Sur la route de Saint-Jacques. Traces mémorielles et intrigues identitaires
Traces mémorielles et intrigues identitaires
Si les pèlerinages connaissent un large regain d’intérêt, cela ne signifie pas pour autant un retour à une pratique religieuse encadrée par l’institution. Car le pèlerin part sur la route comme à l’aventure, à la recherche d’une expérience d’abord personnelle. Le sentiment de renouer avec les générations du passé est indissociable d’une quête de soi qui se méfie de toute affiliation étroite à la croyance et aux pratiques instituées.
Qu’y a-t-il de commun entre les « pèlerins de Jérusalem » de la seconde moitié du xixe siècle et du début du xxe siècle revêtant symboliquement l’habit et épousant ce qu’ils croient avoir été la vision du monde des croisés, et ces « pèlerins de Compostelle » de la fin du xxe siècle et du début du xxie siècle, ironisant sur la bigoterie de certains de leurs compagnons de route, se montrant parfois très hostiles à toutes les formes d’intégrisme ? Harassés par la chaleur, terrassés par la fatigue, tétanisés par la pluie et le froid sur ces sentiers déjà foulés par des milliers de pèlerins avant eux, ils se sentent certes reliés à ces ancêtres, mais ils témoignent aussi d’un changement de signification du pèlerinage, investi d’un sens nouveau dans une société plus sécularisée, où même les actes traditionnels de la dévotion ne signifient pas une adhésion sans réserve à une vérité considérée comme intégrale.
Les récits de pèlerins québécois à un siècle de distance évoquent donc deux manières distinctes de devenir pèlerin. Il y a un siècle, il s’agissait d’un rite, d’une pratique insérée dans une symbolique religieuse contrôlée par l’institution ecclésiale. Dans la période récente, on assiste à la perpétuation d’une pratique quelque peu dissociée des dogmes et des légendes fondatrices. Elles possèdent un commun dénominateur, pourtant : le franchissement, la rupture, fût-elle momentanée, avec le milieu d’origine, l’extranéité devant les espaces traversés… Pour les croyants de la fin du xixe siècle, l’enjeu de cette rupture rituelle, de ce cheminement vers le sacré visait à retremper leur foi aux sources vives du christianisme et à favoriser une ressaisie, par l’espace religieux, de l’espace socioculturel.
C’est donc à partir du religieux institué que ce type de pèlerin – qui transgresse les normes de la vie quotidienne – noue ses relations à l’espace. Rupture, transgression, devoir ne riment pas avec plaisir, volupté, découverte. L’enjeu est ici plus essentiel, plus dramatique, plus passionnel, à l’épicentre de l’institution imaginaire de la société. Il s’agit d’aller contempler in situ les lieux, les monuments et les vestiges qui témoignent du fondement d’une identité collective à prétention universelle, d’insuffler dans le présent les forces du sacré afin de pouvoir prendre à bras-le-corps l’Histoire. L’affaire est à ce point sérieuse que seuls les clercs et leurs compagnons de route soigneusement sélectionnés, séides très agressifs à l’égard de toutes les autres identités, pourront avoir accès à ce rituel. Cette modalité de l’exister pèlerin correspond à une période bien précise, et dépassée, de l’histoire des Québécois.
Outre les rapports à l’espace, au temps, au sacré (à l’Autre), à soi et aux autres qu’ils font voir, les récits de pèlerinage nous permettent d’accéder aux transformations des rapports entre l’Église catholique et la société québécoise. D’une affirmation identitaire conflictuelle forte, appuyant une stratégie de survivance, on passe à l’essoufflement puis à la sortie du catholicisme comme institution visant à dire le tout de la société, de son identité et de son destin et prétendant incarner la seule voie du salut. À la cohérence de fond et de forme des récits de pèlerinage de 1847 à 1934 succède une période de « transition » qui voit vaciller l’institution et ses dogmes puis advient, à partir des années 1980, une nouvelle « poussée » pèlerine caractérisée par la présence massive de non-clercs ainsi que de femmes comme auteurs de récits de pèlerinage et dont les liens avec l’institution et ses dogmes, même lorsque ces personnes s’autoproclament « catholiques », sont plus que relâchés. Il s’agit là de la deuxième poussée pèlerine1 d’ampleur internationale de ces deux derniers siècles qui conduit à revisiter avec un regard neuf le rapport au religieux ou au spirituel de nos contemporains.
L’ampleur s’inscrit tout d’abord dans les chiffres. De 1982 à 2004, le nombre annuel de fréquentations du « chemin » de Compostelle est passé de 120 000 à 180 000 pèlerins selon les statistiques du site de la cathédrale de Compostelle. Sur quinze ans, selon les mêmes sources, de 1984 à 2004, plus de 770 000 marcheurs ont pris le bâton du pèlerin. Comme les Européens et les Américains, les Québécois sont toujours plus nombreux à pèleriner sur les chemins de Compostelle. À titre d’exemple, l’Association québécoise des pèlerins et amis du chemin de Saint-Jacques, qui compte une centaine de membres à sa fondation en 2000, est passée à plus de 1 800 membres en 2007. L’ampleur s’inscrit aussi dans le nombre de mises en récits de ce pèlerinage. À partir des années 1990, voit le jour une nouvelle pratique d’écriture à laquelle s’adonnent, bien souvent en dilettantes, des pèlerins qui souhaitent témoigner de leur expérience du camino. Plus précisément, pour la période de 1997 à 2008, nous avons recensé vingt-six récits québécois édités2 concernant le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle.
Que nous disent ces récits sur une pratique rituelle réactivée, à quel mythe revivifié font-ils référence ? Quel renouvellement du rapport au religieux et à la religion traduisent-ils ? Comment le chemin de Saint-Jacques, parcouru tant par le corps que par l’écriture, répond-il « aux besoins que crée en chacun le vide spirituel ambiant3 » ? Quelles interpellations vis-à-vis des institutions du « croire », ces « dits » pèlerins amorcent-ils ? Autant de questions parmi d’autres que se posent et que posent aux lecteurs ces pèlerins « nouvelle génération », auxquelles la présente analyse va s’efforcer de répondre, en braconnant dans les récits reflétant différents niveaux de conscience et de maîtrise de l’écriture. Il s’agira de s’« exposer », comme nous y invite Paul Ricœur4, au contenu de ces écritures pour en recevoir le « monde » possible et habitable que nos scribes-pèlerins projettent ou, selon les termes de cet auteur, libèrent.
La continuité d’une tradition croyante?
