La banlieue, mythe politique français
La banlieue occupe une place originale dans l’imaginaire politique français. Au-delà d’un retour sur les difficultés à sortir de la représentation « ville-banlieue » dans les projets métropolitains, le mythe de la banlieue entrave la capacité à déployer un discours cohérent sur la question urbaine.
Depuis plus d’une dizaine d’années maintenant, la nécessité de construire une démarche politique inédite pour faire évoluer la métropole parisienne a pris place au cœur du débat politique francilien et même national. Pour les acteurs et les observateurs de cette démarche, le chemin paraît long, la cristallisation ne s’opérant pas nécessairement sur les bons sujets, les jeux de rôles traditionnels reprenant vite leur place.
Cette difficulté n’est pas le signe de l’échec des politiques à construire une dynamique partagée. Elle est en partie le fruit de l’incapacité à saisir à quel point le territoire dont on parle, constitué de Paris et de « sa » banlieue, s’est structuré et fonctionne comme un mythe. Un mythe politique français, nourri d’abord par la configuration particulière de l’agglomération parisienne et qui a, en fait, par sa puissance même, par la force du lien entre les images parfois contradictoires qu’il véhicule, rendu impossible, quasiment par un effet de souffle, toute approche politique sereine de la question urbaine en France. Les images et l’histoire de la banlieue parisienne ont absorbé l’imaginaire politique national sur les banlieues et sur les villes.
La construction du mythe
La place singulière que la banlieue occupe dans l’imaginaire politique français est souvent analysée à travers les lieux communs qui l’accompagnent. Le fait est connu, la banlieue est un mot-valise qui charrie toute une série de clichés, qui engendrent à leur tour un sentiment d’incompréhension parmi ceux qui la vivent du dedans. « Elle » demeure convaincue d’être ignorée, méprisée, tant justement le discours dominant à son sujet n’est pas fidèle à la réalité. « Si jamais j’connaissais pas j’y emmènerais même pas mon chien », comme dit Grand Corps Malade.
Et, de fait, malgré la diversité de ce qu’il recouvre, le mot de banlieue recèle, aujourd’hui encore, une forte puissance évocatrice, il mobilise des convictions et des craintes. Qu’il suffise de dire « un jeune de banlieue », « un pavillon de banlieue », « une rue de banlieue », ou « la crise des banlieues » et surgissent des images largement partagées.
La persistance de ces images, progressivement sédimentées, leur capacité à se cristalliser et à structurer non seulement les représentations, mais aussi le traitement politique, signalent un rôle particulier. Avant de montrer que la banlieue fonctionne comme un mythe, il faut revenir un instant sur les traits pérennes et contradictoires de ces lieux communs, de ces stéréotypes1.
Le territoire dominé, infériorisé, méprisé
Il faut sans doute commencer par là. La banlieue, c’est l’espace qui vit dans la dépendance de la ville centre, l’espace, dont la position n’est pas compréhensible par elle-même et qui sert de déversoir pour tout ce dont la ville centre ne veut pas. C’est l’au-delà de la ville, mais d’abord la ville commandée. Peu importe que l’étymologie soit fausse, l’image prospère : la banlieue, c’est la ville mise au ban et le lieu des bannis. Marginalité géographique et marginalité sociale se confondent.
La banlieue accueille, dès la fin du xixe siècle, les services urbains les moins nobles, ce dont la ville a besoin pour exister, mais dont elle souhaite ou doit se tenir à distance : les morts, les déchets, les usines. Elle naît de la seconde industrialisation, par dissociation avec le pouvoir politique central. La situation particulière de l’agglomération parisienne, où la ville centre est l’incarnation de l’État, son prolongement en quelque sorte, accroît encore ce sentiment : la ville se sert, la banlieue est un territoire servant. Ce qui se traduit politiquement par la mise en exergue du sentiment de subordination, de domination. Et le fait que la ville centre n’ait pas eu de gouvernement propre pendant longtemps n’y peut rien. La banlieue vit à l’ombre de la Ville lumière et cette dernière entend la maintenir dans sa sujétion.
Le lieu informe
C’est ensuite le lieu informe et, partant, inquiétant. De la banlieue industrieuse, hier, développée sans ordre autour de la ville, à l’espace de la relégation aujourd’hui, la mythologie banlieusarde entretient l’idée d’une certaine déréliction. C’est l’espace qui n’a pas été ordonné, structuré comme la ville de la France moderne et appellerait de ce fait en permanence une intervention pour « remettre de l’ordre », pour paraphraser les consignes que De Gaulle donnait à Paul Delouvrier.
