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Dans le même numéro

Et si l’Europe faisait fausse route dans la crise iranienne ?

juin 2006

Alors que les faucons, aux États-Unis mais aussi en Europe, préconisent, au-delà de sanctions et des embargos, la riposte militaire, Jean-François Bayart invite les bellicistes à ne pas oublier les erreurs d’appréciation et les mensonges qui ont précédé l’intervention en Irak. Dans cette optique, il passe en revue les arguments susceptibles de ne pas répondre à l’escalade iranienne par une nouvelle guerre.

La France, comme les autres pays occidentaux, est en passe de s’enfermer dans le piège d’une fausse question dont elle croit déjà avoir la réponse : faut-il – et comment – interdire à l’Iran l’accès à l’arme nucléaire ? Le matraquage politique et médiatique est devenu si assourdissant que, jour après jour, la voix de la raison devient plus inaudible. Nous construisons une crise dont les conséquences peuvent devenir incalculables, sans avoir la moindre idée de la manière de l’affronter. Passe encore que les « faucons » américains et leurs suppôts européens croient laver leur grossière erreur d’appréciation en Irak en pratiquant la fuite en avant à propos de l’Iran1. Mais qu’avons-nous à gagner (et à perdre !) dans l’affaire ? Et ne nous laissons-nous pas entraîner par les États-Unis dans une mécanique infernale de sanctions qui nous amènera finalement à rendre inévitable une intervention militaire dont nous ne voulons pas et dont nous pressentons la dangerosité ?

L’inéluctabilité de la bombe iranienne

Le programme nucléaire iranien remonte au milieu des années 1970. Téhéran avait adhéré au traité de non-prolifération (Tnp) dès sa signature, en 1968. Mais le souci de l’affirmation nationale, la volonté de s’ériger en puissance régionale face à la menace soviétique et le premier essai atomique indien, en 1974, avaient poussé le shah à créer une agence à l’énergie atomique et à envoyer à l’étranger de nombreux ingénieurs se former à cette technologie. Dès 1976, l’Iran avait acheté du yellow cake à la République sud-africaine et du dioxyde d’uranium à l’Algérie. Il devint donc vite avéré que son programme nucléaire comportait une dimension militaire, ce dont convenait le shah au gré de quelques indiscrétions confiées à la presse. Nul n’y trouvait à redire puisqu’il s’agissait de contrer l’avancée de l’Urss vers les « mers chaudes ». En outre l’Iran était l’allié d’Israël que Washington avait laissé se doter de la bombe. La France et l’Allemagne coopéraient ouvertement au développement de l’industrie nucléaire iranienne sans trop se préoccuper de ses finalités ultimes.

Après la révolution de 1979 l’imam Khomeiny abandonna le programme nucléaire, vraisemblablement au regret de l’ayatollah Beheshti, le numéro 2 du nouveau régime, qui trouva la mort dans un attentat dès 1981. Néanmoins le président de la République, Ali Khamenei, et le président du Parlement, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, agitèrent la menace de se procurer l’arme atomique en 1987-1988, au plus fort de la guerre contre l’Irak. De fait les dirigeants iraniens, diplomatiquement et militairement isolés, avaient pris la décision de relancer le programme pour sanctuariser leur territoire, menacé d’invasion. Les frappes américaines contre l’Irak, en 1991, les confortèrent dans ce choix en leur montrant la vulnérabilité de leur pays à un conflit de ce nouveau type. Les « révélations » du mouvement armé d’opposition en exil, les Moudjahidines du Peuple, quant à l’existence d’un programme nucléaire iranien occulte sont douteuses par définition, et trop intéressées pour être entièrement honnêtes. Certaines sont tombées juste, d’autres relevaient manifestement de l’intoxication. Grosso modo, elles n’en sont pas moins vraisemblables compte tenu de ces antécédents.

Aujourd’hui, la seule vraie incertitude est ainsi de savoir si l’Iran cherche à se doter de la capacité de fabriquer l’arme nucléaire en cas de besoin, en restant juste en dessous du « seuil » à l’instar du Japon. Ou s’il entend se procurer la bombe au vu et au su du monde, à l’image de l’Inde et du Pakistan. Ou encore s’il désire l’acquérir secrètement, comme Israël. Quels sont ses objectifs ? Les « faucons » occidentaux y voient une menace messianique, d’inspiration islamo-révolutionnaire, dont Israël serait la première cible. Hypothèse peu vraisemblable, en dépit du refus de Téhéran de reconnaître cet État et de l’antisionisme catégorique de la République islamique depuis sa fondation. D’une part, l’Iran a renoncé au mythe néotrotskiste de la révolution islamique dans tous les pays musulmans dès le début des années 1980, du vivant de l’imam Khomeiny, pour privilégier ses intérêts d’État et une conception très classique de la sécurité nationale, éventuellement en recourant à l’arme du faible qu’est le terrorisme. De l’autre, sa solidarité avec la Palestine connaît ses limites, et l’idée qu’il puisse risquer la destruction totale pour défendre une cause arabe est proprement loufoque, quelle que soit la justesse politique ou religieuse de celle-ci.

L’évidence est que la République islamique veut plus que jamais sanctuariser le territoire national selon la logique de la doctrine française de la dissuasion, à un moment où les troupes américaines déployées en Afghanistan, en Irak et dans plusieurs des Républiques d’Asie centrale l’encerclent et où l’administration Bush la classe dans l’« axe du mal ». Elle souhaite aussi affirmer son standing de puissance dans un environnement régional d’ores et déjà nucléarisé. Enfin l’argument du régime selon lequel il veut acquérir la technologie nucléaire pour diminuer à terme sa dépendance énergétique à l’égard des hydrocarbures ne doit pas être écarté du revers de la main : quelle que soit l’importance des réserves du pays, elles ne sont pas inépuisables ; de surcroît, la pollution dans les grandes villes est devenue un problème majeur ; enfin, l’élite iranienne juge naturel d’avoir la maîtrise de l’un des attributs scientifiques et industriels de la modernité.