L’objectif du clergé canadien-français en incitant ses ouailles (minutieusement sélectionnées) à participer à la poussée pèlerine de la seconde partie du xixe siècle vers les Lieux saints était, très explicitement, de participer à une stratégie de « survivance » et d’accompagner l’acte de refondation religieuse de la société canadienne-française en l’insérant dans l’espace du sacré. Lors des pèlerinages à Jérusalem5, le regard des pèlerins se porte exclusivement sur les reliquats de l’espace et du temps fondateurs qui sont censés être enfouis sous le présent et la réalité de l’Orient. Les autres (le schismatique, l’islamiste, le protestant, le Juif…) sont, au mieux, autant de terreaux sur lesquels pourra s’épanouir, après conversion, le devoir-être civilisateur du catholicisme. Le but du pèlerin est de faire coïncider la structure idéelle du catholicisme avec celle de la société canadienne de langue française. La foi et la langue enlacées fonderont ainsi une autochtonie6 singulière.
Les pèlerins compostellans d’aujourd’hui admettent quant à eux ne pas trop savoir pourquoi ils ont entrepris leur périple sur cette « piste modeste et semée de clochers7 ».
Il n’est pas facile, écrit Serge Cantin, de cerner les motivations profondes des jacquaires ou jacquets d’aujourd’hui, qui ne sont pas tous, loin s’en faut, de fervents pratiquants. Je parierais que, pas plus que moi, la plupart d’entre eux ne sauraient dire ce qui les pousse au fond à marcher ainsi8.
Est-ce uniquement pour eux une façon différente et « très tendance » de voyager, de visiter un pays ? Une forme de tourisme expurgé de ce que l’on reproche au tourisme moderne (vitesse, superficialité, zapping géographique, etc.) et qui associe la visite culturelle de sites historiques aux bienfaits de l’activité physique en pleine nature ? Certes, les auteurs reconnaissent leur livrée de touristes, mais de touristes différents.
On ne vient pas s’amuser ici ! On vient se recueillir et méditer longuement dans le pèlerinage de Compostelle9.
Pour les touristes, estime Louis Valcke, « le voyage est but en soi, alors que pour nous, il n’est qu’un moyen10 ». Même Taras Grescoe, qui entreprend le pèlerinage avec des intentions « peu dévotes » et un « scepticisme profane11 », reconnaît, comme la majorité des auteurs, que le camino peut également « être un moyen sincère de recherche de la lumière, de croissance spirituelle et d’expiation12 ». Sur ce chemin mythique qui oblige à rompre avec les habitudes du monde moderne, « toutes les préoccupations de la vie quotidienne sont laissées de côté et même oubliées13 » au profit, paradoxalement, d’une plus-value de sens accordée à des gestes inhérents à cette quotidienneté : « Manger, marcher, se laver et dormir14 ! » Les pèlerins sont appelés à « prendre le rythme de la Nature15 » et à se libérer d’un « monde de productivité et de concurrence16 » dans lequel ils se sentent encarcanés. Pour certains, leur récit devient même l’occasion de dénoncer « la religion du rentable17 » qui s’est substituée à la religion instituée. Chez Hugues Dionne, ce travail de sape vise les impératifs de la productivité concurrentielle, « la régulation strictement économique18 » de la société, « la marchandisation des rapports humains au niveau même de leurs fondements symboliques19 », bref, une société qui « nous enferme dans des rapports sociaux d’appropriation et de consommation20 ». À cet égard, la marche du pèlerin, effort physique qui n’est rattaché à aucune rentabilité (au sens capitaliste et libéral du terme), apparaît sinon comme une dénonciation du moins comme une remise en question de l’utilitarisme et du pragmatisme contemporain. « L’inutile nous repose des certitudes obligées et des performances commandées21. » Enfin, pour plusieurs auteurs, le camino participe aussi d’un rituel initiatique, d’un rite de passage entre la vie professionnelle et la vie de retraité, « entre une vie active et une vie plus contemplative22 ». Il s’agit alors de s’habituer « à mieux habiter le temps inutile, le temps désaffecté de la production, le temps gratuit23 ». Cela dit, en quoi l’expérience pèlerine témoigne-t-elle plus spécifiquement d’une certaine forme de renouvellement du rapport à la religion et au religieux ?
À la lecture de notre corpus, le premier constat qui semble aller de soi est que le pèlerinage à Compostelle offre la possibilité aux jacquaires de s’inscrire dans la continuité d’une tradition croyante24, catholique en l’occurrence. Plusieurs auteurs n’hésitent d’ailleurs pas à se réclamer d’une telle filiation. Bon nombre, par exemple, reprennent à leur compte le fameux cliché qui veut qu’ils ne se sentent jamais seuls sur ce chemin millénaire où résonne l’écho « des pas des millions de pèlerins qui l[es] ont précédé[s]25 ».
En ce lieu de rassemblement où tous les hommes et toutes les femmes se perçoivent frères ou sœurs de la grande fraternité humaine, estime
Claude Bernier […], le passé et le présent se confondent dans une étonnante harmonie26.
Je ressens, écrit pour sa part Hugues Dionne, une fierté inattendue, à m’inscrire dans un même récit, à traverser une même histoire, notre histoire commune. J’ai la sensation de partager un même espace sacralisé. Ma marche prend des allures d’épopée27.
Dans « le marché » des produits de la croyance, le phénomène compostellan répond, entre autres, à un « besoin viscéral d’être ensemble28 ». Comme le précise Danièle Hervieu-Léger, croire religieusement aujourd’hui n’est-ce pas au fond, « se savoir ou se vouloir ou s’inventer un engendrement29 » ? Dans l’Ère du vide, Gilles Lipovetsky a signalé à quel point l’individualisme triomphant de la modernité a été contrebalancé par « un engouement relationnel particulier », par la quête de solidarité au sein « de microgroupes » et de « réseaux situationnels ».
Le narcissisme ne se caractérise pas seulement par l’auto-absorption hédoniste mais aussi par le besoin de se regrouper avec des êtres « identiques », pour se rendre utile et exiger de nouveaux droits sans doute, mais aussi pour se libérer, pour régler ses problèmes intimes, par le « contact », le « vécu », le discours à la première personne30.
Pour Raymond Lemieux et Jean-Paul Montminy :
La difficulté rencontrée par les Québécois d’aujourd’hui n’est pas de croire. Ils sont au contraire saturés de croyances. Elle est de croire avec d’autres et d’inscrire leur expérience croyante dans l’histoire et dans la société31.
Or, le pèlerinage à Compostelle offre dans une certaine mesure cette possibilité. Même nos auteurs les plus circonspects quant à leurs motivations proprement religieuses y voient l’occasion de réactualiser leur appartenance à une lignée croyante :
La foi du chemin. Je sais au fond de moi que c’est cette foi profonde qui m’a fait. Je suis de cette catholicité. Malgré moi, j’appartiens à ce catholicisme caché. Je suis de cette historicité religieuse qui se poursuit32.