Ce cliché n’aurait pas dû survivre aux interventions successives de générations d’urbanistes, singulièrement après 1945, qui se sont précisément donné pour objet de venir rectifier cette zone indécise. Le Corbusier parle ainsi de la banlieue, dans la Charte d’Athènes, comme « d’une sorte d’écume battant les murs de la ville. Au cours des xixe et xxe siècles, cette écume est devenue marais, puis inondation2 ». L’image a pourtant prospéré, à travers l’idée du territoire où la ville ne prend pas, en quelque sorte, forme urbaine, où l’intention de l’urbaniste est systématiquement en échec.
De cette idée du relâchement de l’ordre, on glisse souvent à celle d’anomie sociale, de corps social pathologique. De Haussmann à aujourd’hui, ce territoire sans histoire propre est un territoire de déracinés, un territoire qui vit de l’importation successive de populations. La conjonction entre banlieue et immigration a mis en place un lieu commun typiquement hexagonal : la crainte de la banlieue se conjugue avec la peur des immigrés. La banlieue concentre la crainte du dysfonctionnement du creuset français. On ne peut s’empêcher, fût-ce par un raccourci, de faire le lien entre la peur des apaches sévissant dans la « zone » et celle du « jeune de banlieue » croisé sur les Champs-Élysées un samedi soir ou au volant de sa voiture à une porte de Paris, incarnant une forme d’hostilité sociale. Ces territoires, par nature, ne peuvent, faute de forme réelle, parvenir à intégrer.
Ce lieu commun inscrit la déréliction sociale comme une fatalité territoriale. Il superpose et agrège position spatiale, forme urbaine, psychologie sociale. Il couple divisions de places, de classes, et puissamment aujourd’hui d’origines.
L’espace des possibles
La banlieue, c’est l’autre et l’ailleurs de la Ville lumière. Mais pas un espace uniquement dans l’ombre. À côté de la veine noire et toujours effrayante, une forme de fantasme de la régénération, nourrie d’une visée politique, demeure. La banlieue serait un lieu où quelque chose de nouveau s’invente, un laboratoire de la société de demain.
Retournant comme un gant les effets de stigmatisation, la banlieue se structure autour de l’idée que l’informe et le dominé forment un espace de préfiguration ; l’espace sans histoire peut devenir un espace d’avenir. La banlieue, comme voie alternative, le lieu de l’éternelle jeunesse, où hier s’inventait un homme nouveau, où demain se construit la France multiculturelle à laquelle la ville, par nature conservatrice, ne fait pas sa place. Dans ce panorama, la banlieue rouge, « formation sociale où se mêlent inextricablement représentation sociale d’avant-garde, classe ouvrière organisée autour d’un projet politique et sentiment d’appartenance à une communauté populaire périphérique3 », se détache. Car elle est le lieu où l’idée de la banlieue a fait l’objet du travail politique le plus puissant. Comme une façon d’enchanter les lieux communs existants pour en faire les fondements d’un projet alternatif de société. Ce mythe-là offrait à la banlieue une perspective, un lieu pour une émancipation d’une forme différente.
Mais la banlieue rouge, qui est l’image sans doute la plus forte même si elle est géographiquement et historiquement assez bornée, n’est pas simplement un lieu de mémoire. Ce travail d’enchantement a débordé bien au-delà. Le mythe s’est constitué autour de l’idée d’une ville autre, distante de la première, mais surtout à la forme différente, au rapport à l’espace original, comme si la banlieue avait constitué une voie alternative pour concevoir l’urbain, comme lieu d’émancipation, de brassage et d’ouverture à de multiples possibles.
La banlieue est donc le mythe de l’altérité urbaine, le double inversé de la ville centre. Celui qui se situe de l’autre côté d’une frontière réelle (comme le boulevard périphérique) ou mythifiée mais qui est, en tout état de cause, un ailleurs.
Aux origines du mythe
Si ces trois dimensions de la banlieue – territoire dominé, espace informe, eldorado urbain – fonctionnaient comme un terme descriptif, elles n’appelleraient rien d’autre qu’un effort de rectification, de critiques des clichés, de rappel à l’objectivité. Il suffirait de dire, face à ces lieux communs, la banlieue pour ce qu’elle est, les banlieues pour ce qu’elles sont. Si ces stéréotypes continuent d’encombrer nos analyses, si la banlieue continue d’être désignée au singulier, c’est que la banlieue est un mythe, qui renvoie à un récit des origines.
