La pauvreté est-elle soluble dans le marché du travail ? (entretien)
Le retour à l’emploi reste la meilleure protection contre la pauvreté, si bien que les politiques sociales cherchent à favoriser la reprise d’activité. Pourtant, en période de fort chômage, cette seule perspective ne suffit pas à empêcher l’aggravation de la pauvreté. En s’imposant au détriment d’approches plus sociales, elle finit même par perdre de vue l’expérience même de la pauvreté.
Esprit – Le traitement de la pauvreté a beaucoup évolué ces dernières années et le passage du revenu minimum d’insertion (Rmi) au revenu de solidarité active (Rsa) en est un indice. Une lecture des situations de pauvreté et des manières d’y échapper s’impose, selon laquelle c’est l’entrée dans l’emploi qui constitue la principale et la meilleure manière de sortir de la pauvreté.
Jean-Michel Belorgey – Il est certes nécessaire d’offrir des possibilités d’emploi aux gens qui n’ont jamais accédé au marché de l’emploi ou qui en ont été durablement écartés. Mais comment faire ? Il ne suffit pas de créer des dispositifs ou de proclamer des droits, il faut trouver des réponses adaptées à des situations fort diverses. Il faut parfois imaginer des détours assez longs, permettant d’armer les gens en reconstituant leurs forces, en leur donnant des qualifications et en trouvant des emplois adaptés à leurs capacités, où ils peuvent s’épanouir. Dans les situations de pauvreté, il faut identifier, en fonction des personnes, les besoins spécifiques et jouer l’insertion soit par le logement, soit par la santé et ne pas se contenter du versement d’une prestation.
L’insertion de force dans l’emploi, sous la menace de radiation, est un système qui use les gens davantage qu’il ne les aide. Ce qui suppose de faire une distinction entre le travail et l’emploi : toutes sortes de personnes ont un emploi, ou plutôt une prébende, mais ne travaillent guère et d’autres, qui n’occupent pas un emploi à proprement parler, travaillent beaucoup ! Cette distinction invite à développer une vision plus large de ce que peut être un emploi et par conséquent aussi d’avoir une représentation plus ouverte des types de formations proposées dans le cadre de l’insertion. La gauche française, très hostile au workfare de Blair (incitation de retour à l’emploi), est tout de même dans l’ensemble travailliste : la solidarité est attachée au travail. Ce qui sous-estime complètement la situation de sous-équilibre à long terme du marché du travail. La création du Rsa, sous l’impulsion de Martin Hirsch, a mis l’accent sur les « trappes » : la reprise d’emploi peut en effet s’accompagner, en raison des coûts occasionnés par les transports ou d’autres contraintes liées au travail, d’une baisse de revenu pour une personne qui bénéficiait d’une indemnité. Cela peut être décourageant pour des personnes loin de l’emploi, malgré leur envie ou une possibilité de travail qui se présente, ce qui les piège dans le non-emploi. Pourtant, la réponse trouvée à ce piège, le Rsa-chapeau ou Rsa-activité, qui complète le revenu tiré du travail au moment de la reprise d’un emploi, ne semble pas adéquate puisque le nombre de personnes qui recourent à ce dispositif est inférieur à la population initialement visée. Que se passe-t-il ? Il me semble que ce n’est pas un problème de non-recours à un dispositif qui serait mal connu mais plutôt que les possibilités de travail pour une partie de la population qui relève du minimum social sont très réduites et que les gens qui sont très usés, notamment par l’expérience de retour au travail dans de mauvaises conditions, ne sont pas pris par les employeurs. Il est naïf de croire qu’il existe une marge sur le marché du travail pour ceux qui font preuve de « bonne volonté ».
De toute manière, même si le marché du travail était favorable et même en facilitant l’entrée dans l’emploi, il reste une partie de la population pour laquelle il faut organiser un droit à l’insertion, qui ne soit pas simplement la contrepartie d’une prestation mais un droit à part entière. Il faut pour cela ouvrir les conceptions des formes d’insertion réussies dans la société, qui ne relèvent pas forcément de la manière dont on concevait l’emploi industriel et fordiste dans les années d’après guerre. Les stéréotypes de retour à l’emploi défavorisent les personnes les plus faibles.