Aux yeux de Serge Cantin, l’engouement pour le camino est indissociable d’une forme de nostalgie et d’héritage catholique qui incitent les marcheurs de Dieu à tenter de retrouver un paradis perdu et des repères collectifs transcendants.
L’époque moderne, à laquelle nolens volens j’appartiens, sécrète la nostalgie de ce qu’elle a dû refouler pour se faire place. Comme tant d’autres phénomènes « anachroniques » dont la modernité est le théâtre, l’engouement actuel pour le pèlerinage de Compostelle, plus que de correspondre à une simple mode, marque le retour du refoulé. Cela dit, il y a des retours qui se révèlent plus sains que d’autres. Qui renvoient à d’éternels recommencements, à d’invincibles archétypes, peut-être33.
En un sens, l’intérêt du pèlerinage par rapport aux nombreux produits spirituels sur le marché s’établirait aussi bien à l’aune des valeurs récentes (écotourisme, simplicité volontaire, activité physique…), bref à la mesure d’une forme de « protestation “démodernisante34” » qu’à l’autorité qu’il détiendrait de ses origines ancestrales. Exposés à une profusion d’offres, les auteurs considèrent le phénomène compostellan, « ce voyage à pied sur un itinéraire millénaire35 », comme un produit qui a fait ses preuves, qui a résisté aux modes passagères. Selon une longue tradition rhétoricienne, présenter quelque chose comme durable et universel est le plus sûr moyen de le valoriser36. Les auteurs des récits de pèlerinage jaugent leur « produit » en insistant sur sa « qualité », sur sa « résistance au temps37 ».
En ce jour comme il y a 40 ou 1 000 ans, nous sommes en dehors de la mode, le quelqu’un de quelqu’un38.
Parcourir le chemin de Compostelle, estime pour sa part Serge Cantin, c’est
un peu comme si j’avais marché vers mon passé antérieur, je veux dire vers quelque chose ou quelqu’un en moi de plus ancien que moi-même, endormi dans les couches les plus profondes de ma mémoire. Ne pas marcher le Nouveau mais le plus Ancien : tel est peut-être le premier enseignement à tirer de ce voyage à contretemps39.
Au moment de toucher de la main la base de la fameuse colonne ouvragée, l’« arbre de Jessé », qui trône dans la cathédrale de Saint-Jacques, « geste rituel, geste sacré, posé par chacun des pèlerins qui, depuis près de mille ans, se sont succédé ici », Louis Valcke écrit :
Par ce geste, je m’insère dans la lignée innombrable de mes devanciers et prends vraiment place parmi eux40.
Même l’iconoclaste Taras Grescoe, qui porte un regard dubitatif et critique sur cette « authentique tradition médiévale », ne parvient pas à échapper à cet atavisme pèlerin :
Exténué par la chaleur et le manque de sommeil, écrit-il, je fus submergé par le sentiment d’être relié à tous ceux qui, au cours des âges, avaient couru le risque de perdre leur foyer, leur famille et même leur vie pour suivre de folles rumeurs à propos d’un endroit merveilleux au bout de la terre41.
Le besoin d’engendrement et d’affiliation que permet le pèlerinage à Compostelle s’exprime également dans les récits à travers les allusions intertextuelles. Plusieurs auteurs admettent avoir été influencés par leurs lectures et marcher sur les brisées de scribes-pèlerins qui les ont précédés. Serge Cantin considère le Priez pour nous à Compostelle, de Pierre Barret et de Jean-Noël Gurgand, comme un « livre culte » qui lui a servi de vade-mecum. Serge Malouin estime que c’est la lecture des récits de Claude Bernier, de Bernard Houle et de Daniel Leblanc qui l’a amené à vouloir, à son tour, « raconter la folie qu’est la marche vers Compostelle42 ». Simone Bettinger constate avec étonnement que sa progression sur le Chemin « sui[t] celle du héros43 » du populaire récit de Paulo Coelho. Pour sa part, Taras Grescoe a beau se moquer de ces « dizaines de milliers de Nord-Américains crédules et autant de Brésiliens rêveurs44 » qui se mettent en route chaque année après avoir lu Mon chemin de Compostelle de Shirley MacLaine ou Pèlerin de Compostelle de Coelho, il reconnaît que pour lui, également, « le voyage reste une affaire livresque45 ». Comme plusieurs auteurs, son regard est en partie tributaire de la littérature, notamment d’une mince traduction du Guida del pellegrino d’Aymery Picaud, le cinquième volume du Codex Calixtinus. Plus encore que Grescoe, Louis Valcke se réfère constamment à ce guide composé vers l’an 1130 par le clerc poitevin. Ainsi, au moment où il traverse le bois d’Ostabat, la consignation de son voyage devient une opération de relecture qui consiste à citer longuement des extraits de Picaud décrivant « les immenses difficultés46 » que rencontrait le voyageur du Moyen Âge en cet endroit du chemin. Même en opposant la réalité qu’il a sous les yeux à celle qui est décrite par Picaud, Valcke accorde à cette dernière une certaine valeur référentielle, confirmant ainsi l’impossibilité d’interpréter la réalité actuelle sans renvoyer à celle du passé.
Ici, à Ostabat, peu de chose garde le souvenir des valeureux pèlerins de jadis qui se préparaient à affronter de tels périls. Seul, peut-être, ce sentier rocailleux où ma bicyclette s’engage avec difficulté garde-t-il la trace authentique de leurs pas47.
Nos scribes-pèlerins ne semblent donc pouvoir atteindre le cœur du camino qu’à travers le rappel d’un récit archétypal et l’évocation de références historiques et livresques. Leur témoignage se lie à une liturgie, profère à point nommé des anecdotes et des légendes traditionnelles, voire des paroles « incantatoires » (« Ultréia ! », cri de ralliement des pèlerins), signale les multiples rituels à accomplir, les sites, les monuments et les vestiges à contempler. De pèlerins, de marcheurs, ils deviennent célébrants et procèdent, à la lettre, à une commémoration et à une vérification symbolique.
Pourquoi placer ce parcours dans la continuité d’une lignée historique ou livresque, se mettre « à l’écoute des ombres au passé millénaire48 » ? Dans une société de plus en plus marquée par le pluralisme et la diversité religieuse, une société qui traverse une « crise des imaginaires collectifs49 », sans doute est-ce l’occasion pour les pèlerins et les pèlerines de retrouver des racines et des repères religieux, de se « réenraciner » ? Sans doute aussi parce que ces gestes ritualisés qui se transmettent de génération en génération permettent de compenser « la fragilité de la vie50 », d’atteindre une forme d’« Absolu sous les arcs-boutants du temps51 » et, partant, donnent accès à un fragment d’éternité.
