Cambridge, Harvard University Press, 1997 ou A. Barlas, Democracy, Nationalism and Colonialism, Boulder, Westview Press, 1996. En revanche Partha Chatterjee estime que les idéologies nationalistes ne sont que des « discours dérivatifs » procédant de l’imaginaire orientaliste et colonial (Nationalist Thought and the Colonial World: A Derivative Discourse?, Londres, Zed Press, 1986). Par ailleurs, pour Benedict Anderson – peut-être le théoricien du nationalisme le plus influent de ces vingt dernières années – la « communauté imaginée » de la nation est le produit conjoint du « capitalisme imprimé » et de l’État colonial (Imagined Communities, op. cit.).
- 86.
J. Iliffe, Honour in African History, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.
- 87.
J.-M. Severino, « Refonder l’aide au développement au xxie siècle », Critique internationale, 10, janvier 2001, p. 75-99.
- 88.
Voir notamment J.-P. Olivier de Sardan, Anthropologie et développement. Essai en socioanthropologie du changement social, Paris, Karthala, Marseille, Apad, 1995 ; T. Bierschenk et J.-P. Olivier de Sardan (sous la dir. de), les Pouvoirs au village. Le Bénin rural entre démocratisation et décentralisation, Paris, Karthala, 1998 ; T. Bierschenk, J.-P. Chauveau et J.-P. Olivier de Sardan (sous la dir. de), Courtiers en développement. Les villages africains en quête de projets, Paris, Karthala, Marseille, Apad, 2000.