Jean-Luc Outin – Il y a effectivement une inflexion assez forte, depuis l’après-guerre, dans la réflexion sur le traitement de la pauvreté. Dans les années 1950 et 1960, la pauvreté est liée à l’inactivité. Puis, avec le développement du chômage de masse dans les années 1970 et du chômage de longue durée dans les années 1980, le lien est fait entre pauvreté et chômage. On voit apparaître dans les services sociaux un nouveau profil de personnes, qui ne sont pas des inactifs mais dont le lien avec le marché du travail est en train de se défaire. D’où l’idée du Rmi : garantir un revenu minimum combiné avec un droit à l’insertion. Dans ce cadre, le faible niveau de la prestation, significativement en dessous du smic, était justifié par la procédure d’insertion, le contrat, destinée à faciliter la sortie du dispositif. Cela répondait également à des préoccupations de légitimation politique puisque, jusqu’alors, le principe d’une allocation quasi universelle heurtait à droite comme à gauche. Pour les uns, en dédommageant l’inactivité à un niveau trop proche du minimum salarial, on décourageait la reprise d’un emploi ; pour les autres, une telle prestation palliait au mieux certaines conséquences de la pauvreté sans s’attaquer à ses causes. C’est pourquoi le Rmi, en tant qu’ultime filet de protection, avait une vocation large et visait l’insertion sociale ou l’insertion professionnelle. Il ménageait une certaine ambiguïté : par « contrat d’insertion », les uns pouvaient entendre « contrepartie » (obligation en regard d’un droit) et les autres « accompagnement renforcé » (aide supplémentaire donnée au bénéficiaire). Dans les années 1990, un autre phénomène s’ajoute avec le développement des emplois à temps réduit qui fait rebondir la question de la désincitation et émerger progressivement celle de la pauvreté en emploi. La combinaison, dans les années 1990, d’une dégradation de la situation de l’emploi et d’une certaine détérioration des règles de l’indemnisation du chômage a contribué à l’augmentation du nombre d’allocataires du Rmi. D’où l’idée qui va progressivement émerger de l’échec du dispositif présenté initialement comme une innovation sociale importante.
Cette évolution des représentations est due à la convergence de trois regards. Tout d’abord, l’influence de certains économistes qui raisonnent à partir d’un acteur rationnel maximisant son utilité : si vous offrez à un individu une prestation équivalente au revenu qu’il peut acquérir par son travail, il choisira le loisir. Cette façon de voir, très réductrice des comportements réels, n’a jamais été vérifiée empiriquement. La commission d’évaluation du Rmi montrait clairement que les bénéficiaires de l’aide préféraient reprendre un travail même si cela leur faisait perdre de l’argent car la valeur travail a une telle prégnance dans la société que personne ne revendique l’oisiveté. Mais comme, pour des raisons de déséquilibre global du marché du travail, le nombre d’allocataires du Rmi a continué de progresser, ces économistes n’ont cessé de mettre en avant leur explication simplificatrice.
En deuxième lieu, du côté de l’État, on s’inquiétait de la dégradation des finances publiques et on se souciait du coût du Rmi. D’autant plus que le nombre croissant d’allocataires pouvait donner l’impression, fausse en réalité, qu’une fois entrés dans le dispositif, on n’en sortait plus. En réalité, les flux d’entrées et de sorties ont toujours été importants, mais ce fait a été peu médiatisé. Les allocataires qui restaient durablement au Rmi avaient des caractéristiques bien marquées : plus âgés, en moins bonne santé, sans être éligibles aux dispositifs correspondants.
Troisième ensemble de représentations : les travailleurs sociaux et les acteurs associatifs qui suivent le plus souvent les personnes qui n’arrivent pas à s’en sortir. Par construction, ils ne voient pas celles qui se débrouillent sans eux et peu celles pour qui l’insertion fonctionne bien.