Je fais partie de ce monde-là, de tous ces gestes, en particulier de tous ces gestes celtes et chrétiens dont les traces sont repérables le long de ce chemin d’Occident. C’est cette continuité des générations, ces chaînons d’humains qui nous font durer. Je suis de la centième, de la millième génération… C’est le courage de tous ceux-là qui m’empêche de désespérer. Nous avons su tenir jusqu’ici52…
Au demeurant, perpétuer une tradition millénaire, s’inscrire dans une grande histoire commune tient ni plus ni moins d’un acte rituel, d’un dispositif symbolique permettant au pèlerin des temps modernes de « jeter des ponts sur la rivière d’angoisse qui coule en lui53 ». Comme le mentionne Louis-Vincent Thomas au sujet des rites de mort, « les actes rituels ont un effet cathartique en tant qu’expression libératoire des angoisses et mode de résolution des drames et conflits54 ». Non moins que l’Église à une autre époque, le pèlerinage compostellan contribuerait ainsi à « arracher le monde humain à sa seule dimension immanente pour l’introduire à la transcendance55 ». Il permettrait aux pèlerins de partager avec d’autres une même culture religieuse, mais aussi un même désarroi à l’égard de l’effritement de cette culture. Après une journée de marche le plus souvent en solitaire, il offre la possibilité de se retrouver au refuge, à l’auberge, au café ou à l’hôtel en compagnie d’autres pèlerins, souvent inconnus, pour échanger confidences, doutes et convictions, pour « fraterniser dans [des] états d’âme semblables56 ».
De la grande Noirceur à la révolution tranquille : les désenchantements revisités
Pour les pèlerins compostellans qui prennent la plume, revisiter le passé et tenter de s’inscrire dans une lignée mémorielle commune ne revient toutefois pas à revaloriser la religion catholique telle qu’elle fut vécue dans l’enfance, et encore moins à lui conférer le pouvoir d’énoncer le sens de l’histoire, de la société et de s’autoproclamer guide suprême des valeurs et des normes à appliquer dans la vie quotidienne. Le maintien des critiques vis-à-vis des dérives clérico-conservatrices s’articule également au constat d’un déficit symbolique de notre « haute modernité » issue de la « révolution tranquille ». Ces deux ruptures à l’égard du passé et du présent contrebalancent la tentative de se réinscrire dans la lignée d’une tradition croyante.
Dans l’ensemble de leurs récits, les pèlerins se montrent très critiques vis-à-vis de la religion qui a formaté leurs traditions. Madeleine Renaud que les représentations de saint Jacques en Matamoros, associées à de sinistres fantômes, « exaspèrent » – et elle n’est pas la seule à exprimer son indignation – donne le ton.
Devant des scènes aussi atroces, j’ai des haut-le-cœur et toutes les illustrations du grand catéchisme de mon enfance refont surface57…
La répulsion à l’égard du catéchisme inculqué dans l’enfance va dans d’autres récits s’étendre aux caractéristiques de l’institution qui en avait défini le contenu.
Je suis fasciné [écrit Dionne commentant ses réactions lors d’une célébration dans la cathédrale de Saint-Jacques] par l’énergie que dégage notre célébration d’humains suppliants […] Le célébrant espagnol s’avance au micro […] Il parle de châtiment divin, de péché et de pardon, de la grâce du Seigneur, de l’Être Suprême et de la mission divine de l’Église, du plus récent message de Jean-Paul II, ce pape pèlerin… Je découvre tristement que tous ces mots sont devenus un peu stériles pour moi, des mots qui ont perdu leur puissance de conviction58.
Dans les récits de la première poussée pèlerine59 les mécréants étaient exclus. Ils pouvaient être réintégrés dans le giron de la seule vraie foi par la conversion, d’où un mouvement conséquent, appuyé par Rome, d’activités missionnaires60. Pourtant les récits laissaient poindre la figure d’un bouc émissaire, d’un pollueur61 conduisant au déchaînement de représentations haineuses à l’endroit de cet étranger à extérioriser. À partir de cette première reprise rituelle du pèlerinage – reprise fortement encadrée par les institutions catholiques –, les pèlerins de la seconde moitié du xixe siècle et du début du xxe siècle visaient à réaffirmer le rôle central, voire exclusif, de la dynamique religieuse de l’espace romano-occidental dans l’histoire de l’humanité62. Le « réel » s’appréhende comme résultant d’un procès fait par un « croire » aux matériaux fournis par l’histoire, le temps et l’espace. Au « réel » échappant à ce dépeçage dogmatique est conféré un statut démoniaque, hérétique, schismatique… Le Canada (les caractéristiques de sa géographie, du mode de vie de ses habitants, leur relation privilégiée au catholicisme, etc.) est érigé en mètre étalon permettant d’évaluer les pays, les peuples que le pèlerin est conduit à parcourir et à côtoyer. De son passage en Algérie, l’abbé F.X.-AD. Dulac, curé de Saint-Prosper de Dorchester, retient ceci :
Des villes que nous avons visitées sur ce continent, à part certaines « noirceurs » que nous avons signalées chez les Kabyles, les Arabes, les Maures et les Nègres, la population est bien mise, tout à fait à la moderne, la blanche du moins. On sent là le voisinage immédiat de la civilisation européenne, et surtout de l’influence de la France dans sa belle, vaste et riche colonie algérienne. Or, malgré son climat agréable, son exubérante végétation, ses moissons qui versent, aux heureux habitants de l’Algérie, leurs richesses, tous les mois de l’année, nous ne tenons pas, mais pas du tout, à nous métamorphoser de Canadiens en Algériens63.
Après la Seconde Guerre mondiale, dans un des moments les plus étourdissants des transformations de la société québécoise, Marie-Antoinette Grégoire-Coupal, dans Voyage au cœur du monde, récit de son pèlerinage à Jérusalem, essaie de conjurer le déclin de l’emprise institutionnelle du catholicisme sur le Canada français et d’attirer l’attention sur les conséquences, le prix à payer, d’une remise en cause des régulations normatives qui ont permis à sa communauté de survivre face à un environnement anglo-protestant menaçant. Elle écrit :
Si nous sommes malheureusement si nombreux à nous laisser sombrer dans une médiocrité spirituelle dont rougiraient nos proches ancêtres, ce n’est pas la faute des sept derniers pontifes qui ont précédé Paul VI… et je ne crois pas qu’aucun catholique de sincère bonne volonté ne veuille, au nom d’un pseudo-« épanouissement humain », s’affranchir d’un tel « paternalisme » ; cela équivaudrait à un parricide moral qui retomberait, comme le sang du Condamné du Prétoire, sur nous et sur nos enfants64.
