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Dans le même numéro

La vie psychique du pouvoir colonial. Entretien

octobre 2017

#Divers

Dans la revue Politique africaine1, vous soulignez la nécessité de lire « les archives » de Frantz Fanon pour interpréter les violences du temps présent. Vous présentez son œuvre, au-delà des partages disciplinaires établis, comme une vaste exploration de « la vie psychique du pouvoir colonial », c’est-à-dire à la fois comme une épistémologie critique du savoir colonial et comme une phénoménologie de la résistance. Si le travail de Fanon est pertinent aujourd’hui, la distinction entre la situation coloniale et la situation post-coloniale n’est-elle pas remise en question ? Ce que Jacques Rancière appelle la « blessure ancienne » est-elle une mauvaise cicatrice ou une plaie encore ouverte ?

Roberto Beneduce – Fanon, dans sa pensée et son écriture, se rapporte toujours à une situation : il rappelle ainsi aux médecins et aux psychiatres la nécessité d’un « diagnostic situationnel ». Il n’est donc pas un penseur pour toutes les saisons. Pour saisir l’actualité et la pertinence de Fanon, il faut extraire de sa pensée des nœuds épistémologiques et politiques qui anticipent sur des problèmes irrésolus, notamment si les tragédies, les ambivalences et les violences coloniales demeurent encore irrésolues dans le temps post-colonial. Fanon est donc compagnon de route, qui aide à lire les contradictions actuelles, évidemment déterminées par un contexte inédit de problèmes nationaux et internationaux, économiques et politiques.

Ma lecture de Fanon est dépendante de mon travail de clinicien, qui me rend attentif à ce qui reste problématique dans la longue durée. Le passé n’est en effet jamais un moment de coupure, clair et définitif : le passé « revient » et « re-mord », pour reprendre les mots d’Ernesto de Martino2. Fanon nous aide à réfléchir sur ce « mauvais passé » qui fait retour et nous invite à retrouver, dans les conflits et la langue du présent, une violence qui nous agresse et nous interroge. La vie psychique de l’histoire, comme j’aime la définir, est aussi ce questionnement perpétuel des liens de causalité. Comprendre les problèmes du présent n’admet pas un modèle causal où des relations linéaires nous amèneraient à un moment précis : la causalité psychique et politique demeure un territoire opaque, où toute idée de déterminisme pur et simple est à bannir. Au fond, c’est le matérialisme historique de Benjamin que je suis en train d’évoquer ici.

Fanon a été identifié, surtout en France, comme un penseur de la violence, au point que les Damnés de la terre a été interdit, dès sa publication, pour « atteinte à la sécurité intérieure de l’État3 ». Pourtant, il considère que la violence est une véritable tragédie, dans la mesure où elle s’impose au colonisé comme la seule réaction possible et empêche l’homme de déployer pleinement son humanité. Même justifiée par un contexte idéologique, la violence interroge le sujet qui l’accomplit : irréductible à la nécessité politique ou au contexte historique, elle ouvre sur une dimension éthique.

La « vie psychique du pouvoir colonial », pour paraphraser le titre du livre de Judith Butler4, est faite de traces, laissées par le pouvoir colonial, que le clinicien, l’historien et l’anthropologue retrouvent dans les délires, les rêves, les cauchemars et les symptômes des patients immigrés, comme il l’a été pour les discours des prophètes en Afrique. Ils parlent en effet du « Blanc », du colon, de la violence, du massacre de Sétif, etc. Ces petits fragments recueillis aujourd’hui sont les symptômes de conflits historiques irrésolus et que l’on peut reconstituer5. Fanon a toujours été médecin-psychiatre : même lorsqu’il décrit les limites et les contradictions de l’élite post-coloniale, il pose des diagnostics avec une sensibilité remarquable.

Il nous appartient de faire du passé colonial une cicatrice, même douloureuse. Comme le disait Ernesto de Martino, l’« humain n’est pas donné une fois pour toutes, c’est un défi ». La douleur du passé n’est pas donnée une fois pour toutes. Malheureusement, nos gouvernements semblent être complices dans le refus de relever le défi : ils font du passé une plaie ouverte. Souvenons-nous de la séquence – de l’ordre de la nécessité donc déjà pathologique – des luttes en France du début des années 2000 et du discours de Sarkozy à Dakar ou à Paris contre « la racaille » des banlieues. Aujourd’hui, des jeunes nés en France, dont les familles viennent des Caraïbes ou de l’Afrique, parlent de « non-mixité » et refusent de se mélanger avec les « Blancs ». La responsabilité de nos discours est énorme.