Tout cela a eu un effet défavorable sur la légitimité du dispositif. Dans les années 2000, les emplois précaires, le sous-emploi, les emplois à temps partiel prennent toujours plus de place, si bien que sont soulignées les situations de travailleurs pauvres. La proposition de Martin Hirsch de passer du Rmi au Rsa s’appuie sur ce sentiment d’échec et décline pour les salariés les plus précaires le « travailler plus pour gagner plus » de la nouvelle ligne politique après l’élection de 2007. Cela repose pourtant sur une analyse erronée, selon laquelle l’emploi ne protégerait plus contre la pauvreté. Il ne suffirait donc pas d’accompagner à retrouver du travail, il faudrait encore compléter de manière permanente le faible revenu de l’emploi par une allocation sociale. Or, il n’est pas exact que l’emploi ne protège plus de la pauvreté, même s’il existe 6 à 7 % de travailleurs pauvres. Globalement, il vaut mieux avoir un emploi qu’être au chômage pour bénéficier d’un niveau de vie correct. En réalité, ce qui est en cause, c’est la précarité de certaines formes d’emploi et l’enfermement de certains actifs dans ces emplois. De ce point de vue, on n’a rien fait de très innovant : le Rsa c’est, d’une certaine manière, le Rmi avec un intéressement pérennisé.
Le retour au travail : parcours d’obstacles
J.-M. Belorgey – Mais ce qui a été présenté comme un dispositif pragmatique a été accompagné d’un discours politique particulièrement agressif, pour masquer l’impuissance des gouvernements. On a culpabilisé les chômeurs, en incitant les employeurs à signaler au département, en vue de les radier du Rmi, les personnes qui n’auraient pas accepté un certain type d’emploi. C’est la porte ouverte à l’arbitraire dans la relation entre employeur et salarié.
J.-L. Outin – Le Rmi ne pouvait pas jouer un rôle de régulation du marché du travail, qui se segmentait pendant ce temps. On encourageait donc des gens à rejoindre le marché du travail, alors que celui-ci se dégradait et ne garantissait plus des emplois de qualité aux personnes faiblement diplômées. Les personnes ne sont pas attachées seulement à la valeur économique de l’emploi mais aussi au statut, à l’identité et à la reconnaissance sociales qu’il confère. Dans le Rmi, l’insertion sociale avait un statut propre, même si sa légitimité était faible. Dans le Rsa, elle est subordonnée à l’objectif de retour à l’emploi, elle ne se justifie que pour lever des obstacles de retour sur le marché du travail. Le Rsa s’est heurté à la conjoncture économique qui s’est dégradée avec la crise de 2008. Mais il bute aussi sur la réalité du fonctionnement du marché du travail pour les personnes qui sont loin de l’emploi et pour lesquelles l’incitation monétaire et l’accompagnement ne suffisent pas. Les agents de Pôle emploi ne parviennent pas à aider véritablement les personnes qui relèvent d’un accompagnement mixte et leur sont envoyés par les conseils généraux. Leur crédibilité est en jeu auprès des employeurs : s’ils leur adressent des personnes qui ne conviennent pas, celles-ci n’auront pas le travail et les autres chômeurs avec des profils plus favorables non plus… Une partie des personnes qui relèvent du Rsa-socle sont censées bénéficier d’un accompagnement professionnel sous la forme d’un plan personnalisé d’accès à l’emploi (Ppae). Bien souvent, cela se résume à des prestations dont elles ne voient pas l’utilité, trop tardives ou qu’elles ont déjà eues sans effet. Cela ne les intéresse pas.
Pour celles qui relèvent du Rsa-activité, c’est-à-dire le volet incitant au retour à l’emploi même de faible qualité, l’évaluation a montré qu’un tiers seulement des bénéficiaires potentiels l’avait demandé. D’où la question du non-recours. Pour les économistes, c’est un problème d’information, de bureaucratie… mais on voit bien que ce type d’explication est insuffisant. Plus fondamentalement, c’est la prise de distance de ces personnes, qui se considèrent comme partie prenante du monde de l’emploi, vis-à-vis d’un dispositif présenté comme relevant de la pauvreté. Les personnes qui pourraient bénéficier du Rsa-activité ont un emploi et ne veulent pas changer de statut, surtout quand un discours politique culpabilisateur contre les « assistés » se développe parallèlement. De plus, l’instabilité des situations complique la gestion des droits.