Elle partage avec les premiers pèlerins l’évolutionnisme romano-occidental qui la conduit, chantant les vertus de la conversion telle celle de Ratisbonne frappé par l’apparition de la Madone, à s’adresser à la conscience universelle des catholiques et aux juifs « israéliens » vivant en Terre sainte (nous sommes en 1969 !) en ces termes :
On peut imaginer quels apôtres convaincus ils seraient, tels ceux du début du christianisme, s’il leur arrivait collectivement la grâce de Ratisbonne65…
Au souk de Jérusalem, un haut-le-cœur monte à ses lèvres pour exprimer sa répulsion à l’égard de la civilisation islamique. Les stigmatisations ont la vie dure. D’une façon générale, dans les récits de la première poussée pèlerine, les relations aux autres vont de l’aperception à la haine en passant par le dégoût et le mépris.
Nous ne trouvons pas de tels excès dans l’ensemble des récits relatant la seconde poussée pèlerine, même si affleure, chez Jean-Marc Labrèche, le seul à adopter cette posture, lorsqu’il visite l’église de Navarette, l’idée d’un fort ressentiment vis-à-vis d’êtres – qui ne sont pas spécifiés et qu’il n’ose qualifier d’humains afin d’éviter une co-proximité troublante – qui ont fait supporter de tels sévices au Christ :
Si on ne se sent pas coupable en tant qu’humain d’avoir fait subir de pareilles horreurs au Messie, on se met à en vouloir à ceux qui se sont abattus sur Lui de manière aussi sauvage. On n’ose penser qu’on aurait agi comme les bourreaux du Rédempteur66.
Dans la plupart des récits, un « pollueur » est pourtant bel et bien présent, il s’agit du catholique intégriste dont la guérison nécessiterait, selon Claude Bernier, un traitement psycho-thérapeutique approprié. Ironie de l’histoire, c’est le héros des pèlerinages antérieurs (pour le moins, celui de la première poussée pèlerine de notre modernité) – pourfendant l’infidèle au nom de sa seule vraie foi, « révélant » à la vindicte populaire un bouc émissaire – que l’on confine, à la fin du xxe siècle et en ce début du xxie siècle, au rôle de l’exclu qui, selon Michel de Certeau, « est toujours relatif à ce qu’il sert ou oblige à redéfinir67 ». Cette disqualification semble être l’une des conditions permettant de s’ouvrir à du religieux et à du spirituel non ethnicisé, non absolutisé (ainsi que nous y invite Paul Tillich). La mise en exclusion de l’intégrisme catholique et de l’« emprise carcérale » d’une certaine conception et organisation de l’Église rend concevable de nouvelles représentations du religieux. Il est alors possible d’accéder à un mode actif du rapport au passé et d’ébaucher un projet de reconfiguration identitaire à partir du spirituel et/ou du religieux puisant, sans état d’âme, dans les acquis normatifs d’antan (de l’humanisme chrétien mais aussi des traditions de l’humanisme laïc…), des éléments permettant de redonner une forme signifiante au présent.
La visée de reconfiguration identitaire qu’amorcent les pèlerins de notre corpus s’exprime par des dialogues paradoxaux68, auxquels ces scribes-pèlerins convient le lecteur entre l’incroyable, le surgissement fantomatique de l’ancien et le manque, l’état de notre déficit de sens actuel. Louis Marin recommandait d’être attentif
aux déchirures du texte narratif et aux raccommodages […] Aiguisons notre écoute jusqu’à entendre les brefs silences où une voix s’interrompt69…
Un bel exemple de ce « dit fissuré » nous est fourni par Madeleine Renaud :
Ce matin, dès les premiers pas, je suis éblouie par la magnificence du ciel étoilé. […] moi, je crois que le vrai miracle, c’est de marcher sur la terre en rejoignant le ciel. À plusieurs reprises, je fige sur place pour admirer cette tapisserie grandiose et je sens monter en moi un sentiment d’exaltation et de reconnaissance pour l’Être qui a inventé la vie mais aussi, un sentiment de grande tristesse pour les êtres qui ne vivent plus qu’en notre mémoire. Leurs gestes de vie se bousculent en moi et je n’y comprends plus rien. Je voudrais crier : j’ai envie de descendre, arrêter le monde ! Mais, il me faut chasser cette mélancolie, cette ferveur retombée. La route est devant moi, toute tracée à travers champs et villages70.
Il est bien d’autres exemples de ce « dit fissuré » dans l’ensemble de nos récits, mais l’exemplarité de ce passage tient au fait que Madeleine Renaud, dans le mouvement descriptif de son récit, articule tout au long de sa marche sur la voie vers le lieu « saint », différents espaces référentiels, différentes temporalités. Sans entrer dans une analyse très fine, décrivons schématiquement le tempo de ce passage. La marche sur le chemin est dans un premier temps associée au vrai miracle, à l’exaltation, au bonheur de vivre dans et sur l’unicité d’un « chemin ». La bascule s’opère lorsque l’absent est évoqué, celui qui ne parle plus, avec qui le dialogue charnel est interrompu. C’est à partir de cette blessure que Renaud va devoir, ici et maintenant, cheminer sur un sentier couvert de balises toponymiques marquées par du symbolique, pour ne pas errer. Le rite ressuscité (le pèlerinage) et l’imaginaire auquel il s’articule (l’incroyable) lui permettent d’accomplir enfin son travail de deuil (en l’occurrence celui de son époux) et de redonner un sens à sa marche toute terrestre.
Les récits analysés sont parsemés de légendes, autant de traces et de liens avec l’imaginaire des pèlerins d’autrefois qui hantent les textes. Ces micro-récits fabulent en rendant visible l’invisible. Ils constituent le réseau d’indices d’une altérité qui, sur le mode de la fiction, est encore pensable. L’opération posée comme utopique est pourtant jugée indispensable à la survie de l’espoir. Ces segments de récits, traces d’un imaginaire du merveilleux, vont être utilisés comme marqueurs de lieux façonnant ainsi, au présent, l’espace parcouru. Penser sur le chemin signifie un présent extraterritorialisé dialoguant avec un passé dont les traces tangibles (inscrites dans l’espace, la pierre, les chemins et la mémoire) interagissent sur l’imaginaire, ici et maintenant.
Des schèmes christiques, dont l’analyse nécessiterait un développement en soi, voyagent incognito dans les récits. Nous venons d’évoquer celui de l’absent structurant – dont l’absence « dé-route » et que le chemin permet partiellement de retrouver –, du tombeau vide à partir duquel ont émergé un nouveau langage et une nouvelle voie71.