L’ensemble de ses traits distinctifs est fondé par un événement qui détermine tous ses traumatismes et constitue le péché originel du développement urbain : la coupure entre la ville et l’extérieur de la ville. Dans la configuration si particulière de Paris, cette coupure est datée. C’est à l’annexion de Haussmann que correspondrait la constitution de la banlieue. Les discours politiques, de droite comme de gauche, s’y réfèrent de manière répétée. Dans les deux cas, cette annexion est comprise comme le moment où se joue une rupture symbolique.
Dans la veine socialiste puis communiste, c’est le moment où le peuple de Paris est renvoyé au-delà de son cœur, où l’État décide de mettre à distance la population contestatrice, où l’on décide de « chasser les classes laborieuses, “les classes dangereuses”, au-delà de Paris intra-muros4 ». Ce moment ouvre une ère d’opposition. Le discours de la lutte des classes vient admirablement se greffer sur une ligne de front, opposant le peuple de banlieue à la bourgeoisie du centre. Depuis Paul Vaillant-Couturier, qui n’hésite pas à écrire en 1924 : « Paris, capitale du capitalisme est encerclé par un prolétariat qui prend conscience de sa force5 », l’horizon du combat politique est tourné vers la destruction de cette ligne de fracture, en même temps que vers l’éclosion d’un modèle alternatif, mais sans réconciliation possible.
Dans la veine conservatrice, en miroir, la fin de l’épisode haussmannien ouvre une ère de décadence urbaine. La haine de la ville, traditionnelle à droite, trouve à se condenser dans un territoire où le peuple, laissé à lui-même, vit dans un état d’abandon. L’absence de prolongateur de Haussmann apporte la démonstration de l’impossibilité de faire la ville autrement que par l’État. La banlieue dénoncée par Pétain est celle de la gauche, communiste et socialiste mais plus largement celle de cette France urbaine, qui ment, qui est une anomalie de l’histoire de France. La banlieue, « monument de désordre », devient le prétexte d’une reprise en main autoritaire.
Le mythe de la banlieue installe donc et explique l’idée d’un dualisme tranché entre centre et périphérie. Les recompositions successives du lien entre Paris et banlieue n’entament pas la puissance explicative de cette rupture.
C’est le propre de cette pensée mythique que de fonctionner au travers d’oppositions binaires : « lieu de perdition » et « lieu de régénération » ; « territoire perdu de la République » et « banc d’essai des modernités » ; « lieu de domination symbolique » et « lieu d’émancipation ». Toutes ces oppositions s’entretiennent mutuellement et ont en commun de rendre impossible l’idée d’une conception unifiée avec la ville, d’un projet partagé.
Le mythe permet aussi la construction de stéréotypes croisés se soutenant mutuellement. On pense en particulier à la vision de Paris appréhendé depuis la banlieue : ville uniformément riche et puissante, appendice, voire bras armé, de l’État, ville sans politique, fonctionnant par automatismes, une ville fonctionnelle qui ne fait que jouer son rôle de capitale, de citadelle des pouvoirs politiques, financiers, intellectuels. Mais il faut naturellement compter avec le corollaire parisien de cette vision, souvent un sentiment plus ou moins distinct d’inexistence de la banlieue, comme un territoire superflu, servant, vaguement utile pour les « fonctions supports », le back office de la Ville lumière. La version actuelle de cette approche est nourrie de condescendance. C’est la banlieue qu’il faut aider, qui a droit à réparation, qui a droit elle aussi au beau, en tant que ce beau est parisien (création culturelle, forme urbaine, type d’activités économiques…). On ne peut qu’être frappé d’ailleurs de l’absence d’organisation des grandes formations politiques nationales à l’échelle de l’agglomération pendant des décennies et aujourd’hui encore. L’identité parisienne ou banlieusarde est toujours plus forte que l’appartenance de parti. Cette approche est politiquement et même idéologiquement, pourrait-on dire, indéfendable, et pourtant c’est elle qui a prévalu et qui prévaut encore largement en Île-de-France.