La métropole invisible

La plupart des exemples que vous employez relèvent du territoire métropolitain. Peut-on dire que le post-colonial revient à une métropolisation du colonial, notamment via les migrations ?

R. Beneduce – Effectivement, le débat post-colonial n’a fait que privilégier l’« espace métropolitain » et opérer une « métropolisation du colonial », comme vous le dites, et laisser dans l’arrière-fond d’autres questions (les contradictions centre-périphérie de la post-colonie, par exemple). Je pense, entre autres, aux tensions post-coloniales qui se sont développées au niveau rural dans un pays comme le Mozambique, analysées superbement par Christian Geffray6. D’ailleurs les migrations ne peuvent qu’amplifier cette dialectique entre la colonie et la métropole. Il s’agit d’un problème ayant des raisons économiques et politiques évidentes, mais aussi des raisons ancrées dans l’imaginaire, d’un côté, et, de l’autre, une forme de colonisation à rebours ou inversée, si j’ose dire, en m’appuyant sur l’analyse de Ghassan Hage7.

Simona Taliani – Il faut toujours se situer : le rapport à la migration, de même que le rapport à l’empire, n’est pas le même en Italie et en France. Si, à l’époque coloniale, la métropole était un lieu spécifique, dans les paroles des immigrés que l’on écoute depuis vingt ans au centre Frantz Fanon8, la métropole est devenue une métaphore du pouvoir. Cette dernière relève d’une violence occulte, qui peut à la fois tenir ensemble et mettre en désordre l’État-nation, qu’il soit européen ou africain. On ne peut plus reconnaître ce qu’est la « métropole » : ses frontières se sont élargies et elle a perdu son centre fixe. Pour les femmes nigérianes, avec qui je travaille depuis longtemps, l’État italien, tout comme le chef du village, de la ville de Benin City ou de l’État nigérian, peut devenir un « État sorcier » : c’est une métaphore du pouvoir occulte qui peut renvoyer à plusieurs centres différents. Dans les Damnés de la terre, Fanon décrit la ville coloniale selon des espaces dichotomiques : la ville des Français et la médina des Arabes ne communiquent presque pas. Peu de personnes, comme les femmes de ménage, sont autorisées à les traverser, et seulement en respectant des règles précises. La métropolisation du post-colonial peut être pensée si l’on redéfinit et si l’on élargit la métropole selon un axe plus politique que géographique. L’étude clinique des immigrés qui sont en Italie, et pas seulement les Érythréens avec qui l’Italie a eu un rapport colonial, montre la persistance de la référence à un espace de pouvoir comme la métropole. Elle est affectée par des sentiments ambivalents, de désir et de colère.

Jean-François Bayart – La dimension de l’invisible est fondamentale pour comprendre les sociétés africaines et leur projection dans la métropole. Cette dimension renvoie à la sorcellerie mais concerne aussi le rapport aux ancêtres et au passé. Une tradition anthropologique, aujourd’hui très débattue, distinguait sorcery et witchcraft. La sorcery, avec ses rituels et manipulations (la poupée qu’on plante de clous) est très présente dans le quotidien des jeunes femmes nigérianes. Mais il existe aussi toute une dimension de la sorcellerie qui renvoie à des rapports interhumains très ambivalents, qu’on qualifiait généralement de witchcraft. Cette dernière, comme théorie, est très proche de l’antipsychiatrie. On peut être sorcier sans le savoir et à son corps défendant, exactement comme une mère peut détruire son enfant avec son amour.

Le pouvoir, au sens politique ou économique, a un rapport très direct avec cette dimension de l’invisible. Marx a explicitement comparé le capitalisme à un vampire qui suce la substance du prolétariat. De la même manière, le sorcier s’enrichit en détruisant l’autre et en aliénant son travail. L’État colonial a toujours été perçu avec beaucoup d’ambivalence comme un « État sorcier ». On le voit bien sur les questions de santé : d’un côté, une admiration pour la médecine et le dévouement du Blanc dans un imaginaire de la mission civilisatrice ; de l’autre côté, un rapport à l’invisible inquiétant, parce que les Blancs manipulent les substances du corps, qui sont aussi les substances de l’invisible, comme le sang, la sueur, le sperme et l’urine. Cette profonde ambivalence s’exprime par une série de représentations et de rumeurs à propos de vampires qui seraient transportés par les pompiers ou les ambulances. C’est un fantasme de l’État colonial et, de ce point de vue, le legs colonial renvoie à cette dimension de l’invisible.