Il en est d’autres. Prenons l’exemple de celui qui structure le récit de Claude Bernier. Le passage du statut de marcheur hésitant, prêt à abandonner une aventure qu’il juge absurde, à celui de pèlerin séduit et déterminé s’effectue à partir de la rencontre jugée a posteriori providentielle avec une jeune pèlerine. Comme chez Jean Nabert72, le Verbe se manifeste par le parcours douloureux d’une de ses incarnations. Celui d’un corps, portant les stigmates de ces souffrances « injustifiables », dans ce cas précis, celui d’une jeune femme qu’un handicap conduit à interrompre son pèlerinage, mais qui devient pour l’auteur « l’étoile qui guide mes pas73 ».
En évitant des discours clôturés, c’est-à-dire en ne sacrifiant aucun des pôles de la contradiction, les auteurs respectent la double déconstruction du « sens » qui s’opère dans l’instant pèlerin mais, par ailleurs, ils posent plus ou moins consciemment la nécessité d’une refondation signifiante. Pour que ce montage scripturaire visant à produire de « l’Autre », dans un présent cheminant sur le Chemin, soit réellement opérant pour l’Église catholique, c’est-à-dire qu’il débouche sur un retour au bercail de ses enfants « prodigues » et égarés, il « faudrait » que les auteurs, qui vivent plus ou moins consciemment l’absence de Dieu comme un manque – rappelant les espérances qui ont marqué leur enfance et qui se raniment en eux durant la marche rituelle – évacuent leurs doutes et leurs répulsions vis-àvis de cette institution et de son histoire. L’opération qui vise à établir un pont, par la marche pèlerine, entre les vivants et les morts, est fragile, délicate, instable. Hugues Dionne parle d’une « déchirure » irréductible inscrite dans l’existence humaine. Impossible de ressusciter un mort (individu ou institution) mais impossible également de ne pas être inséré dans un maillage symbolique permettant à moindre coût anxiogène d’élaborer une identité s’amarrant à « un espace d’expérience » et débouchant sur « un horizon d’attente74 ».
D’écriture en écriture, la mort rôde et pas seulement celle qui s’accouple à notre finitude. C’est en rupture avec cette mort martelée que se dessine une reconfiguration identitaire puisant – selon un mode le plus souvent inconscient – dans la boîte à outils symboliques du christianisme les éléments de son actualisation (les schèmes christiques parcourant incognito ces récits). La mort de la forme historique d’un magistère ne correspond donc pas à l’exil d’une quête de sens s’exprimant sous une forme religieuse ou laïque que les pèlerins visent à redéployer pour répondre au déficit symbolique de notre présent.
Avec cette rupture, nous ne sommes plus tout à fait dans le cas de figure si bien décrit par Michel de Certeau dans la Fable mystique et qui pourrait sans anachronisme abusif s’appliquer à certains aspects de la « haute modernité » québécoise redécouvrant sur un mode nostalgique le rôle structurant du religieux :
Une tradition s’éloigne : elle se mue en un passé… Les garanties qu’ils « tenaient » en les recevant des générations précédentes se désagrègent, les laissant seuls, sans biens hérités et sans assurances sur l’avenir, réduits à ce présent qui désormais est marié avec la mort. Le présent n’est donc pas le lieu dangereux que des sécurités sur l’avenir et des acquêts du passé leur permettraient d’oublier. Au contraire, il est la scène exiguë sur laquelle se joue leur fin, écrite dans les faits (une loi de l’histoire) et sur laquelle se réduit la possibilité d’un commencement autre (une foi en un monde différent). Ils n’ont plus pour présent qu’un exil75.
Ce déficit de sens nous acculant à un « présentisme76 » est également attribuable à un état de société qui n’a pas su ni pu tenir ses promesses de « rédemption » laïque. Il n’est donc pas seulement imputable à une tradition qui s’éloigne. Le transit du croire, du religieux au politique, ne s’est pas effectué sans perte même si, dans le cas du Québec, il s’est fondé « tranquillement ». Ces manques sont clairement désignés par nos scribes-pèlerins.
En réponse à ce « présentisme » anxiogène qui nous confronte sans pare-feu symbolique au chaos, la tentation mystique est présente dans les récits articulant à la recherche d’un nouveau socle référentiel, un sentiment de perte, une conscience aiguë de manques, de défections. Mais majoritairement domine la voie du dialogue interreligieux et interculturel – qui se situe en rupture avec la conception catholique traditionnelle d’une source religieuse exclusive de salut – pour esquisser un horizon à nos sociétés en manque de rapport vivant avec leur passé et en déficit de symbolisation. Une tradition s’éloigne… mais elle peut être revisitée – notamment par le pèlerinage – tout en tenant compte de ses outrances, de ses dérives mortifères et sectaires. Il s’agit là d’un rapport vivant à la tradition. Le mort ne saisit plus le vivant mais, pour mieux vivre, le vivant interroge le mort en dégageant les acquis essentiels qu’à travers l’histoire, il nous lègue et qui sont valables pour l’espèce humaine et non plus uniquement pour une ethnie. Autre façon de dépasser ses ressentiments et de reconnaître ses dettes. Pour les pèlerins croyants de ce corpus, le catholicisme est vécu comme la voie privilégiée, du fait de leur histoire, de l’accès au salut parmi d’autres voies qui ne sont plus déconsidérées.
Les récits nous disent que l’extériorité du spirituel ou du religieux est une dimension constitutive essentielle de la mise en forme d’une société assurant à ses membres, sur le plan existentiel, un moindre coût anxiogène. Mais cette extériorité instituante peut être captée par une institution religieuse qui se pose comme source unique du sens (la rupture vis-à-vis de cette captation est constamment réaffirmée) et, sur un autre versant, elle peut être menacée par la mise en place d’un pragmatisme libéral se disant « civilisateur » qui s’exprime dans notre « haute modernité » et dont nos récits soulignent, en contrechant, la logique essentiellement prédatrice débouchant sur une désertification du sens. De cette double critique qui se présente comme un tri des éléments positifs et négatifs d’un passé historique singulier, découle également une nécessité, posée implicitement, de reconfigurer une mémoire et des possibilités d’identification pour les membres de la société québécoise.
*
Comme l’a bien montré Danièle Hervieu-Léger,
la référence religieuse à la lignée croyante est une des figures (parmi d’autres possibles) de la résolution symbolique du déficit de sens qui résulte, pour les individus et les groupes, de l’exacerbation de la tension entre l’extrême globalisation des faits sociaux et l’extrême atomisation de l’expérience des individus77.