La puissance de la mythologie banlieusarde tient de plus à sa capacité à fonctionner comme un tout cohérent et à s’incorporer dans d’autres images du monde. Au-delà d’une certaine limite commencerait un univers fondamentalement à part. Chaque couche du mythe contemporain agrège plusieurs couches successives ; l’idée de banlieue en vient à devenir une sorte de « fait social total », au sens de Mauss, où les catégories de l’économique, du politique, de l’éthique, de l’esthétique, ne sont pas encore dissociées, au même titre que dans les mythes grecs6. La puissance de ce mythe tient ainsi à sa capacité de parler avec un même mot de toute une série de clivages ; à décrire d’un même élan l’organisation urbaine, l’organisation sociale et les rapports entre État et pouvoirs locaux.
Très rapidement, le mythe de la banlieue est venu se prolonger dans le mythe de l’État. Il met en scène des élus de banlieue, « toujours infériorisés, toujours en voie d’émancipation, et toujours sous l’emprise d’un État jacobin discrétionnaire ». La banlieue se caractérise par son altérité, comme une « contre-ville7 ».
Les métamorphoses du mythe
La persistance du discours unifiant sur la banlieue est rendue possible par les métamorphoses du mythe. Il est régulièrement investi puis réinvesti autour de ces noyaux de base. Entre l’espace des confins, associé à la zone et à ses apaches, la banlieue rouge où s’élabore un contre-monde prérévolutionnaire, et les cités d’aujourd’hui, lieu de la désespérance sociale et des bandes de jeunes, un fil est tendu. C’est l’idée qu’il existe un lieu au pittoresque violent, refuge de la délinquance, où se concentrent les mystères et les peurs, et où s’inventerait la France de demain, qu’on la souhaite ou non, qu’on la comprenne ou non.
La banlieue mythologisée n’a probablement jamais existé. L’un des acquis les plus précieux de l’historiographie récente est de montrer que ce mythe « banlieusard », y compris pour les symboles les plus ancrés dans l’imaginaire collectif, n’a en fait jamais totalement correspondu à la réalité. Autrement dit, tant l’idée de la banlieue comme lieu de relégation, de contre-société que celle de la banlieue comme espace informe, de désordre et de peur sont, depuis l’origine, une construction politique. Et à la banlieue de légende a presque toujours répondu la contestation du mythe.
Le foisonnement de la recherche urbaine sur la question dans l’entre-deux-guerres en témoigne. Des personnalités politiques importantes ont même tenté de déployer une approche nouvelle de la question de l’agglomération en plaidant pour une approche politique partagée. Henri Sellier, André Morizet ou, dans un registre différent, la figure essentielle et trop méconnue de Théodore Tissier8 ont incarné cette approche. Dans leur sillage, en examinant de plus près les interventions et les thèmes de prédilection d’une partie des édiles de la Seine, on pourrait démontrer que les liens de sociabilité noués au conseil général comme dans les grands syndicats intercommunaux créaient un espace de débat, hors de la sphère publique ou du moins médiatique et, pourrait-on dire, à l’abri du mythe. Ces lieux ont fait vivre, dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, des pratiques politiques partagées, une relation plus apaisée avec l’État, en particulier autour des grands réseaux urbains dont le périmètre intégrait Paris et la banlieue – l’eau, l’électricité, les déchets – et très rapidement une conscience partagée, l’énoncé d’un destin commun. André Morizet prophétise dès 1932 la nécessité de rompre avec le mythe :
Au-dessus des partis, une politique de l’aménagement rassemble à certaines heures aux mêmes carrefours des hommes qui, le reste du temps, vivent très éloignés. […] Habitants du Grand Paris, mes frères, notre succès est en nous.
Mais cette approche n’a jamais pu s’imposer comme une alternative politique sérieuse. Morizet n’a jamais été le ministre du Grand Paris qu’il aurait souhaité être et Sellier n’investit le champ politique national que sur une part de ses convictions, liées à l’hygiène ou au logement dans les grandes villes. L’échec de Morizet en 1932 se prolonge en 1936 avec Georges Marrane. Élu président du conseil général de la Seine, le maire communiste d’Ivry est le dernier à tenter de donner une consistance profonde à l’idée d’un « peuple du Grand Paris », avant-garde du peuple de France. Mais le statu quo administratif, la préférence pour l’éclatement communal et le cloisonnement des imaginaires sont définitivement confirmés en 1944.
Après la Seconde Guerre mondiale, il est d’ailleurs frappant de constater que c’est en fait hors du champ politique traditionnel que se sont construits les plans les plus ambitieux pour « traiter » de la banlieue et de la région capitale. Paul Delouvrier, comme Michel Debré, a revendiqué en la matière une approche technocratique, sans doute vécue comme brutale par de nombreux élus, mais fondée sur le fait que la puissance du mythe rendait impossible le débat politique et que seule une ambition technocratique pouvait faire bouger les lignes. De façon surprenante d’ailleurs, les grandes réformes institutionnelles et d’aménagement conduites dans les années 1960 et 1970 sont assez peu identifiées à une personnalité politique de premier plan. Si l’on cite Michel Debré, ses témoignages9 montrent clairement qu’il s’agissait là de la mise en œuvre d’une conviction personnelle, dont il n’avait pas fait un des champs d’identification du mouvement gaulliste ou même de son gouvernement.
On associe d’ailleurs beaucoup plus directement ses politiques à la figure de Paul Delouvrier qu’à quelque ministre que ce soit, comme l’on associe de façon un peu indistincte la politique des « métropoles d’équilibre » à la Datar plus qu’à ses ministres de tutelle. Comme si toute ambition de traiter de la question urbaine ne pouvait être portée politiquement, dès lors notamment qu’elle ne permettait pas de retrouver les termes du mythe initial.
Un mythe régulateur
S’interroger sur cette capacité de résistance, ce n’est pas dénoncer l’inadéquation au réel d’une notion, au nom d’une connaissance savante, c’est s’interroger sur le poids de ce mythe dans la construction de la façon dont est appréhendée la question urbaine en France. Plus exactement, la difficulté qu’un État centralisé, jacobin, peut avoir pour penser la question urbaine, pour dépasser la crainte des villes contre lesquelles il s’est construit. La banlieue n’est pas parvenue à relever du droit commun ; elle n’est pas devenue un des possibles, une des illustrations, d’une forme de normalité urbaine. Son pittoresque a changé, mais elle n’a pas réussi à incarner, à l’image des suburbs des villes nord-américaines largement vulgarisés par les séries télévisées, une des figures contemporaines de la ville. Elle semble toujours en attente de sa normalisation.
On en vient dès lors à s’interroger sur les fonctions contemporaines du mythe pour expliquer sa capacité de résistance. Le mythe résiste surtout parce qu’il fonctionne comme un régulateur. Le mythe de la banlieue est un mythe de la ville qui ne veut pas dire son nom, car il dit quelque chose d’une ville qu’on ne désire pas vraiment. Si la banlieue persiste comme mythe (mythe qui dit le caractère inconnu, incompréhensible, de ce qui se passe en banlieue) c’est que l’on a continué de vivre sur cette idée de la ville qui n’a pas intégré la reconnaissance de tout ce qui l’a transformée. Il rapporte la tension inhérente à la ville à l’idée d’un dedans et d’un dehors, le dedans, la ville centre, fonctionnant bien tandis que le dehors, la banlieue, serait hors de contrôle. Il domestique les angoisses que fait naître la condition urbaine contemporaine, dans la mesure où il permet de classer dans la catégorie « pathologie » ce qui ne constitue en fait qu’une des formes contemporaines de la ville métropolisée. En d’autres termes, par la persistance de ce mythe de la banlieue, envers de la ville historique, on peut se dispenser de penser la transformation radicale et irrémédiable de la ville en général.
Car le mythe de la banlieue a largement préempté la question urbaine. Tout discours politique sur la banlieue, sur son lien avec Paris ou avec l’État, sur sa gestion ou ses évolutions, devait passer sous ses fourches caudines. Que ce soit dans sa version stigmatisante ou dans sa version enchantée, le mythe de la banlieue dit la distance d’avec la ville telle qu’elle s’est construite depuis des siècles comme mode d’organisation de la société française et singulièrement d’avec la ville capitale, qui fait figure de modèle idéal, et d’avec un État central organisé. La création d’un ministère de la Ville, dont il est aisé de voir qu’il n’est rien d’autre qu’un ministère de la Banlieue, manifeste ainsi la capacité de la partie (la banlieue) à annexer politiquement le tout (la ville).
Le constat en a souvent été fait, mais alors que plus des trois quarts des Français vivent aujourd’hui dans des espaces urbains, ceux-ci ne sont pas devenus la forme « normale » du territoire national. Ainsi, aucun président de la République élu n’a jamais fait figurer sur ses affiches de campagne des images de ville, préférant piocher dans l’imagier national, la figure d’un aimable, charmant et sans doute éternel village.
Le mythe résiste de la sorte, car il sert de dérivatif à l’investissement politique de la question urbaine en France. Mythe de la désespérance sociale, il est devenu également le symbole de l’échec des bonnes intentions pour la ville. Il cantonne les questions que soulève la transformation de la ville, et parallèlement les transformations de l’action publique, à un territoire, qui fait peur certes, mais qui est cloisonné, enfermé. Difficile de ne pas voir encore aujourd’hui, devant la crainte que suscite la France des banlieues, une impossibilité à nommer la transformation de la société française. À défaut de l’affronter, le mythe de la banlieue permet de la borner, quitte à tomber dans une vision catastrophiste digne des années 1940. Les mouvements de révolte urbains de 2005 furent donc qualifiés de « crise des banlieues », même si certains affrontements eurent lieu en centre-ville, comme à Toulouse ou à Lyon.
Mais souligner cette fonction régulatrice, c’est aussi constater qu’en tant qu’il permet l’assignation d’une place stable, définitive, ce mythe est au cœur de la construction par les communes et les élus de banlieue de leur identité même. L’opposition à Paris et à l’État, ces deux acteurs étant partiellement interchangeables d’ailleurs, a constitué une part substantielle de l’identification politique des communes de banlieue. Aujourd’hui encore, le décret d’annexion figure en bonne place dans le bureau de nombre de maires de communes limitrophes de Paris, dont le territoire a été amputé il y a cent ou cent cinquante ans. Y compris dans la communication publique avec les habitants, l’altérité absolue que constitue Paris reste un élément central. Abandonner ce ressort de reconnaissance et de mobilisation est un choix difficile et risqué.
Construire un mythe métropolitain
Ce mythe a-t-il encore aujourd’hui un avenir ? Si la question se pose, c’est que le décalage entre le discours du mythe et le réel soulève désormais des problèmes nouveaux. L’ère métropolitaine le déstabilise en son cœur et corrélativement la prise en charge réelle des enjeux métropolitains impose en partie son dépassement.
En apparence, la disparition progressive de la ceinture rouge comme fait politique laisse la place libre au versant réactionnaire du mythe. Nicolas Sarkozy a d’ailleurs commencé par construire son discours dans ce champ : la banlieue comme territoire de perdition, où la volonté politique est sans effet, où s’installerait une culture étrangère à la culture nationale et qui mériterait d’être nettoyée au Kärcher. Mais il choisit, en accédant au pouvoir, d’incarner une posture modernisatrice. Il confie à Christian Blanc la tâche d’élaborer un projet positif pour la banlieue parisienne, ou plus exactement pour la Région capitale, entendue comme l’agrégat constitué par Paris et sa banlieue. Ce dernier propose, de fait, une vision en rupture ; il construit sa vision sur la nécessité de supprimer les frontières de la métropole :
Nous avons voulu changer de regard sur la métropole pour l’appréhender non pas comme une ville avec sa banlieue […] mais comme un rhizome10.
Mais la justification de cette intervention ne procède pas d’une ambition propre au territoire. Il s’agit de consolider l’attractivité de la France tout entière. Ce n’est pas une question de politique urbaine que le gouvernement de l’époque entend aborder, mais un enjeu de politique économique et de grandeur du pays. Y compris chez des élus progressistes, le fait que l’État se saisisse politiquement de cette question, le déploiement d’un discours sur le territoire le replaçant dans l’aventure nationale a pu être perçu comme une chance, un élément valorisant. Mais le projet n’a pas, en lui-même, été capable de traduire en actes ces intentions. D’abord, parce que Nicolas Sarkozy a eu tôt fait de réactiver tous les lieux communs politiques sur la banlieue, toujours coupée de son cœur, au service d’une mise en scène de l’intervention de l’État, seul à même de relever le défi de la mondialisation, face à des élus mineurs, engoncés dans leurs jeux de rôle traditionnels. Ensuite, la contradiction est trop grande entre une vision traditionnelle et mobilisatrice de la banlieue, comme espace où l’État doit remettre de l’ordre, et l’approche technocratique de Christian Blanc. Ce dernier finit par rabattre assez mécaniquement son ambition sur la seule question du réseau physique, se désintéressant des nouvelles contradictions urbaines.
De fait, Christian Blanc a incarné, à son corps défendant sans doute, le dernier acte du mythe de la banlieue. Peu de temps avant son éviction du gouvernement, il reproduit d’ailleurs, pour la télévision, le voyage en hélicoptère au-dessus de la métropole accompli quarante ans auparavant par Delouvrier. Il n’invente pas un nouveau mythe, mais perpétue un modèle ancien. Il ne répond pas aux nouveaux enjeux de la métropole, mais poursuit l’hybris technocratique.
Parler de métropole, ce n’est pas seulement évoquer la ville en plus grand, la ville capable de digérer ses contradictions internes. Ce n’est pas uniquement le constat d’une mise en concurrence mondiale des grandes villes de la planète qui appellerait de nouveaux investissements pour relever le défi lancé par New York ou Shanghai. C’est plus fondamentalement, comme le relève Daniel Béhar, penser un nouvel âge de la ville, marqué par un rapport « inédit entre le dedans de la ville et le dehors, entre les lieux et les liens11 ». Le fonctionnement métropolitain disloque le rapport à l’espace. Il met en cause l’idée, pour ainsi dire principielle dans le mythe de la banlieue, qu’entre le centre et la périphérie, il y aurait une asymétrie violente, mais aussi un couplage fort. Dans la métropole, les flux l’emportent sur les lieux et la spatialisation des rapports devient plus lâche.
Le modèle radioconcentrique, l’idée d’un gradient d’urbanité, inversement proportionnel à la distance au centre sont profondément mis en cause. L’idée que les frontières physiques continuent de déterminer les grands équilibres ou déséquilibres ne fonctionne plus. La création de richesse, les modèles de développement ne sont pas identiques dans l’agglomération. La dissociation entre dynamisme économique et retombées sociales est réelle. Le déterminisme territorial reste évidemment puissant, mais les effets de lieu ont tendance à se dissocier des effets sociaux et politiques. La condition « périphérique » de la banlieue détermine moins que jamais « une » identité unique. Et la construction de cette identité, si faible soit-elle, se dissocie du travail politique qui avait réussi à gérer, réguler, réenchanter les dominations qui lui étaient associées. L’idée du génie propre de la banlieue, tout comme celui de Paris même, ne peut s’en remettre.
Au fond, le mythe de la banlieue, en tant qu’il parle de la banlieue en elle-même mais aussi de Paris et de l’État, est un obstacle à dire, à formuler le fait que la métropole parisienne fait ville. La ville contemporaine, c’est donc Paris et la banlieue, c’est l’espace de la ville haussmannienne et des grands ensembles, des cités jardins et des faubourgs de Belleville. Les coupures et les frontières dont le mythe s’est nourri et qu’il a nourries à son tour ont aujourd’hui évidemment encore une part de réalité mais elles sont moins puissantes que les ressorts de la métropolisation. Autrement dit, ce phénomène crée des fractures, des exclusions, des stigmatisations, des dominations tout aussi fortes, mais plus insidieuses qu’auparavant car elles ne se laissent pas saisir par le seul prisme de la fracture Paris/banlieue, parce qu’elles se jouent à une échelle intermédiaire entre nos structures institutionnelles traditionnelles. Ne pas dépasser le mythe, c’est, dans les faits, renoncer à avoir une prise sur ces mouvements profonds.
Certains mots ont une capacité de résistance impressionnante. Leur caractère polysémique, le poids des clichés qu’ils véhiculent, parfois même leur inadéquation aux réalités contemporaines, n’érodent pas leur capacité de dire quelque chose, de cristalliser des images. La banlieue est de ces mots-là. La banlieue, c’est la ville qui ne ressemble pas à la ville, celle qui, au fond, ne marche pas. C’est la ville qui échappe, celle dans laquelle se jouent des mouvements que l’on ne comprend pas. Mais c’est aussi la ville qui revendique un autre destin que la capitale, c’est celle qui invente quelque chose, à distance de Paris et de l’État. La banlieue, c’est le lointain à nos portes. De la banlieue de Lyon à celle de Montluçon, des villas de Saint-Cloud aux grands ensembles de Seine-Saint-Denis, la banlieue est un agrégat de réalités territoriales hétérogènes auquel sont associés des images et des stéréotypes très puissants dans le grand imagier national (la « cité » ou le « jeune de banlieue »).
La banlieue est donc aujourd’hui un de ces mots dont le singulier résiste sans que l’on sache vraiment comment. S’interroger sur cette résistance, sur le fait que la notion n’a pas été dissoute dans ses propres contradictions, c’est se confronter au fait que la banlieue s’est imposée comme un mythe. C’est évidemment un mythe qui parle des espaces périphériques, enchantés ou repoussoirs, parfois hors de contrôle et en tout état de cause hors de vue, un mythe de la frontière entre le modèle urbain traditionnel et une autre ville.
Mais, au-delà de cette dimension d’altérité urbaine, de la rupture et de la frontière, le mythe de la banlieue, y compris parce qu’il a été instrumentalisé, a rendu impossible toute appropriation politique de la question urbaine. La partie a pris le pas sur le tout. L’État en particulier a fait semblant de « traiter » la question urbaine en mettant en scène sa mobilisation, ou même son impuissance pour les quartiers de banlieue. Alors que la ville « pathologique » s’incarnait parfaitement dans la banlieue, il est difficile aujourd’hui d’accepter de reconnaître que la ville « normale » ne se conçoit que dans sa dimension métropolitaine, c’est-à-dire dans un territoire où les effets de frontières ou de distanciations ne passent pas nécessairement par des distanciations spatiales ou physiques. La réalité métropolitaine exige que le tout, la question urbaine, reprenne le pas sur la partie, la question des banlieues. Accepter d’agir sur l’avenir des villes implique d’accepter de reconnaître que les frontières ne sont plus ce qu’elles étaient et que la pesanteur du mythe est un obstacle à l’action.
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Hugo Bevort et Aurélien Rousseau, historiens de formation, sont hauts fonctionnaires. Ils ont été amenés à exercer des responsabilités auprès de Pierre Mansat et de Bertrand Delanoë, dans le cadre de la démarche de construction d’un projet métropolitain partagé entre la capitale et les collectivités de l’agglomération parisienne. Ils s’expriment ici à titre personnel.
- 1.
Traits dont l’histoire commence à être faite, notamment par Annie Fourcaut et des historiens travaillant dans son sillage, à qui nous empruntons nombre des analyses présentées dans cet article. Voir Annie Fourcaut, Emmanuel Bellanger et Mathieu Flonneau (sous la dir. de), Paris/Banlieues. Conflits et solidarités, Paris, Creaphis, 2006.
- 2.
Le Corbusier, la Charte d’Athènes, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1971 (1re éd. 1943).
- 3.
A. Fourcaut (sous la dir. de), Banlieue rouge. 1920-1960, Paris, Autrement, 1992.
- 4.
Patrick Braouezec, Mais où va la ville populaire ?, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2012.
- 5.
Paul Vaillant-Couturier, L’Humanité, 13 mai 1924, cité dans A. Fourcaut, E. Bellanger et M. Flonneau (sous la dir. de), Paris/Banlieues…, op. cit.
- 6.
Voir Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1974. Cette absence de dissociation et la logique de polarité qui organise le système narratif sont pour Vernant les éléments constitutifs du mythe.
- 7.
Emmanuel Bellanger, Jacques Girault, Villes de banlieue, personnel communal, élus locaux et politiques urbaines en banlieue parisienne au xxe siècle, Paris, Creaphis, 2008.
- 8.
Maire radical de Bagneux jusqu’à 1932, il fut l’un des principaux promoteurs de la coopération intercommunale dite technique : eau, électricité, pompes funèbres. Membre du Conseil d’État, il fut parallèlement dès les années 1900, l’un des plus proches collaborateurs d’Aristide Briand. Il occupa le premier la fonction de secrétaire général administratif de la présidence du Conseil. Il termina sa carrière comme vice-président du Conseil d’État.
- 9.
Voir en particulier, Bernard Hirsch (sous la dir. de), l’Aménagement de la région parisienne (1961-1969), Paris, Presses de l’École nationale des ponts et chaussées, 2003, où l’on peut lire un grand entretien avec Paul Delouvrier et un entretien-bilan avec Michel Debré.
- 10.
Christian Blanc, le Grand Paris du xxie siècle, Paris, Le Cherche-Midi, 2010.
- 11.
Daniel Béhar, « Grand Paris, comment faire métropole à l’heure de la mondialisation ? », dans Paris, les cahiers de la métropole, 2011.