Aujourd’hui, l’« État sorcier », italien ou français, n’est pas complètement détaché de l’« État sorcier » colonial. Et l’État post-colonial, dans la dimension ésotérique de son pouvoir, est perçu comme complice des sorciers, notamment sur le commerce des « pièces détachées » (les sacrifices humains). Par ailleurs, l’insistance idéologique des partis uniques sur l’unité et l’intégration nationales a implicitement assis la légitimité de ces États sur la lutte contre le monde de l’invisible et de la sorcellerie. Cette dimension, qui pourrait paraître « traditionnelle » ou « exotique », est en réalité au cœur de la modernité africaine.

R. Beneduce – Ernesto de Martino évoque la nécessité pour le monde scientifique d’écrire à propos du « royaume du chiffon » et de l’« histoire culturelle des opprimés ». Fanon fait parler ces chiffons qui semblaient inutiles et à jeter, ce qui permet de rejoindre l’expérience contemporaine des opprimés et des derniers du monde. De même qu’Ernesto de Martino a critiqué l’incapacité du marxisme à comprendre le religieux, Fanon a critiqué la linéarité d’un certain marxisme9.

S. Taliani – Dans son dernier livre, Joseph Tonda cite la Grande Royale de Cheikh Hamidou Kane, tante de Samba et femme puissante, dans l’Aventure ambiguë (1961), pour laquelle l’école des Blancs apprendrait aux enfants « à vaincre sans raison ». Une école qu’elle n’aimait pas, mais à laquelle il fallait envoyer ses propres enfants. Or, conclut Tonda, « vaincre sans avoir raison est l’acte de violence par définition10 ». On peut donc dire que la colonie a introduit dans la vie des Blancs et des Noirs l’expérience d’une victoire sans raison, une expérience qui ne peut que conduire à la prolifération des théories du complot et des paranoïas. La « métropole » aujourd’hui, c’est la métaphore de cette victoire, qui continue à hanter le présent au-delà de l’époque coloniale sous forme de délire paranoïaque. Le fait qu’on a du mal à reconnaître les identités des sujets qui délirent cette conquête sans gloire, le manque de transparence et l’omniprésence d’impunité font des expériences psychiques et sociales du pouvoir des expériences du soupçon11.

R. Beneduce – C’est la version psychique de la dépendance à l’égard du colonisateur, dont la menace est aujourd’hui déplacée sur les pouvoirs occidentaux. Après la version économique de cette menace dans les années 1960-1970, aujourd’hui cette agressivité est dispersée, et conduit à tout une série d’accusations de sorcellerie qui n’arrivent pas à toucher leur cible, mais qui relève de ce scandale de voir quelqu’un continuer à gagner sans raison. Comme l’a dit Benjamin : « Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté12. » Et l’ennemi n’en finit pas de triompher sans raison. Cette expérience nourrit des vécus, non pas psychopathologiques, mais politiques. À Milan ou à Turin, des demandeurs d’asiles se sont mis à frapper au hasard des personnes qui se promenaient dans la ville. L’un d’eux a déclaré au cours de son interrogatoire : « Depuis que je suis arrivé ici, je n’ai pas encore obtenu l’asile et ça, c’est la faute des Blancs. » Cette personne était hospitalisée pour des troubles psychiatriques. Comment a-t-elle pu tenir ce raisonnement qui fait trembler ? N’ayant pas encore trouvé de logement et n’ayant pas encore régularisé sa situation, elle en attribue la faute aux « Blancs » et se retrouve avec la volonté de tuer quelqu’un. Cette logique se perpétue sans cesse. Si les symptômes révèlent toujours quelque chose du passé, on pourrait ajouter, avec Lacan, que l’« inconscient, c’est la politique13 ». Il est de notre responsabilité de ne pas faire du passé une plaie ouverte.

Liturgie de la tension musculaire

Dans votre présentation de la psychopathologie du colonisé selon Fanon, vous insistez sur les spasmes, la dimension d’agressivité qui dessine ce que vous appelez « une véritable liturgie de la tension musculaire ». Dans quelle mesure peut-on considérer le contrat colonial comme une contracture musculaire et envisager un massage thérapeutique ?

R. Beneduce – Ce qui m’a toujours passionné dans le discours de Fanon, c’est la centralité du corps. Ses lectures philosophiques, notamment Sartre et Merleau-Ponty, ont façonné sa sensibilité au corps. Derrière la lecture philosophique, il y a aussi le médecin qui, dans le corps, est habitué à lire des signes. Mais Fanon offre un antidote à la dérive textuelle de la souffrance et du conflit : il nous oblige à prendre en compte ce que le corps montre du politique. Il regarde son propre corps et la couleur de sa peau durant toute sa vie ; et il ne cesse de toucher, littéralement, et d’interroger le corps des colonisés. Dans l’article qu’il publie dans la revue Esprit en 1952, « Le “syndrome nord-africain” », il parle du ventre du colonisé14. Touché de manière objective, il ne révèle rien au clinicien français. Fanon comprend qu’il faut approcher ce corps d’une manière différente pour y reconnaître le conflit, la douleur, la souffrance. D’un seul coup, il détruit toute prétention d’objectivité scientifique et médicale et propose ce que j’appelle une « phénoménologie politique du corps et de l’expérience de la souffrance ». Il prend sa distance avec une phénoménologie du corps ontologique au profit du corps contextualisé, situé : c’est le corps du pauvre, les mains du paysan, le visage de l’indigène, les contractions musculaires du Noir, mais aussi leurs rêves musculaires qui sont des rêves politiques.

Cette attention aux corps des dominés, que l’on retrouve dans la perspective ouverte par Fanon, est d’une richesse infinie. Quand nous rencontrons nos patients, ils nous parlent de douleurs, d’un corps faible, de cauchemars où leur corps est agressé, mais si nous manquons de cette sensibilité phénoménologique, de cette sémiotique – qui n’est pas seulement médicale ou culturelle mais aussi politique –, nous risquons de passer à côté du sens véritable des symptômes et de la demande d’aide. C’est l’une des pistes majeures de la pensée de Fanon. La « liturgie de la tension musculaire » n’est pas uniquement la célébration de la contracture en ce qu’elle annonce l’explosion violente ; elle ouvre une perspective méthodologique originale qui nous oblige à scruter le corps des opprimés et des colonisés, les corps des périphéries et des banlieues. Dans les yeux de ces visages maigres et tendus, vous comprenez quelque chose que les personnes concernées ne parviendront que rarement à formuler15.

Toucher le corps a une authentique valeur thérapeutique. Une école de psychologues engagés dans les pays d’Amérique latine a développé des traitements pour les victimes des violences qui passent par le corps plutôt que par la parole. En effet, les victimes ne croient plus dans les vertus de la parole, qui a souvent constitué l’instrument d’une grande violence exercée sur elles. La parole a tellement été pervertie qu’elle est désormais un chemin sans issue. Fanon, à sa manière, anticipe la place centrale que le corps occupe depuis vingt ans dans la pensée philosophique et anthropologique, avec les notions d’embodiment et de violence incorporée, mais aussi le développement des gender studies qui voient le corps comme un terrain de luttes. Il nous invite ainsi, au-delà de la fausse objectivité du corps que l’on habite, à retrouver les tensions politiques dans le corps. Oui, le contrat colonial a été signé par une contracture musculaire, un mensonge, ou un sourire montrant les dents (voir le grin dont parle Fanon lorsqu’il analyse la situation des Noirs aux États-Unis).

Une révolution culturelle

Pour Fanon, la question de la différence culturelle est toujours prise dans des rapports de pouvoir. Ainsi, le voile des algériennes constitue une forme de dissidence et le phénomène de possession un défi lancé au colon. Un accompagnement psychothérapeutique peut-il se faire indépendamment d’un horizon révolutionnaire ? Que pouvons-nous faire de cette dimension d’interpellation politique dans la cure ?

S. Taliani – Si je considère le Fanon qui a réfléchi en tant que psychiatre, j’ai rencontré un auteur honnête, qui nous dit qu’il change d’avis, qui est parfois plein de contradictions, qui mène une « ethnographie sans fin » parce qu’il cherche à se faire le témoin d’une réalité elle-même dynamique. Pour Fanon, le monde colonial est le monde où la question de la différence culturelle se pose sur le mode de l’humiliation et de la violence. Au bout du compte, ce que Fanon tente d’exprimer, c’est le rapport du damné à un certain type de colonialisme, donc à un certain modernisme, lié à une opposition dichotomique entre le temps de la tradition et celui de l’émancipation vers un monde moderne post-révolutionnaire. À ses yeux, c’était le corps-à-corps de l’indigène avec sa propre culture ainsi qu’avec l’atmosphère de mort à bout touchant qui était chaque fois en jeu. Par exemple, en ce qui concerne le rapport entre la médecine et le colonialisme, Fanon souligne les contradictions du malade indigène qui reconnaît les pouvoirs thérapeutiques du Blanc, mais qui comprend les expérimentations violentes que les médecins mènent sur son corps et qui a donc peur d’une telle médecine. L’espace de la médecine coloniale est un espace continu de vie et de mort : lorsque l’indigène arrive à l’hôpital, il est déjà trop tard16. Même pour Fanon, il était trop tard pour se soigner17. Quel rapport peut-on avoir avec l’institution de l’autre, quand elle soigne autant qu’elle nuit ?

Fanon reconnaît également le rôle thérapeutique des pratiques de soin dites « traditionnelles ». Dès 1953-1954, quand il arrive en Algérie, la culture, qu’il considérait jusqu’alors comme un espace d’émancipation, devient pour lui le facteur d’une double aliénation pour l’indigène : l’aliénation coloniale et celle des croyances populaires portant sur l’invisible et les esprits. Les derniers textes de sa vie témoignent de l’espoir d’une double libération de l’indigène et du colonisé. C’est en effet la période passée à Blida, à coup sûr essentielle pour la formation de sa conscience politique, qui le poussera, dans les Damnés de la terre, à aiguiser sa critique des génies malfaisants, figures imaginaires inutiles à la Révolution : « Les vieilles superstitions commencent à s’écrouler », écrivait-il, plein de confiance, en 1959, avant d’adopter un style plus incisif contre ce monde cauchemardesque. À partir du constat que toutes ces croyances sont encore vivantes et vigoureuses aujourd’hui, à quoi ont-elles bien pu servir, puisqu’elles n’ont nullement servi l’action révolutionnaire ?

Aujourd’hui, en Europe ou dans des pays tels que l’Algérie, l’invisible n’a pas disparu : il y a une sorcellerie moderne, une effervescence de l’invisible. L’espoir de Fanon ne s’est donc pas concrétisé avec l’indépendance : les esprits ont survécu. Et donc il faut pousser le discours de Fanon un peu plus loin. Il y a des psychothérapeutes très rigides qui n’écoutent pas les croyances, ou bien qui considèrent qu’elles sont des métaphores folkloriques qui cachent la souffrance réelle du malade. Avec Fanon, on peut considérer l’invisible et les croyances populaires, tout comme les représentations plus rationnelles de la souffrance et de la maladie qui les accompagnent, comme un véritable espace de révolution et de réflexion sur soi. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans un langage culturaliste ou diagnostique, mais de laisser les croyances et l’invisible comme un espace de révolution culturelle. Le malade est piégé par la croyance dans l’espace de la transformation.

Dans l’espace psychique d’une personne qui souffre, plusieurs imaginaires cohabitent. L’écoute du psychothérapeute doit rester en suspens, sans rendre la culture de l’autre pathologique, comme on l’a fait pendant l’époque coloniale, et en laissant au malade la possibilité de se transformer. Fanon emploie souvent dans ses réflexions cliniques la catégorie du temps. Dans les Damnés de la terre, Fanon revenait sur la généalogie de symptômes d’un patient algérien souffrant d’impuissance (sa femme avait été violée par des militaires français et les militaires lui avaient dit : « Si tu revois ton mari, n’oublie pas de lui dire ce qu’on t’a fait18 »). La femme demande à son mari d’annuler le mariage parce qu’elle est déshonorée. Le mari se demande si sa femme « était obligée de [le] mettre au courant de tout cela ». Fanon note alors que seul le temps pourra dire quelque chose sur le choix de l’homme de « reprendre » sa femme, sur les spectres du passé et sur le pari sur l’avenir (« J’ai décidé de la reprendre, mais j’ignore encore comment je réagirai en la voyant », dit-il pendant leur dernière rencontre). L’espace de la révolution individuelle, de la découverte de soi-même, c’est possible en donnant du temps à l’autre pour distinguer en lui ce qui est de l’ordre de la psychologie, de la culture, du politique et de leur relation mutuelle.

Le risque est bien sûr de se tromper de diagnostic. On peut donner des médicaments au malade et employer toutes les ressources de la psychiatrie moderne, mais le problème demeure et s’aggrave. On peut aussi céder à une forme de « folklorisation » de la cure, en pensant de façon très romantique à la médecine traditionnelle, qui n’est pas plus efficace que la nôtre. Dans les deux cas, on établit un rapport de causalité linéaire et univoque pour expliquer un symptôme. Que ce soit la schizophrénie ou la sorcellerie, on reste piégé dans la même logique diagnostique. C’est une « révolution culturelle » dans la mesure où le pouvoir est donné au malade, de signifier l’expérience dans l’imbrication du temps vécu.

R. Beneduce – Dans un article publié dans la revue Esprit en 1961, « Révolution dans la révolution », Bourdieu distingue la culture traditionnelle algérienne et la désagrégation culturelle imposée par l’ordre colonial19. Fanon s’interroge à son tour sur les ressources culturelles qui permettent de se défendre, de passer à l’action, ou de résister20, pour survivre. Fanon comprend que, dans la situation coloniale, l’ambivalence règne. Cette dernière n’est pas de l’ordre du psychique, mais de l’ordre du réel ; elle est structurelle : Simona Taliani a bien souligné comment, dans la pensée de Fanon, la médecine hospitalière pouvait à la fois soigner les malades et mener des expérimentations à leur corps défendant. Pour rejoindre le réel de la violence coloniale, on peut lire les récits des enfants qui ont survécu et ont été déplacés dans les camps de réfugiés au Maroc et en Tunisie à l’époque coloniale : l’un d’entre eux raconte que leur père avait été tué par un soldat, tandis que la fille qui s’était fait une fracture avait été soignée par un autre soldat de la même milice ; un autre enfant, blessé par balle, avec une jambe fracturée et le bras brûlé, se fait soigner par un autre soldat. Cette ambivalence du réel colonial fait symptôme et devient le problème irrésolu du rapport des colonisés avec le savoir médical. Nous sommes face à quelque chose qui n’est pas passé, parce que l’ambivalence de l’État moderne et des gouvernements européens est similaire : d’un côté, on refuse, on expulse et on laisse mourir des migrants et, de l’autre, on les accueille et on les soigne.

Nous avons ainsi voulu retrouver le Fanon qui s’interroge sur la place de la culture dans le contexte de l’ordre colonial et de la souffrance psychique. C’est une manière de reconnaître que la culture est toujours articulée, non pas à une métaphysique abstraite de l’expérience, mais à des sujets concrets, tels que le prêtre, le missionnaire, le colon, le père, la mère, le marabout, etc. Dans cette perspective, la dimension temporelle est un fil directeur : on peut le lire dans les premières lignes de Peau noire, masque blanc21. Lorsqu’il parle du temps comme étant la clé de la clinique, il reconnaît que le symptôme est une imbrication de temporalités différentes, et non seulement de différents imaginaires. Voyez comment le malade ou l’immigré peut parler : il peut évoquer des choses qui se sont passées des générations auparavant. Fanon s’interroge sur le statut du marabout, du djinn et de la folie dans la société musulmane, sur la violence de l’institution, ainsi que sur les rapports entre la culture et le religieux dans la clinique22. Combien de pistes nous a-t-il laissées ? Au centre Frantz Fanon, nous refusons de réduire les éléments culturels au statut de métaphores et de croire qu’on puisse les traduire avec les mots « dépression », « dissociation », etc. Certains mots hégémoniques et certains traitements psychotropes sont devenus aussi aliénants que le discours de la sorcellerie, le discours du djinn ou des esprits. Fanon demeure très attentif à un usage critique du diagnostic.

S. Taliani – On peut se demander quelle aurait été la réaction de Fanon face au discours actuel de l’identité comme hybride et métissée. Nous ne sommes pas encore capables de construire de modèle théorique pour comprendre cette multiplicité et cette imbrication des temporalités dans l’existence humaine. Il faudrait pouvoir les penser dans l’horizon de l’émancipation : comment imagine-t-on un sujet émancipé ? Le risque est de rester piégé par l’idée que les croyances ou l’invisible sont du côté de l’aliénation et que la réponse psychothérapeutique occidentale est la seule véritable façon de s’émanciper. Il en va ici comme pour le débat sur le voile, avec cette idée qu’une fois « dévoilées », les femmes seront émancipées. Dans l’Envers de la psychanalyse, Jacques Lacan retrouve le complexe d’Œdipe chez trois patients togolais, non parce qu’ils sont émancipés, mais parce qu’on a porté les règles d’Œdipe avec les lois de la colonisation23. Il faut être attentif à cette colonisation psychique qui complique la dichotomie entre l’aliénation et l’émancipation.

***

J.-F. Bayart – Avec la démarche de Simona Taliani et de Roberto Beneduce, on est loin du Fanon académique ou idéologique, dont la lecture a été abîmée par la préface catastrophique de Jean-Paul Sartre aux Damnés de la terre. Leur lecture est très directement articulée à une praxis sociale et thérapeutique. Elle est fondatrice d’une institution sociale, le centre Frantz Fanon, qui fait l’objet d’un traitement politique tout à fait singulier, de la part de l’État italien et des autorités régionales, avec des coupes de subventions et des contrôles fiscaux. L’ambivalence de la situation coloniale se retrouve dans la manière dont l’État exerce des pressions, gêne, voire réprime, le centre tout en l’employant comme une « poubelle à migrants » et en lui sous-traitant une partie de son travail social. La situation est différente – mais pas plus aimable – en France, parce que l’État n’y a pas fermé ses hôpitaux psychiatriques. Néanmoins, à Calais, la préfecture harcèle de la même manière les associations qui épaulent migrants et réfugiés, et, ce faisant, soulagent l’État de ses devoirs constitutionnels et légaux.

En relisant Fanon à l’instigation de Roberto Beneduce et de Simona Taliani, j’ai trouvé des sommets d’intelligence politique, comme dans cet admirable article sur le voile24. Il est effrayant de comparer comment un citoyen français pouvait parler du voile en 1950 avec le délire dans lequel la société française s’enferme aujourd’hui. On peut relire ce texte en regard des travaux de Fariba Adelkhah sur l’Iran, qui montre que le port du voile, différencié, vaut comme un contrat social entre les femmes et le régime25.

La question de la mémoire historique est extrêmement importante, à condition d’en avoir une compréhension dynamique. Le rapport avec le passé est dialogique : il doit tenir compte du colonial, du post-colonial, mais aussi de l’esclavage et du post-esclavagisme, en rappelant qu’il y a eu des acteurs noirs de l’esclavage comme il y a eu une traite interne aux sociétés africaines. L’esclavage est en effet le grand refoulé des sociétés africaines, de même que le colonial est le grand refoulé des sociétés métropolitaines.

Aujourd’hui, en Afrique, l’héritage de l’esclavage est très présent dans des pratiques sociales et politiques. Ainsi, Boko Haram au Nigeria est, à sa manière, et pour partie, une insurrection sociale de descendants de captifs, d’anciens esclaves, en même temps qu’un mouvement religieux millénariste, originellement issu du salafisme, et aujourd’hui en rupture de ban avec celui-ci26. Par ailleurs, l’un des fonds de commerce de certains marabouts et de cheikhs d’Afrique de l’Ouest consiste à donner une légitimité religieuse à des alliances matrimoniales socialement dépareillées. Le cheikh ou le marabout sanctifie, par exemple, une union entre un jeune « captif » ou un jeune « casté » et une jeune fille de famille libre, noble, l’imposant de facto à la société et à la famille de la jeune fille qui pourrait la refuser. Ces mariages se pratiquent souvent en groupe et sur Internet. L’islam représente ainsi une forme d’émancipation sociale parce que, dans ses versions les plus réformées, tous sont frères et sœurs. Le pentecôtisme en est le symétrique chrétien, notamment dans le sud du Nigeria : il affirme la liberté des anciens esclaves. Ces mouvements ont cette dimension émancipatrice qu’une lecture un peu sauvage de Fanon permet de dégager.

  • 1.

    « Mobiliser Fanon », Politique africaine, no 143, octobre 2016. Ce numéro, coordonné par Roberto Beneduce, constitue un excellent guide de lecture pour Frantz Fanon, Écrits de la liberté et de l’aliénation, textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young, Paris, La Découverte, 2015.

  • 2.

    Voir Ernesto de Martino, la Terre du remords [1961], Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, 1999 et la Fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles [1977], édition de Giordana Charuty, de Daniel Fabre et de Marcello Massenzio, Paris, Ehess, 2016.

  • 3.

    F. Fanon, les Damnés de la terre [1961], préface de Jean-Paul Sartre, préface d’Alice Cherki et postface de Mohammed Harbi, Paris, La Découverte, 2002.

  • 4.

    Judith Butler, la Vie psychique du pouvoir, traduit par Brice Matthieussent, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002.

  • 5.

    Voir Carlo Ginzburg, le Fil et les Traces, traduit par Martin Rueff, Paris, Verdier, 2010.

  • 6.

    Christian Geffray, la Cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala, 1990.

  • 7.

    Ghassan Hage, “État de Siège: A Dying Domesticating Colonialism?”, American Ethnologist, no 43-1, 2016. Dans cet article, l’auteur s’appuie à son tour sur l’analyse de Stephen Arata, qui parle de “narratives of reverse colonization”.

  • 8.

    R. Beneduce et Simona Taliani travaillent au centre Frantz Fanon de Turin, fondé en 1996, qui propose un accompagnement psychothérapeutique aux migrants.

  • 9.

    J’ai essayé de tracer quelques-unes des proximités entre Fanon, de Martino et Gramsci dans l’article “History as Palimpsest: Notes on Subalternity, Alienation, and Domination in Gramsci, de Martino, and Fanon”, Gramsci International Journal, no 2(3), 2017.