Dans un monde où sont exacerbées « les illusions de la réussite individuelle, un mythe que nous avons tous si bien intériorisé78 », le camino actualise la possibilité de mettre en scène un espace de sens commun dans lequel l’individu est susceptible de trouver « le réconfort de ne pas être isolé dans [sa] solitaire entreprise79 ». La remise en cause d’un imaginaire récent décapité des questions ultimes, celui d’un individualisme défini par des règles de performance et de compétitivité, passe dès lors par la régénération d’un imaginaire collectif porté entre autres par le catholicisme. La réactivation prenant parfois des formes paradoxales, via un rituel, de ce « grand récit » constitue pour les pèlerins l’occasion de témoigner de leur appartenance – une appartenance choisie volontairement – à une lignée commune ainsi qu’à une culture revisitée et épurée – afin d’élargir le cercle identitaire – et pouvant se penser comme « originaire ».
- *.
Respectivement ethnologue, chargé de recherche au Cnrs (Isst-CA, université du Mirail, Toulouse) et professeur de littérature à l’université de Sherbrooke (Canada).
- 1.
Les analyses de la première et de la seconde poussée pèlerine ont été esquissées dans Jacques Caroux, « Le récit de pèlerinage. De la survivance à la thérapie du moi », dans J. Caroux et P.Rajotte (sous la dir. de), le Voyage et ses récits au xxe siècle, Québec, Nota bene, 2006, p. 19-50. Nos travaux portent sur des poussées pèlerines qui ont une dimension plurinationale. Pour les pèlerinages locaux au Québec, voir notamment : Pierre Boglioni et Benoît Lacroix (sous la dir. de), les Pèlerinages au Québec, Québec, Les Presses de l’université Laval, coll. « Travaux du laboratoire d’histoire religieuse de l’université Laval », 1981, 160 p.
- 2.
Nous n’avons pas pris en compte tous les récits que nous livre « la toile ». Un site, « Du Québec à Compostelle. Association québécoise des pèlerins et amis du chemin de Saint-Jacques », nous donne accès à la plupart des témoignages.
- 3.
Raymond Lemieux, l’Intelligence et le risque de croire, Montréal, Fides, 1999, p. 67.
- 4.
Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1986, 452 p. Cette assise interrogative a été l’un des axes principaux que nous avons suivi pour mener « à bien » l’analyse de contenu du corpus des récits de pèlerinage québécois à Compostelle.
- 5.
Voir Pierre Rajotte, “The Self and the Other: Writings of Quebec Travellers in the Middle East at the End of the 19th Century”, Canadian Literature, automne 2002, no 174, p. 98-115.
- 6.
Marcel Detienne, « L’art de fonder l’autochtonie », dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, janvier-mars 2001, no 69, p. 105-110.
- 7.
Jean-Marc Labrèche, les Pas… sages d’un pèlerin. Saint-Jacques-de-Compostelle, Boucherville (Québec), Mortagne, 2003, p. 38.
- 8.
Serge Cantin, « Le chemin du Puy. Journal d’un coquillard », Nous voilà rendus au sol. Essai sur le désenchantement du monde, Montréal, Bellarmin, 2003, p. 78.
- 9.
J.-M. Labrèche, les Pas… sages d’un pèlerin…, op. cit., p. 102.
- 10.
Louis Valcke, Un pèlerin à vélo : récit hybride d’un voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle, Montréal, Triptyque, 1997, p. 145.
- 11.
Taras Grescoe, « Un pèlerin à reculons », dans Un voyage parmi les touristes, trad. de l’anglais par Hélène Rioux, Montréal, Vlb éd., 2005, p. 18.
- 12.
T. Grescoe, « Un pèlerin à reculons », art. cité, p. 23.
- 13.
Serge Malouin et Françoise de Léséleuc, Marcher en couple sur le chemin de Compostelle, Rock Forest, Formatexte, 2003, p. 80.
- 14.
S. Malouin et F. de Léséleuc, Marcher en couple sur le chemin de Compostelle, op. cit.
- 15.
J.-M. Labrèche, les Pas… sages d’un pèlerin…, op. cit., p. 168.
- 16.
Laurent Bilodeau, le Chemin des coquelicots. Récit d’un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, Loretteville, Le Dauphin Blanc, 2005, p. 124.
- 17.
Hugues Dionne, Au bout de l’humain. Essai autobiographique sur le chemin de Compostelle, Montréal, Médiaspaul, 2005, p. 77.
- 18.
Ibid., p. 85.
- 19.
Ibid., p. 116.
- 20.
Ibid., p. 105.
- 21.
Ibid., p. 8.
- 22.
Ibid., p. 32.
- 23.
Ibid., p. 32.
- 24.
Danièle Hervieu-Léger, la Religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993.
- 25.
Claude Bernier, la Via de la Plata, de Séville à Compostelle, Lac-Beauport, Arion, 2005, p. 217.
- 26.
C. Bernier, la Via de la Plata, de Séville à Compostelle, op. cit., p. 212-213.
- 27.
H. Dionne, Au bout de l’humain…, op. cit., p. 158.
- 28.
Ibid., p. 230.
- 29.
D. Hervieu-Léger, le Pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.
- 30.
Gilles Lipovetsky, l’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1993 [1983], p. 21-22.
- 31.
Raymond Lemieux et Jean-Paul Montminy, le Catholicisme québécois, Québec, Presses de l’université Laval, 2000, p. 103.
- 32.
H. Dionne, Au bout de l’humain…, op. cit., p. 293.
- 33.
S. Cantin, « Le chemin du Puy. Journal d’un coquillard », art. cité, p. 126.
- 34.
D. Hervieu-Léger, la Religion pour mémoire, op. cit., p. 138.
- 35.
J.-M. Labrèche, les Pas… sages d’un pèlerin…, op. cit., p. 66-67.
- 36.
« Pourquoi suit-on les anciennes lois et anciennes opinions ? Est-ce qu’elles sont plus saines ? non, mais elles sont uniques, et nous ôtent la racine de la diversité » (Blaise Pascal, Pensées et opuscules, pensée 301, édité par Léon Brunschvicg, Paris, Librairie Hachette, [1912], p. 471).
- 37.
L. Bilodeau, le Chemin des coquelicots…, op. cit., p. 52.
- 38.
J.-M. Labrèche, les Pas… sages d’un pèlerin…, op. cit., p. 88.
- 39.
S. Cantin, « Le chemin du Puy. Journal d’un coquillard », art. cité, p. 126-127.
- 40.
L. Valcke, Un pèlerin à vélo…, op. cit., p. 168.
- 41.
T. Grescoe, « Un pèlerin à reculons », art. cité, p. 29.
- 42.
S. Malouin et F. de Léséleuc, Marcher en couple sur le chemin de Compostelle, op. cit., p. 11.
- 43.
Simone Bettinger, l’Escargot du Chemin, Montréal, Carte Blanche, 2007, p. 149.
- 44.