La logique d’intervention en direction des bénéficiaires est marquée par le contrôle et la dénonciation de la triche, souvent vécue par les personnes comme une mise en cause de leur honnêteté. On recherche par principe la fraude, pour des sommes au demeurant minimes.
J.-L. Outin – Le fait qu’il y ait des justificatifs à fournir tous les trois mois est destiné en principe à faire coïncider les droits et la situation de l’individu. Mais cela fragilise le droit puisqu’il peut être modifié fréquemment. Cela rend le dispositif illisible et explique aussi le retrait des bénéficiaires potentiels. Comment accepter d’être représenté comme un assisté fraudeur, quand on est seulement un salarié précaire ?
J.-M. Belorgey – On voit bien la complexité du dispositif dans les affaires qui arrivent au contentieux sur le Rmi, les erreurs viennent dans la moitié des cas des guichets qui n’ont pas bien appliqué le volet « insertion ». Cette complexité explique bien sûr une part du retrait des personnes du dispositif d’aide.
Le choix du retrait
Mais si le modèle de l’incitation, défendu par les économistes, et mis en œuvre dans le Rsa, n’est pas adapté, celui de l’accompagnement ne fonctionne pas très bien non plus. Le volet accompagnement est en grande partie sous-traité à des associations, qui apparaissent de plus en plus comme des prestataires de services, au risque de faire disparaître la singularité de l’action associative.
J.-M. Belorgey – Les associations qui sont choisies par les pouvoirs publics pour faire de l’insertion ne le sont pas toujours avec une grande pertinence. Tous les responsables associatifs ne sont pas sensibilisés à la problématique très particulière de l’insertion qu’il faut percevoir sans misérabilisme, sans humanisme grandiloquent. Des gens qui ont été longtemps à l’écart du marché du travail cumulent aussi des difficultés conjugales, familiales et relationnelles, sanitaires… Si l’accompagnement n’est pas ouvert et attentif, il ne marche pas.
Du côté des associations, on ressent une dépendance vis-à-vis de l’État, avec les nouveaux mécanismes d’appels d’offres qui ne permettent pas de comprendre comment sont pondérés les critères qui leur sont opposés. Les associations ne peuvent pas contester une décision ou recourir à un tribunal, au risque de perdre les marchés.
Mais on voit aussi une restriction de la notion d’accompagnement. Avec le Rmi, des associations pouvaient présenter des activités au titre de l’« insertion » assez variées, qui relevaient de la socialisation, de toutes sortes d’activités utiles pour les personnes qui y participaient ou les développaient. Aujourd’hui, on a une vision exclusive : seul l’accompagnement à l’emploi est soutenu par les financements départementaux.
J.-M. Belorgey – Ce n’est pourtant pas fatal, mais il n’y a plus d’incitation aux départements de favoriser une approche large de l’insertion.
J.-L. Outin – Les départements ont la responsabilité du financement du Rsa-socle et de l’accompagnement social. L’accompagnement professionnel et le Rsa-activité dépendent de l’État, donc ils ont intérêt à faire passer les personnes dans le volet de prise en charge qui ne pèse pas sur elles.
Les associations sont confrontées à un changement de contexte : elles négociaient auparavant de gré à gré avec les pouvoirs publics en présentant leur projet associatif au directeur des affaires sociales qui relayait auprès des élus. Mais désormais elles doivent répondre à des appels d’offres qui norment les pratiques associatives, à travers des cahiers des charges, des objectifs chiffrés et des résultats attendus de sortie.
La priorité donnée à l’emploi dans la réforme du Rsa a eu pour incidence d’orienter la majorité des bénéficiaires vers Pôle emploi ou vers des associations chargées de l’insertion professionnelle. Du coup, les autres associations n’ont plus un public mixte, elles n’ont plus que les personnes les plus éloignées de l’emploi. Il leur est donc plus difficile de proposer des activités s’adressant à des personnes dont les chances de reprise du travail étaient raisonnables. Pour autant, elles ne peuvent pas s’adresser à leur public sans leur donner des perspectives… Leur approche mixte, à la fois sociale et professionnelle, qui laissait de la place à des activités atypiques du point de vue professionnel mais utile pour la sociabilité des personnes, par exemple des activités d’entraide, a tendance à se déliter. L’accompagnement est exclusivement orienté vers l’emploi, au sens étroit, même des emplois précaires et mal payés, puisqu’il y a le complément du Rsa.