  • 10.

    Joseph Tonda, l’Impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015, p. 161.

  • 11.

    Voir Harry G. West et Todd Sanders (sous la dir. de), Transparency and Conspiracy: Ethographies of Suspicion in the New World Order, Durham, Duke University Press, 2003.

  • 12.

    Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, traduit par Olivier Mannoni, Paris, Payot, 2013.

  • 13.

    Jacques Lacan, la Logique du fantasme. Séminaire 1966-1967, Paris, Édition de l’Association lacanienne internationale, séance du 10 mai 1967.

  • 14.

    F. Fanon, « Le “syndrome nord-africain” », Esprit, février 1952.

  • 15.

    Dans les films du néoréalisme italien, les corps sont les véritables protagonistes, en deçà de tout discours. Fanon cinéaste aurait réalisé d’extraordinaires films néoréalistes en faisant parler le corps du colonisé.

  • 16.

    F. Fanon, « Médecine et colonialisme », l’An v de la révolution algérienne [1959], Paris, La Découverte, 2001.

  • 17.

    Fanon, atteint par une leucémie, expire le 6 décembre 1961, à l’âge de 36 ans, à l’hôpital de Bethesda dans le Maryland. Voir David Macey, Frantz Fanon. Une vie, traduit par Christophe Jaquet et Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2011.

  • 18.

    F. Fanon, les Damnés de la terre, op. cit., p. 247-248.

  • 19.

    Pierre Bourdieu, « Révolution dans la révolution », Esprit, janvier 1961. Les rapports entre Bourdieu et Fanon restent à étudier.

  • 20.

    Je suis tout à fait d’accord avec la nécessité d’interroger l’usage du terme « résistance » : voir Frederick Cooper, “The Dialectics of Decolonization: Nationalism and Labor Movements in Postwar French Africa”, dans F. Cooper et Ann Stoler (sous la dir. de), Tensions of Empire: Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997 et Sherry B. Ortner, “Resistance and the Problem of Ethnographic Refusal”, Society for Comparative Study of Society and History, no 37(1), p. 173-193. Mais, à la différence de Cooper, je ne pense pas que Fanon « psychologise » le problème du colonialisme (“he posits an archetypical colonial subject whose very personality is attacked by the fact of colonization, so that the colonized can only see themselves in relation to the colonizer”). Fanon veut saisir comment l’aliénation coloniale se reproduit. Il scrute alors les dimensions psychiques de l’expérience raciale et coloniale, mais il cherche à imaginer aussi comment les colonisés peuvent agir, et non seulement réagir au discours du colonisateur, du maître.

  • 21.

    F. Fanon, Peau noire, masque blanc [1952], repris dans Œuvres, préface d’Achille Mbembe, introduction de Magali Bessone, Paris, La Découverte, 2011.

  • 22.

    Voir, par exemple, F. Fanon et François Sanchez, « Attitude du musulman maghrébin devant la folie » [1956] et F. Fanon et Slimane Asselah (un jeune interne disparu et jamais retrouvé), « Le phénomène de l’agitation en milieu psychiatrique » [1957], dans Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit. Voir aussi Nigel Gibson et R. Beneduce, Frantz Fanon: Psychiatry and Politics, London, Rowman and Littlefield, 2017.

  • 23.

    J. Lacan, le Séminaire, livre XVII, l’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991.

  • 24.

    F. Fanon, « L’Algérie se dévoile », l’An v de la révolution algérienne, op. cit.

  • 25.

    Fariba Adelkhah, la Révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran, Paris, Karthala, 1991 et Être moderne en Iran, Paris, Karthala.

  • 26.

    Voir Jean-François Bayart, « De quoi Boko Haram est-il le nom ? », 18 août 2017 (en ligne : blogs.mediapart.fr/jean-francois-bayart/).

Bayart Jean-François

Roberto Beneduce

Professeur d’anthropologie médicale et psychiatrique à l’université de Turin et directeur du Centre Frantz Fanon. Il a dirigé avec Nigel C. Gibson, Frantz Fanon: Psychiatry and Politics (Rowman and Littlefield, 2017) et publié Archeologie del trauma. Un’anthropologia del sottosuolo (Laterza, 2014).

Simona Taliani

Professeure assistante d’anthropologie à l’université de Turin, psychothérapeute au Centre Frantz Fanon, elle prépare la publication de Filles de poudre. De l’obéissance superstitieuse dans la migration nigérianne aux éditions Karthala.

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