T. Grescoe, « Un pèlerin à reculons », art. cité, p. 38.
- 45.
Ibid., p. 40.
- 46.
L. Valcke, Un pèlerin à vélo…, op. cit., p. 113.
- 47.
L. Valcke, Un pèlerin à vélo…, op. cit., p. 115.
- 48.
Nicole Gélinas et Luc Béraud, Sur les chemins de Saint-Jacques de Compostelle. Camino Blues, Canton de Magog, Les Éditions de Mine, 2004, p. 253.
- 49.
Gérard Bouchard, Raison et contradiction. Le mythe au secours de la pensée, Québec, Nota bene, 2003, p. 113.
- 50.
Brigitte Hudon et Pierre Bergevin, Compostelle, c’est aussi cela… Voie de terre, voix de vie, Saint-Agapis, Les Éditions Un pas à la fois, 2004, p. 86.
- 51.
N. Gélinas et L. Béraud, Sur les chemins de Saint-Jacques de Compostelle…, op. cit., p. 149.
- 52.
H. Dionne, Au bout de l’humain…, op. cit., p. 54.
- 53.
Denis Jeffrey, « Ritualité et postmodernité. Pour une éthique de la différence », Montréal, thèse de doctorat, Uqam, 1993, f. 127.
- 54.
Louis-Vincent Thomas, Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985, p. 14.
- 55.
Daniel Tanguay, « Au chevet de l’Église catholique québécoise. Réflexions d’un “miniboomer” », Argument. Politique, société et histoire, printemps-été 2006, vol. 8, no 2, p. 32.
- 56.
J.-M. Labrèche, les Pas… sages d’un pèlerin…, op. cit., p. 38.
- 57.
Madeleine Renaud, Marcher sur le chemin de Compostelle, Sherbrooke, Ggc éd., coll. « Mes mots », 2002, p. 35.
- 58.
H. Dionne, Au bout de l’humain…, op. cit., p. 284.
- 59.
J. Caroux, « Hors de l’Église point de salut », dans J. Caroux et P.Rajotte (sous la dir. de), le Voyage et ses récits au xxe siècle, op. cit., p. 22-40. Il s’agit de pèlerinages à Jérusalem, à Rome, à Lourdes… Compostelle ne fait pas partie des lieux sacrés privilégiés de la première poussée pèlerine.
- 60.
Voir Frédéric Laugrand, « Le récit missionnaire entre parole confisquée et parole donnée », dans P.Rajotte (sous la dir. de), le Voyage et ses récits au xxe siècle, op. cit., p. 51-103.
- 61.
« Au commencement donc il y eut l’horreur. Extrême, celle qui détruit les possibilités même de tout. Conséquence grecque : le fléau, loimos […] Le loimos, comme symptôme, possède son étiologie et le pronostic n’est pas nécessairement mortel. On se trouve en cas de loimos impliqué dans un processus de pollution, de quoi l’on peut se tirer par une pratique purificatoire adéquate. La souillure, miasma, ne connaît qu’une seule sorte de traitement du point de vue du groupe qui en supporte le poids : l’expulsion immédiate du pollueur… », J.-Louis Durand, « Formules Attiques du fonder », dans Marcel Detienne (sous la dir. de), Tracés de fondation, Louvain-Paris, Bibliothèque de l’École des hautes études, 1990, p. 276.
- 62.
Cette stratégie « romaine », dont les pèlerinages ne sont qu’une des parties visibles de l’iceberg, échouera en France avec l’instauration puis la vitalité triomphante de la IIIe République alors qu’elle aura un impact opposé sur l’avenir de la société québécoise.
- 63.
François-Xavier-Adolphe Dulac, Aux pays de Jésus. Quatre mois de voyage outre-mer : Jérusalem, Rome, Oberammergau, Le Caire, Paris, Londres, etc., Québec, Imprimerie « Le Soleil » ltée, 1922, p. 78.
- 64.
Marie-Antoinette Grégoire-Coupal, Voyage au cœur du monde, Notre-Dame du Cap, Les Éditions Désilets, 1969, p. 203.
- 65.
Ibid., p. 69.
- 66.
J.-M. Labrèche, les Pas… sages d’un pèlerin…, op. cit., p. 82.
- 67.
Michel de Certeau, la Fable mystique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987, p. 31.
- 68.
Des contradictions internes aux textes que les auteurs ne tentent pas de résoudre.
- 69.
Louis Marin, la Voix excommuniée. Essais de mémoire, Paris, Galilée, 1981, p. 51. Une voix s’interrompt-elle ou bien marquant son absence à l’instar d’un tombeau vide, devient-elle éminemment structurante ? Louis Marin précise, page 65, que le sujet d’écriture « trace par une interruption et une absence, la syncope constituante du sujet : celle du présent et celle de la mort, de son présent et de sa mort présente dans l’écriture de soi, le désir de s’écrire ».
- 70.
M. Renaud, Marcher sur le chemin de Compostelle, op. cit., p. 111.
- 71.
Voir L. Marin, « Du corps au texte. Proposition métaphysique sur l’origine du récit », Esprit, avril 1973, p. 913-928, article repris De la représentation, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1994, p. 123-156. Marin reprend en fait l’excellent ouvrage de Xavier Léon-Dufour, Résurrection de Jésus et message pascal, Paris, Le Seuil, 1972. Voir également Ludger Schenke, le Tombeau vide et l’annonce de la résurrection, Paris, Cerf, 1970, 116 p.
- 72.
Deux ouvrages forment une bonne introduction à l’œuvre de Nabert : Paul Naulin, l’Itinéraire de la conscience. Étude de la philosophie de Jean Nabert, Paris, Montaigne, 1963 ; Philippe Capelle (sous la dir. de), Jean Nabert et la question du divin, Paris, Cerf, 2003.
- 73.
Claude Bernier, Mes 2 000 kilomètres sur les sentiers de Saint-Jacques-de-Compostelle, Lac-Beauport, Arion, 2002, p. 48.
- 74.
Attribuées communément à Paul Ricœur, ces notions-guides, comme le rappelle cet auteur, ont d’abord été utilisées par Reinhart Koselleck qui reconnaissait, en les opérationnalisant dans ses analyses historiques novatrices, sa dette vis-à-vis de saint Augustin. Reinhart Koselleck, le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990, 334 p.
- 75.
M. de Certeau, la Fable mystique, op. cit., p. 41.
- 76.
Voir sur cette « notion-guide », François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, 2003.
- 77.
D. Hervieu-Léger, la Religion pour mémoire, op. cit., p. 243.
- 78.
H. Dionne, Au bout de l’humain…, op. cit., p. 183.
- 79.
J.-M. Labrèche, les Pas… sages d’un pèlerin…, op. cit., p. 83.