Pourtant, les salariés ne sont pas dupes : ils savent que ce sont de mauvais emplois qui ne les conduiront nulle part. Les chômeurs ont une claire perception de la segmentation du marché du travail, parfois plus que les institutions, ce qui explique la distance avec laquelle ils reçoivent leurs injonctions. Or, la vision de la reprise du travail à tout prix, qui fonde le Rsa-activité, ne se défend que si l’on considère que même un mauvais emploi peut conduire vers un meilleur emploi. Mais ce n’est pas du tout démontré : nombre d’emplois temporaires ne mènent à rien, au moins à un horizon temporel raisonnable pour l’individu. La segmentation du marché du travail est une réalité économique et sociale.
J.-M. Belorgey – Il faut bien faire la distinction entre la volonté des demandeurs d’emploi qui est véritablement celle de revenir sur le marché du travail, de mériter leur salaire, même dans un travail difficile et peu reconnu, et les propositions politiques de suppression des normes minimales de qualité sur le marché du travail, c’est-à-dire l’institutionnalisation du sous-emploi. Le discours politique affirmant qu’il suffit de vouloir pour pouvoir est malhonnête. Pour les gens dont les qualifications sont très basses, il n’y a pas de travail et pas de perspectives de promotion rapide par le travail. C’est le grand débat au niveau européen sur la suppression des indemnités de chômage en cas de refus d’emploi. Il faut opposer une limite à ces raisonnements schématiques : on tombe en effet dans le travail forcé si ces emplois proposés sont sans rapport avec la qualification, avec les niveaux de responsabilité antérieurement exercée et avec, en partie, le niveau de salaire.
J.-L. Outin – Qu’on parle d’incitation ou d’accompagnement, on bute sur la question macroéconomique du chômage de masse et de la nature des emplois. On peut faire mieux pour faciliter les transitions et les trajectoires individuelles mais une des limites de l’inclusion active reste la faiblesse évidente des offres d’emploi.
Faut-il traiter à part la question des jeunes, c’est-à-dire de ceux qui arrivent pour la première fois sur le marché du travail ?
J.-M. Belorgey – Il faut distinguer trois types de situations différentes en ce qui concerne les jeunes. Tout d’abord, les problèmes d’insertion professionnelle qui sont aujourd’hui plus compliqués qu’avant pour tous les jeunes, même titulaires de bons diplômes, en raison de la saturation du marché du travail. Ensuite, il y a le « descenseur social » c’est-à-dire les enfants des classes moyennes qui s’en sortaient, qui ne parviennent plus au niveau de leurs parents, notamment en raison des difficultés scolaires, de la faiblesse de notre système d’orientation, etc. Et puis il y a les enfants des pauvres, qui connaissent rapidement les handicaps liés à leur situation familiale et qui ne s’en sortiront pas mieux que leurs parents, comme le rappelle depuis sa fondation l’association Atd Quart Monde.
J.-L. Outin – En ce qui concerne les jeunes qui entrent sur le marché du travail, les travaux du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq) sur les parcours d’insertion à dix ans montrent que la situation est plus difficile qu’auparavant mais que les jeunes diplômés finissent par accéder à un emploi stable. Les transitions sont plus longues, les trajectoires sont compliquées et les inégalités sont fortes pour les non-diplômés. Une grande partie d’entre eux finit par s’insérer dans l’emploi, mais de manière moins stable, avec moins de perspectives de progression. Pour les hommes, le sas vers l’emploi passe beaucoup par l’intérim, ce qui expose à des passages nombreux par le chômage. Pour les femmes, le sas des services à la personne pose des problèmes de progression de carrière dans ces métiers ; de plus une partie se retire du marché du travail. Mais comment dire à des jeunes : « Patience, tout ira mieux au bout de dix ans ! »
Reconnaître le travail informel ?