Les alarmes proviennent en partie de l’élection à la présidence de la République de Mahmoud Ahmadinejad qui a vite tenu des propos inacceptables sur la Shoah ou Israël, et auquel on impute un durcissement de la politique nucléaire de l’Iran. En réalité cette dernière est décidée collégialement, pour l’essentiel dans le cadre du Haut Conseil de la sécurité nationale, et à l’initiative d’un noyau dur de dirigeants qui sont (ou ont été) en charge du programme depuis le milieu des années 1980 : Ali Khamenei, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, Mohammad Khatami, Mahmoud Ahmadinejad et enfin l’ancien Premier ministre Mir Hossein Moussavi. Le choix de reprendre les activités d’enrichissement de l’uranium, que Téhéran avait provisoirement suspendues en octobre 2003, en réponse aux pressions de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, mais sans y renoncer à tout jamais, traduit sa frustration de n’avoir rien obtenu de tangible, ni de l’Europe ni des États-Unis, en deux ans de négociations – sinon de simples promesses de récompenses commerciales ou de coopération nucléaire civile en cas de capitulation en rase campagne. Or, ce retour à la case départ est antérieur à l’accession au pouvoir du président Ahmadinejad et il a été publiquement assumé, dès juillet 2005, par son prédécesseur, Mohammad Khatami.

L’antagonisme paraît de la sorte inéluctable entre un Iran décidé à maîtriser la filière de l’enrichissement de l’uranium, voire à posséder l’arme atomique, et des pays occidentaux qui lui refusent cette voie en vertu du Tnp dont il est signataire. La difficulté provient de ce que le rapport de force, dans ce bras de fer, n’est pas nécessairement à l’avantage des seconds. Tout d’abord, la crédibilité des Occidentaux n’est pas entière. Certes, l’Iran est juridiquement prisonnier de son engagement de 1968 et a formellement renoncé à la bombe. Mais politiquement l’argument a ses limites dès lors que l’Inde et le Pakistan – sans même parler d’Israël – jouissent désormais d’une espèce de prime accordée aux non-signataires du Tnp et – pour l’Inde – se voit courtisée à qui mieux mieux par les États-Unis et la France dans le domaine de la coopération nucléaire. Les Occidentaux sont ainsi les premiers à saper un traité international dont ils se réclament haut et fort.

En outre, sur un plan strictement juridique, les choses sont complexes et ambiguës. Rien, dans la lettre du Tnp, n’interdit à l’Iran l’enrichissement de l’uranium pourvu que cette technologie soit cantonnée à des usages pacifiques. Certains experts assurent avoir des preuves irréfutables de l’existence d’un programme militaire iranien. Mais, à ce jour, aucune d’entre elles, de nature à étayer la légitimité de sanctions des Nations unies, au titre d’une « menace contre la paix », n’a été publiquement apportée. Même s’il est avéré que les dirigeants de la République islamique ont dans le passé dissimulé nombre de faits qui auraient dû être communiqués à l’Aiea. Les « faucons » occidentaux y voient un aveu en soi. Néanmoins, leurs propres mensonges quant aux armes de destruction massive dont l’Irak aurait été le détenteur, les conséquences catastrophiques de l’option militaire qu’ils ont en l’occurrence fait prévaloir et l’origine de leurs sources relatives aux activités nucléaires iraniennes induisent un doute, à tort ou à raison, sur le bien-fondé de leurs informations et de leur appel à une nouvelle guerre préventive. La posture belliciste suscite d’autant plus le malaise que les États-Unis et la France avaient encouragé l’agression irakienne contre l’Iran en 1980 et n’avaient pas répugné à mettre la main à la pâte pour soutenir leur allié. Enfin, il est paradoxal d’interdire à un pays de se procurer l’arme atomique pour garantir sa sécurité et de refuser dans le même temps de lui vendre des armes conventionnelles.

La seule cohérence de la position des Occidentaux en la matière est bel et bien une méfiance, voire une hostilité viscérales à l’encontre de la République islamique qui leur ont déjà fait commettre de grosses fautes d’appréciation dont nous payons encore aujourd’hui le prix douloureux2. Ce parti pris confirme que même les paranoïaques ont des ennemis. En effet, l’Iran a développé une culture politique obsidionale en près de deux siècles de déboires et de tutelle paracoloniale. Il a perdu de manière irréversible plusieurs provinces à l’issue de guerres malheureuses. Il a dû se résoudre à donner en concession à des intérêts étrangers son pétrole, ses douanes et même son armée pour réaliser et financer sa modernisation. Il a connu un quasi-condominium russo-britannique pendant la Première Guerre mondiale, puis soviéto-américano-britannique lors de la Seconde. Son grand leader, le Premier ministre Mohammad Mossadegh, a été renversé par la Cia en 1953 pour avoir osé nationaliser l’exploitation du pétrole deux ans auparavant. Et jusqu’en 1979 les citoyens américains vivant en Iran ont joui d’un statut d’extraterritorialité qui bafouait la souveraineté nationale. À la lumière de cet arrière-plan historique le programme nucléaire reçoit un large soutien de l’opinion publique dans le pays même, et aussi dans la diaspora bien que cette dernière soit souvent très critique à l’encontre de la République islamique. Certes, la population et une partie des « réformateurs » s’interrogent de plus en plus sur le coût et les dangers de la crise qui s’annonce, ainsi que sur la capacité des dirigeants à en garder le contrôle. Mais bien peu d’Iraniens sont prêts à accepter un diktat de l’étranger. La sous-estimation de la conscience nationaliste et de la légitimité qu’en tire le régime est l’une des erreurs d’analyse les plus préoccupantes qui faussent le débat actuel. Elle est d’autant plus grave que ses dirigeants sont des « durs à cuire », ayant connu l’expérience de la clandestinité, de la prison, de la torture, du front. S’imaginer qu’ils vont se laisser impressionner par des sanctions financières, un embargo sur l’essence (qu’importe massivement l’Iran faute de capacités suffisantes de raffinage) ou des bombardements, et que la population en profitera pour se désolidariser d’institutions honnies, est pure folie.

Par ailleurs les Occidentaux ne sont pas sûrs des soutiens internationaux qu’ils mobilisent. Pour des raisons différentes, la Russie, la Chine, le Japon sont réticents à toute escalade du conflit. Le Brésil est peu désireux de voir hypothéquer son propre avenir nucléaire. L’Égypte et la République sud-africaine ont une attitude ambiguë. Il est vrai que l’Iran n’est pas plus certain de ses alliés potentiels et a été désagréablement surpris des positions qu’ont adoptées ces derniers mois l’Inde ou la Corée du Sud. Mais il dispose en tout état de cause de moyens de rétorsion redoutables en Afghanistan, en Irak, au Liban, en Palestine, en dehors même d’un éventuel recours au terrorisme d’autodéfense contre les Occidentaux comme dans les années

1980. Enfin, il peut peser à volonté sur les cours du pétrole sans avoir à décréter un embargo : sa moindre gesticulation militaire dans le détroit d’Ormuz aurait un effet immédiat sur un marché mondial déjà très tendu par la demande chinoise, la guerre civile irakienne, l’agitation dans le delta du Niger, la rébellion au Tchad, les mesures de nationalisation en Bolivie ou les foucades du président Chavez, et déstabiliserait les économies occidentales tout en augmentant ses propres recettes.

Dans ce contexte, de quels leviers les Occidentaux disposent-ils pour amener à résipiscence la République islamique ? Le régime a une solide tradition de contournement des sanctions internationales qui le frappent depuis sa naissance. Ses partenaires traditionnels – Moscou, Pékin, Kuala Lumpur, Pretoria, Caracas, voire New Delhi, Tokyo et Séoul – l’y aideraient en cas de besoin. Par ailleurs sa dépendance par rapport aux importations d’essence, dans laquelle les « faucons » voient un moyen de pression efficace, ne doit pas être exagérée : une part appréciable de ce carburant est frauduleusement réexportée dans les pays voisins qui profitent des subventions publiques extravagantes destinées à contenir les prix des produits de première nécessité sur le marché intérieur iranien. Quant à l’option militaire, rien ne garantirait son succès technique, et elle serait dévastatrice pour l’Occident lui-même, surtout si les États-Unis recourent à des armes atomiques tactiques. Cette seule hypothèse met en pleine lumière l’absurdité d’une politique qui aboutirait à la première utilisation d’une bombe nucléaire depuis 1945, au nom de la défense d’un traité de non-prolifération qui n’a pu empêcher le franchissement du seuil fatidique par Israël, l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord, et dont seuls les signataires seraient pénalisés tandis que resteraient impunis les free riders du système international. Les chancelleries européennes s’imaginent-elles vraiment pouvoir convaincre les peuples du monde de la pertinence de ce paradoxe ?

Il serait souhaitable, dans le meilleur des univers possibles, que l’Iran ne se dote pas de l’arme nucléaire : et pour la crédibilité du Tnp, et pour la stabilité de la région, et vraisemblablement pour la prospérité des Iraniens eux-mêmes qui ont peut-être des choses plus utiles à financer qu’un programme militaire coûteux. Pourtant, le pire est loin d’être sûr si l’Iran passe outre. Pourquoi représenterait-il un danger atomique plus grand que ne l’a été l’Inde quand le parti nationaliste, le Bjp, la dirigeait ? Ou que l’Union soviétique de Brejnev ? L’islamophobie nous égare. Au vu de l’équilibre de la terreur pendant la guerre froide ou, de nos jours, en Asie du Sud certains experts pensent même que la détention de l’arme nucléaire responsabilise ses possesseurs. On discerne mal, également, l’avantage comparatif d’une nouvelle crise internationale majeure, et à l’issue ô combien incertaine, du point de vue de la sécurité régionale ou globale : curieuse stratégie que de déclencher un incendie immédiat dans l’espoir de conjurer un foyer dont la probabilité n’est nullement avérée. Il est enfin présomptueux de penser convaincre un pays outrancièrement nationaliste et traumatisé par l’histoire de renoncer à ce qu’il estime être son droit et son moyen de défense légitime, sans pour autant lui apporter la moindre garantie militaire palpable.

La vérité est que l’Union européenne s’est engagée dans une politique dont l’objectif irénique est hautement estimable, mais dont elle n’a pas les moyens. Ce faisant, elle risque de pousser l’Iran dans les bras de la Russie, de la Chine et de l’Inde, voire de faire le lit des États-Unis dont la capacité de revirement diplomatique ne doit pas être négligée. Elle n’est en tout cas pas en mesure d’obtenir de Téhéran l’abandon de son ambition nucléaire, mais s’oblige à prendre des sanctions qui seront inopérantes et ouvriront la voie à une intervention militaire américaine dont elle condamne le principe. Il eût été plus pertinent de faire mine de prendre au mot l’Iran quant au caractère pacifique de son programme afin de continuer à le soumettre à la surveillance de l’Aiea, quitte à gêner en sous-main ses activités illicites éventuelles et à le laisser assumer le coût politique d’une violation délibérée ou d’une sortie spectaculaire du Tnp.

Le président Ahmadinejad, apprenti sorcier ou « homme sans qualité » ?

La démarche aventureuse des Européens procède largement de la fausse lecture de la vie politique iranienne dans laquelle ils se sont enfermés. Ces derniers ont misé sur la victoire d’Ali Akbar Hachemi Rafsandjani aux présidentielles de 2005 en se convaincant que celui-ci aurait une politique nucléaire plus souple, puisqu’il est supposé être « modéré » et « pragmatique ». Selon toute vraisemblance, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, élu, aurait eu une approche de la sécurité nationale en tout point comparable à celle de son vainqueur, pour les raisons que nous avons déjà indiquées. Mais les Occidentaux se précipitent maintenant dans une autre erreur d’interprétation en se méprenant complètement sur la signification de l’élection de Mahmoud Ahmadinejad et en voyant en lui l’archétype de l’« ultraconservateur ». En fait le champion de la droite traditionnelle des motalefeh, proche du journal Resalat, était Ali Larijani, qui a été défait à plate couture dès le premier tour. Il reste à prouver qu’au second tour le Guide de la Révolution, classé à plus ou moins juste titre parmi les « conservateurs », ait soutenu Mahmoud Ahmadinejad plutôt que son vieux compère Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, comme on l’a dit en supputant une rivalité entre les deux dignitaires dont la réalité n’a jamais été démontrée. Après son élection, le nouveau président s’est d’emblée heurté à l’opposition des conservateurs qui sont majoritaires au Parlement et qui ont refusé pendant plusieurs mois d’approuver la nomination de certains des ministres clefs de son gouvernement. Aujourd’hui il est en butte aux critiques acerbes d’Ahmad Tavakkoli, président de la commission des Finances et figure tutélaire de la droite, qui s’efforce de bloquer son projet de budget, dangereusement inflationniste. Il semble désormais isolé et ne s’appuie plus que sur un cercle restreint de proches.

Loin d’être le candidat de l’establishment conservateur ou celui du Guide de la Révolution, Mahmoud Ahmadinejad était un outsider et l’a emporté par surprise, tout comme (et plus encore) que Mohammad Khatami en 1997, même si les profils des deux hommes ne sont pas comparables : Mahmoud Ahmadinejad n’est pas clerc et il n’est pas non plus un ancien de la première génération révolutionnaire, n’ayant point, par exemple, siégé dans la première législature (1980-1984), au contraire de la plupart des dirigeants éminents de la République. Mais, à la différence de Mohammad Khatami, qu’un véritable raz-de-marée électoral avait porté au pouvoir dès le premier tour, en 1997, Mahmoud Ahmadinejad ne s’est qualifié au second tour de la présidentielle de 2005 qu’avec une très faible avance – de l’ordre de quelque 650 000 voix – sur le troisième candidat qui le talonnait. Au fond, il a moins gagné que les « réformateurs » n’ont perdu, d’une courte tête, pour avoir trop déçu leurs électeurs et n’avoir pas su gouverner, et en raison de la multiplicité de leurs candidats. En nombre de suffrages recueillis ces derniers ont devancé la droite au premier tour : ils ont rallié environ 16 millions de voix – en comprenant celles qui se sont portées sur Ali Akbar Hachemi Rafsandjani – contre 11 millions pour les candidats conservateurs. Leur défaite finale n’a pas été celle de leurs idées ni celle de l’ouverture qu’ils ont incarnée depuis le milieu des années 1990. D’un scrutin à l’autre, leurs thématiques ont été reprises par la quasi-totalité des candidats en lice, et Mahmoud Ahmadinejad n’a pas été en reste : son action à la municipalité de Téhéran, de 2003 à 2005, s’est inscrite dans la continuité de celle de son prédécesseur rafsandjaniste, Gholamhossein Karbastschi, et sa formation politique a d’ailleurs pris pour nom la notion emblématique de « fertilisation » sur laquelle celui-ci s’appuyait afin de légitimer son ambitieuse politique de rénovation urbaine.

On a également beaucoup parlé de populisme à propos du nouveau président. Toutefois celui-ci refuse moins le système qu’il ne prétend le refonder, dans l’esprit initial de la Révolution. Une deuxième signification de son élection est ainsi le rejet de la libéralisation économique qu’avait mise en œuvre dans les années 1990 son compétiteur malheureux du deuxième tour, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani. Celui-ci incarnait jusqu’à la caricature les effets pervers de cette politique en raison de sa fortune personnelle et de la place de ses fils dans les affaires. Or, le coût social de la libéralisation s’est avéré très élevé en termes de pauvreté, d’inflation, de chômage, de déscolarisation, d’augmentation de la délinquance et de la prostitution ou d’accroissement des inégalités, sans pour autant que soit consommée une complète réintégration du pays dans le système international3. Par la modestie de sa mise, de son logement et de son extraction sociale, Mahmoud Ahmadinejad prenait le contre-pied de tous ces âghâzâdeh, ces « fils à papa » – en Chine, l’on dirait « enfants de cadre » – qui défrayaient la chronique depuis près de deux décennies. Il a de la sorte recueilli les suffrages ouvriers du cœur industriel du pays. En revanche il ne faut pas accorder trop d’importance à l’épisode fameux de la sortie de Mahmoud Ahmadinejad en habit d’éboueur : le maire-candidat s’est en l’occurrence borné à reprendre le style classique de l’« homme de bien » (javânmard), humble et au service du peuple, qu’affectionnent les hommes politiques et plus largement les notables iraniens, toutes tendances confondues4.

Troisième contresens fréquent, l’accession au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad traduirait la « militarisation » du régime. Certes, le nouveau président est un vétéran des Gardiens de la Révolution, tout comme 80 députés de l’actuelle législature… et bon nombre de responsables politiques ou administratifs et de citoyens ordinaires, dès lors que l’on peut faire son service militaire obligatoire dans ce corps. Mais les Gardiens de la Révolution (Pasdaran) sont politiquement divisés, ainsi que le montrent l’analyse des résultats électoraux de 1997 et de 2005 ou la consultation du site Baztab qui leur est lié et dont le ton n’est pas des plus conventionnels. Lors du dernier scrutin, le candidat qui aurait pu être leur représentant pour en avoir été longtemps le commandant en chef, Mohsen Rezai, s’est retiré de la course peu avant le vote. Leur intervention intempestive dans le domaine des affaires, à l’occasion de l’annulation d’un contrat de téléphonie mobile et du blocage de l’inauguration du nouvel aéroport de Téhéran – péripéties sur lesquelles on a beaucoup glosé –, n’a fait qu’exprimer des conflits d’intérêts économiques auxquels ils sont parties prenantes, au même titre que la plupart des armées d’Asie ou du Moyen-Orient. Pour autant l’hypothèse d’un putsch, véritable Arlésienne depuis dix ans au moins, est peu plausible du fait de la rivalité institutionnelle entre : 1) l’armée professionnelle ; 2) les « forces de l’ordre », composées de la gendarmerie, de la police et des komiteh ; 3) le bassidj, le mouvement des « mobilisés », ces jeunes volontaires dont certains reçoivent un entraînement paramilitaire ; 4) et les Gardiens de la Révolution, en quelque sorte une seconde armée, désormais elle aussi très professionnalisée. Ces corps, en outre, reflètent l’ensemble de la société dans sa complexité grâce à la conscription. Si tant est qu’il soit possible, l’usage massif de la force contre des manifestations populaires ou le suffrage universel contredirait la légitimité révolutionnaire et nationale du régime qui reste réelle. Téhéran n’est décidément pas Alger et, d’ailleurs, en 1978-1979, l’armée du shah avait elle-même fait preuve d’une certaine retenue dans la répression, contrairement à l’idée reçue.

En revanche l’élection de Mahmoud Ahmadinejad confirme une fois de plus la centralité des services secrets dans le jeu occulte des institutions, sans au demeurant l’amplifier : les « réformateurs » étaient eux-mêmes issus de cette mouvance dont les divisions en plusieurs courants d’intérêts sont sous-jacentes aux péripéties les plus violentes de la lutte factionnelle depuis les premières années de la République. Notons au passage que le contournement des sanctions américaines, notamment à partir de la place de Dubaï, constitue pour ces services concurrents une précieuse rente de situation qui contribue pour beaucoup à leur autofinancement et à leur autonomisation eu égard aux institutions politiques et à la légitimité du suffrage universel.

Mahmoud Ahmadinejad « fou de Dieu » ? La thèse fait également florès, qu’étayent quelques déclarations de l’intéressé se plaçant sous la protection du Maddhi et se réclamant du mouvement du Ghadir (par référence à la désignation d’Ali comme successeur du Prophète). Le nouveau président a pour mentor religieux l’ayatollah Mesbah Yazdi, redoutable bretteur théologique qui a mis en difficulté à plusieurs reprises des ténors de la République islamique lors d’interventions télévisées. Celui-ci serait – il le dément – membre de la Hojjatiyeh, une société dévote créée dans les années 1950 pour lutter contre les Bahaï, officiellement autodissoute en 1983 à la demande de l’imam Khomeiny, mais toujours influente dans les cercles du pouvoir et du commerce. Or, la Hojjatiyeh n’est nullement irrationaliste. Elle valorise au contraire la science et l’éducation. Historiquement elle a été le premier mouvement religieux à investir les institutions politiques modernes pour en infléchir l’orientation, au lieu de recourir au terrorisme contre celles-ci. Elle recrute non dans les bas-fonds de la société, mais dans les milieux aisés et éduqués. Mutatis mutandis elle pourrait être comparée à l’Opus Dei et partage avec elle au moins cette propriété de concilier une foi volontiers mystique et la rationalité pragmatique de la modernité économique.

Quoi qu’il en soit, l’élection de Mahmoud Ahmadinejad n’équivaut pas à un retour de flamme dévot comme on veut le croire en Europe. Elle accentue au contraire le processus de différenciation du politique et du religieux qui est l’une des résultantes paradoxales de la République islamique. Pour la première fois depuis la révolution le président n’est pas issu du clergé. Et son alliance avec l’ayatollah Mesbah Yazdi exacerbe les contradictions au sein du champ islamique au risque de l’affaiblir dès lors que nulle institution supérieure n’est en mesure de le réguler.

Ces derniers mois ont en effet rappelé que le clergé est loin d’être homogène et que Mahmoud Ahmadinejad est sur ce plan aussi un outsider. Lorsque son mentor, l’ayatollah Mesbah Yazdi, a déclaré en décembre 2005, dans les colonnes de l’hebdomadaire Partov-e Sokhan, que « la légitimité, dans une République islamique, provient non du vote mais du velâyat-e faqih (le jurisconsulte) » et que l’imam Khomeiny s’était plus ou moins laissé imposer la notion même de République par l’aile islamo-gauchiste du mouvement révolutionnaire, il s’est attiré une vague de critiques et d’objections, y compris de la part des conservateurs dont il est censé partager les vues. Le site Baztab – proche, on s’en souvient, des Gardiens de la Révolution – a republié une intervention du Guide de la Révolution remontant à mars 2002 dans laquelle ce dernier insistait sur l’indissociabilité de la légitimité électorale et de la légitimité islamique de la République. L’une des plus hautes autorités spirituelles du pays, qui se tient à l’écart de la chose publique, l’ayatollah Javadi Amoli, est sortie de sa réserve pour affirmer que « l’acceptabilité du Guide de la Révolution découle de la volonté du peuple ». Le courant conservateur des motalefeh et l’Association des ingénieurs islamiques ont vigoureusement démenti que l’imam Khomeiny ait pu retenir la notion de République par opportunisme et ont apporté leur témoignage sur ses propos tant au cours de son exil parisien qu’après son retour à Téhéran. Le Bureau de la publication des œuvres de l’imam a lui aussi protesté, et Ali Akbar Hachemi Rafsandjani a contesté l’interprétation à ses yeux spécieuse de l’ayatollah Mesbah Yazdi. La polémique s’est finalement propagée au sein du Parlement et a divisé la majorité ossoulgarâyân (littéralement fondamentaliste) qui regroupe les fertilisateurs (âbâdgarân) du président, issus de l’équipe municipale de Téhéran, et les sacrificateurs (isârgarân), plus ou moins proches de la mouvance du journal Keyhan. Le pluralisme religieux, fondé sur le débat théologique mais aussi sur la compétition économique ou politique autant que spirituelle entre les sanctuaires, les villes saintes ou les collèges, ne se trouve point annulé à la suite de l’élection de Mahmoud Ahmadinejad. Il nécessiterait une analyse un peu plus subtile que celle dans laquelle se réfugient les partisans d’une guerre préventive contre l’Iran.

La promotion néoconservatrice de la démocratie par les opérations de déstabilisation ou par les armes, l’équivalence établie entre l’orientation du nouveau président et le renforcement de l’autoritarisme ne résistent pas mieux à l’examen. Dans les faits, le durcissement du régime depuis neuf mois n’est pas évident, et le style de Mahmoud Ahmadinejad, ses limites personnelles manifestes engendrent une certaine « trivialisation » du pouvoir. Les mobilisations sociales se multiplient devant le Parlement, celui-ci a fait prévaloir ses prérogatives constitutionnelles, le gouvernement lui-même est très divisé, et des ministères importants comme ceux de la Guidance islamique (en quelque sorte le ministère de la Culture) ou de la Prospérité et de la Coopération (en charge de la solidarité sociale) sont en pleine dissidence bureaucratique. Surtout la procédure élective se généralise dans les différentes institutions sociales du pays, comme l’Ordre des avocats, les guildes du bazar, les associations de parents d’élèves et même la très conservatrice Chambre du commerce et de l’industrie dont les bazari remettent en cause la désignation par l’État de 20 des 45 membres de son conseil d’administration et l’inamovibilité de son président Mohammad-Taghi Khamoushi.

C’est une illusion funeste que d’espérer dresser l’opinion publique contre le régime en le mettant sous pression extérieure, dans l’espoir d’ouvrir une fenêtre d’opportunité au changement. D’une part, jamais l’Iran n’a joui d’autant de liberté et de représentation politiques dans son histoire, quels que soient le discrédit ou l’impopularité de ses dirigeants, les tentatives sporadiques de reprise en main idéologique en matière de mœurs et la relativité des acquis « réformateurs » à l’aune de l’idéal démocratique libéral. Chacun sait qu’au royaume des aveugles les borgnes sont rois, et dans la région il est décidément plus d’aveugles que de borgnes : politiquement parlant, mieux vaut vivre à Téhéran qu’à Riyad, Bagdad, Damas et même sans doute Karachi. D’autre part, vu d’Iran, l’Occident n’a aucune crédibilité en la matière, et ce ne sont pas sa politique à l’encontre du Hamas, frappé d’ostracisme sitôt sorti vainqueur d’élections régulières, ni le bilan de l’intervention américaine en faveur de la démocratisation de l’Irak qui la lui conféreront. Le couplage de toute ingérence diplomatique ou a fortiori militaire et de l’idée démocratique serait le meilleur moyen de disqualifier durablement celle-ci aux yeux des Iraniens, toujours à l’affût du dernier complot de l’impérialisme contre leur souveraineté nationale. De ce point de vue, le lancement à grand son de trompe d’un programme américain de soutien à l’opposition et à la « société civile » atteste une incompréhension consternante de la situation sur le terrain que l’on s’apprête à bombarder et indique que l’administration Bush n’a tiré aucun enseignement de son fiasco en Irak5.

En définitive, Mahmoud Ahmadinejad apparaît moins être un dictateur en herbe qu’un intempestif, passablement ignorant et ne mesurant pas toujours la portée scandaleuse de ses propos, par exemple au sujet d’Israël. Il ne saurait être comparé à Hitler, comme on le fait parfois sur la base de son négationnisme et de son nationalisme. D’une part, il est antisioniste, mais non antisémite, et il n’est porteur d’aucune revendication territoriale. Il n’y a d’ailleurs pas en Iran de racisme d’État, ni de racisme politique ou idéologique similaire au nazisme – les juifs sont reconnus en tant que minorité religieuse et sont représentés au Parlement – et il n’y pas non plus dans la société ou la classe dirigeante une sensibilité irrédentiste susceptible d’inspirer un projet expansionniste. Si par malheur Mahmoud Ahmadinejad devait se sentir pousser des ailes de Führer, il ne disposerait pas du fonds de commerce qui a rendu possible l’ascension de celui-ci dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. D’autre part, précisément, il n’est pas le leader suprême et ne prétend pas à ce statut dont le système institutionnel de checks and balances rend impossible l’émergence. Ses prérogatives de président de la République sont circonscrites et soumises au contrôle du Parlement, du Conseil de surveillance de la Constitution, du Conseil du discernement. Comme laïque il ne dispose même pas des qualifications religieuses pour devenir à terme le Guide de la Révolution, si d’aventure Ali Khamenei venait à mourir ou à être destitué par la prochaine Assemblée des experts dont le renouvellement est prévu à l’automne.

Cela étant, la légitimité de Mahmoud Ahmadinejad ne peut être niée, même si elle n’est pas à proprement parler démocratique faute de liberté complète de candidature aux élections et de fiabilité institutionnelle dans l’organisation de celles-ci, par exemple en matière de listes électorales. Pour la première fois dans l’histoire de l’Iran le président n’a été élu qu’au second tour du scrutin, à l’issue d’une campagne passionnée, mais in fine avec 62 % des voix – et, répétons-le, pour la deuxième fois il s’est agi d’un résultat surprenant que n’avait ni souhaité ni anticipé l’establishment du régime. L’habileté tactique de Mahmoud Ahmadinejad ne doit pas non plus être sous-estimée. Il s’est fait beaucoup d’ennemis en quelques mois par ses maladresses, notamment parmi les marchands conservateurs du bazar qu’a ulcérés la suspension pendant deux semaines des importations en provenance de Corée du Sud, de Chine et d’Angleterre pour punir ces dernières de leur vote à l’Aiea. Mais il s’efforce, non sans succès, de flatter la fibre nationaliste du pays par ses déclarations à l’emporte-pièce dans le domaine de la politique étrangère et d’amadouer les provinces frontalières qui avaient boudé sa candidature en leur allouant des crédits du Fonds de stabilisation pétrolière à des fins de développement local, au grand dam du président conservateur de la commission des Finances, Ahmad Tavakkoli, et de la Banque centrale qui souhaiteraient un peu plus de rigueur financière. Il sait aussi s’affranchir du conformisme islamique que l’on attendrait de lui. Pour donner des gages d’ouverture et séduire l’opinion, il vient de lever l’interdiction qui était faite aux femmes d’assister aux matchs de football, à la consternation cette fois-ci des ayatollahs Fazel Lankarani et Nasser Makarem Shirazi. Et son conseiller pour les Affaires culturelles, Javad Shamghadri, a récemment laissé entendre que l’obligation du port du voile sur la voie publique pourrait être reconsidérée, l’imam Khomeiny ne s’étant jamais prononcé que sur sa nécessité dans les administrations. Le personnage du président s’avère en définitive plus complexe que prévu.

Ne pas se tromper d’Iran

Il se vérifie donc que l’analyse de la situation politique iranienne sur laquelle s’appuient les pays occidentaux est des plus insuffisantes et ouvre la porte à de dangereuses approximations. Depuis la mort de l’imam Khomeiny, la vie du pays a été réduite à une espèce de western entre les « conservateurs », inévitablement réactionnaires et dangereux, et les « réformateurs », plus sympathiques mais impuissants. En réalité aucun des deux camps présumés n’a la cohérence ni même l’orientation qu’on lui prête. La logique thermidorienne de la République islamique n’est pas comprise. La professionnalisation de la classe révolutionnaire, qui se consacre désormais à l’accumulation économique et à la perpétuation de son pouvoir, bien loin de son romantisme mystique initial, repose sur des institutions dotées d’une vraie représentativité politique, à défaut d’être authentiquement démocratiques. Elle implique la défense à tout prix de l’« honneur du système », c’est-à-dire de l’unité du régime, que garantissent le principe de collégialité et la résolution des conflits par le recours systématique à des compromis laborieux, sous la houlette du Guide de la Révolution, primus inter pares plutôt que démiurge. Elle trouve l’essentiel de sa légitimité dans le nationalisme, y compris via l’affirmation croissante du chiisme comme religion politique d’État. Cela ne va pas sans tensions, notamment dans l’est du pays, car se trouve ainsi posée la question de la minorité sunnite (environ 10 % de la population). En revanche, les migrations intérieures, la scolarisation et la progression de l’usage du persan ont déplacé la dimension politique des conflits ethnonationalistes : en dehors de toute revendication séparatiste, les provinces frontalières aspirent à plus d’autonomie administrative, s’estiment délaissées en termes d’investissements et expriment sur un mode particulariste leur mal-être de « déshéritées6 ». Bien que le clivage entre les périphéries et le centre gagne en acuité électorale et parlementaire et tende à se substituer à l’affrontement factionnel entre « conservateurs » et « réformateurs », c’est une autre erreur funeste des Américains que d’espérer aviver des affrontements « communautaires » dans le Khouzistan ou le Kurdistan : Saddam Hussein s’y était déjà essayé en 1980 et avait piteusement échoué.

Au fond, le vrai talon d’Achille de la République islamique est désormais moins politique qu’économique7. La dispersion du pouvoir qu’a très savamment organisée le Constituant pour éviter la résurgence du despotisme, les « acquis sociaux » du Welfare State édifié au lendemain de la révolution, les réseaux de clientélisme et d’intérêts rentiers, le dirigisme et la tradition étatiste ont jusqu’à présent bloqué l’ajustement structurel d’un appareil de production inadapté au marché mondial et incapable d’absorber le chômage des jeunes. Mahmoud Ahmadinejad reste prisonnier d’une vision tribunitienne et tiers-mondiste du problème. Selon sa propre expression, il entend faire arriver l’argent du pétrole sur la nappe des Iraniens. Pour ce faire, et pour s’acheter une base politique, il recourt à la dépense publique sans regarder. Au risque de jeter le pays dans une impasse économique et financière et de provoquer le départ de l’équipe de la Banque centrale, garante de la gestion de la dette et de la stabilité monétaire depuis de longues années. Pour autant les Occidentaux ne tireraient guère d’avantages stratégiques de cette vulnérabilité de l’Iran. Forts du savoir-faire engrangé en huit ans de conflit avec l’Irak, ses dirigeants instaureraient à nouveau une économie de guerre au nom de la Défense nationale et n’auraient guère de difficulté à en faire accepter le prix par la population. Au bout du compte sanctions et pénuries créeraient des rentes supplémentaires dont les réseaux liés aux services de sécurité seraient les premiers bénéficiaires. La part de l’ombre, au sein d’un régime qui n’en est pas avare, en serait accrue, et aussi la probabilité de la violence au cas où la pression de l’extérieur finirait par déstabiliser les institutions. Ni le marché ni la démocratie n’y gagneraient, n’en déplaise aux néoconservateurs américains.

Enfin l’Iran est désormais une société urbaine de masse. Il ne compte plus que 12 % d’analphabètes (contre 53 % en 1978). 87 % des 6-19 ans sont scolarisés (59 % en 1978). L’université accueille 2 millions d’étudiants (contre 175 000 en 1978). 70 % des Iraniens vivent en ville (47 % en 1978). Au gré de ces changements un espace public confessionnel s’est structuré8 : les biens de mainmorte (vaqf), les pèlerinages, les universités privées islamiques véhiculent l’autonomie du social par rapport à l’État. Les quelque 3 millions d’Iraniens expatriés y contribuent également par le biais de leurs remises financières et sociales, bien que leur rôle ne puisse être comparé à celui de la diaspora chinoise sur le plan de l’investissement privé.

Cette nouvelle société iranienne a connu une révolution silencieuse là où on l’attendrait le moins : celle de sa condition féminine. Grâce à la scolarisation systématique des filles le taux de fécondité est passé de 7, 2 enfants par femme en 1976 à 2, 4, et le taux de croissance démographique est tombé de 2, 7 % par an en 1976 à 1, 6 %9. La séparation des sexes dans certains domaines et la nécessité de recruter des femmes qui s’en est suivie, la guerre contre l’Irak, la crise, l’informalisation croissante de l’économie, le développement du commerce de valise avec les pays voisins, la marchandisation de la vie sociale ont offert des opportunités inédites de travail aux mères de famille qui disposent de plus en plus fréquemment de revenus autonomes. Simultanément l’université accueille 53 % d’étudiantes (contre 28 % en 1978). On imagine les conséquences qu’auront à long terme ces transformations.

Tel est l’Iran que les Occidentaux entendent faire fléchir, voire détruire. Il ne correspond guère à l’image convenue et commode que l’on s’en fait. Et il pourrait se révéler un adversaire plus coriace que ne le supposent les tenants de l’action préventive à l’encontre de son programme nucléaire. Au début des années 1950, le nationalisme iranien avait été à la pointe de la revendication pétrolière des pays producteurs. Il avait été défait, mais le triomphe de l’Occident fut de courte durée. L’ironie serait aujourd’hui d’ériger Mahmoud Ahmadinejad en un Mossadegh de l’atome. Le célèbre pyjama de ce dernier est sans doute un peu trop ample pour lui. Il n’en reste pas moins qu’une confrontation directe entre les États-Unis et la République islamique d’Iran, sous le regard impuissant de l’Europe ou, pis, avec sa caution de fait, pourrait vite revêtir une dimension globale dont la Russie et la Chine sauraient tirer parti et qui serait susceptible d’engendrer une nouvelle ligne de fracture dans le système international, entre les nantis du Tnp et les exclus du droit.

Conclusion : un problème peut en cacher un autre

Les Européens ne voient pas que s’engage à leur porte une bataille beaucoup plus complexe que celle de la seule prolifération nucléaire. L’Iran n’en est qu’une pièce, mais majeure compte tenu de sa position géographique, de son poids pétrolier ou gazier et de l’évolution structurelle du marché mondial des hydrocarbures. Après une éclipse, la Russie est de retour dans la cour des grands. La hausse des cours des matières premières lui a redonné les moyens de peser sur la marche du monde. Or, la configuration du système international lui fournit une superbe opportunité de reprendre son rang. L’une de ses premières armes est le gaz. L’Union européenne dépend d’elle à hauteur de 50 % de ses besoins. Le bras de fer entre Moscou et Kiev, en janvier, le lui a rappelé avec cruauté. Il s’agissait certes, pour Vladimir Poutine, de donner une correction à l’Ukraine, coupable d’émancipation, et plus généralement de rappeler à l’ordre son « étranger proche10 ». Les attentats malheureux qui endommagèrent le gazoduc desservant la Géorgie complétèrent le message. Mais le destinataire final de celui-ci était bien l’Union européenne. Les pays baltes, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie achètent à la Russie leur gaz à hauteur de 80 % à 100 % de leurs besoins, selon les cas. L’Allemagne, l’Italie et la France en sont également tributaires, dans une proportion allant d’un quart à un gros tiers de leur approvisionnement.

D’une part, Moscou fait comprendre que ses anciens satellites, pour être entrés dans l’Otan et l’Union européenne, n’en ont pas fini avec elle. Le projet de gazoduc sous-marin qui reliera directement la Russie à l’Allemagne en contournant la Pologne accentuera à terme cette vulnérabilité des Peco. L’émotion qu’il soulève à Varsovie montre l’ampleur de l’enjeu. Simultanément Gazprom cherche à s’emparer, avec le soutien du Kremlin, du réseau de distribution du gaz en Biélorussie, en République tchèque et en Hongrie, où le groupe multiplie les investissements.

D’autre part, la Russie se lance à l’assaut de l’Europe occidentale. Gazprom s’est acheté un Vrp de choix en la personne de Gerhard Schröder et entend être présent dans la distribution du gaz en Belgique, en France, en Grande-Bretagne. Fort de la lune de miel entre Vladimir Poutine et le gouvernement turc, le géant veut également s’implanter en Anatolie pour contrer le projet de gazoduc Caspienne-Balkans et contrôler cette voie d’approvisionnement de l’Europe, mais aussi d’Israël. Il a enfin effectué un rapprochement spectaculaire avec la Sonatrach algérienne et pourrait créer avec elle un cartel informel du gaz à destination de l’Union européenne qui prendrait celle-ci en tenailles.

Ces grandes manœuvres énergétiques sont le soubassement d’un projet plus global. Gazprom courtise aussi la Chine en menaçant les Européens de lui vendre son gaz si ces derniers ne lui ouvrent pas les portes de leurs réseaux de distribution. En cédant 3, 5 milliards de dollars d’armes à l’Algérie la Russie a modifié l’équilibre stratégique du Maghreb au détriment du Maroc. Elle joue la carte du Hamas au Proche-Orient et est loin d’avoir dit son dernier mot en Irak. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la pusillanimité de l’Union européenne face à la candidature de la Turquie, son incapacité à dégager un règlement du conflit chypriote en son sein même, son impuissance au Proche-Orient, l’inanité du Partenariat euroméditerranéen qu’elle a noué avec les pays tiers méditerranéens – mais aussi son illusion de pouvoir bloquer les aspirations nucléaires de Téhéran.

L’Europe laisse à l’abandon son voisinage. Elle risque d’apprendre à ses dépens que les friches ne restent pas éternellement en déshérence. Ce que l’on appelle parfois l’Asie antérieure et l’Afrique du Nord mériteraient mieux que cette nonchalance ou cette politique subalterne. La crise iranienne sera de ce point de vue un test décisif, dont tout suggère malheureusement qu’il se soldera par un nouveau fiasco européen. Les suites en seront beaucoup plus dramatiques qu’on ne l’imagine. Admettons que nous payons aujourd’hui en Afghanistan, en Irak, et jusque dans nos villes frappées par le terrorisme ou minées par l’héroïne, les erreurs que nous avons commises il y a vingt-cinq ans, au moment de l’intervention soviétique à Kaboul et de la Révolution islamique à Téhéran, lorsque nous avons appuyé les islamistes pour combattre les Russes, et Saddam Hussein pour endiguer le chiisme politique. Et tâchons d’imaginer quel sera le boomerang qui, dans vingt-cinq ans, nous reviendra du golfe Persique si nous ouvrons un nouveau front contre le nationalisme islamique iranien. Quelqu’un disait jadis que gouverner, c’est prévoir.

Paris, le 8 mai 2006

  • *.

    Directeur de recherche au Cnrs (Ceri), président du Fonds d’analyse des sociétés politiques (Fasopo).

  • 1.

    Voir par exemple le pamphlet de T. Delpech, l’Iran, la bombe et la démission des nations, Paris, Ceri-Autrement, 2006.

  • 2.

    Pour une excellente critique des préjugés à l’encontre de la République islamique, voir F. Adelkhah, l’Iran, Paris, Le Cavalier bleu, coll. « Les idées reçues », 2005.

  • 3.

    T. Coville, « L’économie iranienne : rupture ou continuité ? », Géoéconomie, 36, hiver 2005-2006, p. 97-107.

  • 4.

    F. Adelkhah, Être moderne en Iran, Paris, Karthala, 1980 (nouvelle éd. augm. en 2006), chap. 1, 2 et 3.

  • 5.

    Soulignons notamment que le climat de crise internationale et ce type de programmes de déstabilisation fragilisent la position des dissidents ou des opposants en accroissant leur vulnérabilité à une législation scélérate, héritée de l’Empire, des premières années de terreur révolutionnaire, du conflit avec l’Irak, et constamment réactualisée depuis : comme vient de le rappeler l’arrestation du philosophe Ramin Jahanbeglou, le 28 avril, l’accusation d’« espionnage », d’« atteinte à la sûreté de l’État » ou à la « sécurité nationale », d’« intelligence avec l’ennemi », que peut fonder la simple fréquentation d’une ambassade étrangère, est le meilleur moyen de se débarrasser des mauvais esprits en obtenant un minimum d’adhésion de la part d’une opinion publique très « souverainiste ».

  • 6.

    B. Hourcade, « Le fait ethnique en Iran : risque de conflit ou enjeu dépassé par l’urbanisation ? », Géoéconomie, 36, hiver 2005-2006, p. 85-96.

  • 7.

    T. Coville, l’Économie de l’Iran depuis la Révolution : entre ordre et désordres, Paris, L’Harmattan, 2002.

  • 8.

    F. Adelkhah, Être moderne en Iran, op. cit., chap. 5.

  • 9.

    M. Ladier-Fouladi, Population et politique en Iran. De la monarchie à la République islamique, Paris, Ined, 2003.

  • 10.

    Voir Marie Mendras, « Le gaz russe, l’Ukraine et nous », Esprit, février 2006.

Bayart Jean-François

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