Une difficulté rencontrée par les associations aujourd’hui dans l’accompagnement est que les activités qu’elles sont amenées à développer pour aider les personnes à s’en sortir – comme les épiceries sociales, la réhabilitation de logement, la réparation de voiture qui relèvent en fait de l’entraide – ne sont pas reconnues comme favorisant le retour à l’emploi et se trouvent même dans un vide juridique qui rend impossible, par exemple, l’assurance de ces activités. Comment trouver des transitions entre le travail, assorties de toutes ses règles et garanties, et le non-travail (qui cache en fait de nombreuses situations d’activité) ?
J.-M. Belorgey – On retrouve ici la nécessité, déjà soulignée par Alain Supiot, de ne pas en rester sur ce sujet à une vision étroite de l’activité professionnelle sur les seuls modèles salarial ou entrepreneurial, opposé au bénévolat associatif. Il faut donner droit à des formes d’activités qui, pour demeurer hors marché, ou hors monétarisation, n’en sont pas moins du travail, et à ce titre, formatrices. Il me semble que le modèle de la coopérative pourrait assez bien encadrer juridiquement ces formes d’entraide qui sont utiles à la fois pour rendre des services pratiques et pour maintenir les gens dans l’activité. Ce serait un système où les gens auraient une activité qui ne serait pas bénévole, mais qui ne serait pas non plus un emploi, qui ne soit pas clandestine, qui permette du troc, des échanges de services ou éventuellement le versement de rémunérations pour compléter le troc, rémunérations qui ne seraient pas assujetties à des cotisations ou à l’impôt. Une autre piste serait de considérer que des bénévoles associatifs perçoivent des sommes modestes pour des prestations modestes. On admet d’ailleurs maintenant que des dirigeants associatifs puissent percevoir une rémunération modeste.
Mais ces formes d’entraide ne montrent-elles pas aussi le développement, en dehors de l’économie officielle qui n’a pas de perspectives à offrir à une part grandissante de la population, d’une économie populaire d’entraide, qui passe le plus souvent par des actions collectives, solidaires, qui se trouvent aux marges du droit ?
J.-L. Outin – Comme l’a montré Michel Bérard à l’Observatoire national de la pauvreté, on voit le retrait d’une part de la population de nos mécanismes de solidarité. C’est un paradoxe, puisque notre protection sociale s’est en partie universalisée, avec la couverture maladie universelle (Cmu), le Rsa, etc. Mais une partie de la population conteste silencieusement, en se retirant des dispositifs ou en s’abstenant d’y entrer. Elle conteste l’aspect normatif, l’injonction à reprendre un emploi dont elle sait, par expérience, qu’il ne permettra pas de sortir de la pauvreté. Le Rsa d’ailleurs, d’après les évaluations récentes, permet d’éviter des formes extrêmes de pauvreté mais ne garantit pas d’en sortir. Les entrées et les sorties sont très importantes : en décembre 2011, on dénombrait 1, 8 million d’allocataires mais sur l’ensemble de l’année 2011, 3 millions de personnes étaient passées par le dispositif. Le premier chiffre risque de délégitimer le dispositif vis-à-vis du grand public des salariés, sur le thème des « assistés ». Mais le nombre d’allers et retours, lui, délégitime le dispositif pour les bénéficiaires : il ne donne pas le coup de pouce décisif pour en sortir. En somme, le Rsa marche pour les nouveaux entrants, qui sont faciles à mobiliser dans les dispositifs. Mais ceux qui ont fait les stages de formation, qui sont allés à Pôle emploi, etc. en vain préfèrent se retirer car ils savent qu’on ne leur proposera rien de véritablement solide.
Que reste-t-il alors pour s’en sortir ? La famille car la solidarité familiale reste forte ? Mais c’est une fausse autonomie qui aggrave les inégalités. L’économie de la débrouille et du clan ? Mais les risques individuels et collectifs sont énormes. Il faut simultanément reconnaître la légitimité d’activités sociales et agir sur les dynamiques de la croissance pour la rendre moins excluante.
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Jean-Michel Belorgey, ancien député socialiste, spécialiste des questions sociales, notamment du Rmi, préside la Commission centrale d’aide sociale. Jean-Luc Outin est économiste, chargé de recherche au Cnrs. Il est notamment membre de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes).