De l'importance de comprendre l'histoire européenne pour comprendre l'histoire universelle
En répondant à l’article qui précède, Daniel Cohen précise son projet : expliquer l’inquiétude que peut ressentir un économiste en considérant la fragilité des sociétés engagées, à l’instar de l’Europe, dans un processus accéléré de modernisation économique. Les pays émergents pourront-ils éviter les catastrophes de l’histoire européenne ?
Il est toujours agréable d’être lu avec attention, même si au final on a le sentiment de ne pas avoir été compris. Pour l’essentiel, les reproches que m’adresse Jean Molino portent sur un point : j’ai donné une lecture européenne de l’histoire universelle, qui me fait manquer le rôle des autres civilisations par le passé, et leur contribution à l’histoire en devenir. Sans entrer dans une polémique inutile, qu’il me soit donc permis d’apporter ici un éclaircissement sur le projet de mon livre.
Mon point de départ est extrêmement simple. Les pays « émergents », comme on les appelle dans les institutions internationales, sont engagés dans un processus de convergence économique vers les pays riches, à savoir les pays occidentaux et le Japon. Ce processus, que je crois indiscutable, a été interprété de diverses manières sur le plan politique mais, pour simplifier, le débat s’est polarisé autour de deux positions extrêmes. Celle de Fukuyama, pour lequel la chute du mur de Berlin a refermé l’illusion d’autres voies possibles que celle de la « démocratie de marché1 ». Et les thèses d’Huntington, selon lesquelles l’industrialisation de la Chine ou de l’Inde signe le retour de ces grandes civilisations dans la marche du monde2. Le risque à ses yeux devient alors que ne se réveille le conflit entre l’Occident et l’Orient, qui avait tourné à l’avantage de l’Occident aux xviie-xixe siècles, et qui pourrait tourner à l’avantage de l’Orient cette fois-ci.
Tout commence avec la démographie
J’explore dans le livre une autre grille de lecture. Le processus en cours, me semble-t-il, conduit bien, comme le souligne Fukuyama, les pays émergents à revisiter le schéma déjà emprunté en Europe : celui qui mène des sociétés rurales à s’industrialiser, s’urbaniser, se scolariser selon un enchaînement que Rostow avait caractérisé comme autant d’étapes de la croissance économique. La question de la démographie, sans doute la plus importante au regard de l’histoire humaine, montre le parallélisme entre ces processus. Les pays émergents, quelles que soient leur zone géographique et leur religion, sont engagés dans une transition qui fait passer le nombre d’enfants par femme de sept ou plus à des niveaux qui tendent en moyenne vers ceux des pays riches, en deçà du seuil de reproduction de 2, 1 enfants par femme.
Loin toutefois de mener à la conclusion selon laquelle cette convergence socio-économique des pays émergents vers les pays occidentaux mènerait à la paix universelle, le schéma que je propose est beaucoup plus prudent (inquiet) que la conclusion généralement tirée par les lecteurs de Fukuyama et me rapproche davantage des conclusions d’Huntington, mais pour des raisons presque opposées. Je rappelle en effet qu’une première « occidentalisation » s’est produite, en Europe, et qu’elle s’est terminée dans l’apocalypse des deux guerres de la première moitié du xxe siècle. Ce que Jean Molino ne semble pas percevoir, en effet, c’est que le regard que je porte sur l’Occident est tout sauf un panégyrique. Nul éloge béat du « modèle occidental » dans mon propos. Sans être un dossier à charge, l’histoire que je propose vise au contraire à souligner la part de malheur qui a accompagné la richesse occidentale, et la mesure dans laquelle les vices européens (notamment les rivalités et les guerres) ont joué un rôle causal dans la prospérité de l’Europe tout autant que dans la fin apocalyptique en 1945.
Il ne s’agit évidemment pas de dire que « le long chemin vers l’Occident » (sous-titre de l’Histoire de l’Allemagne de H. A. Winkler3) se répétera terme à terme en Chine ou en Inde. Mais il me paraît utile de souligner les parallélismes nombreux entre ces deux processus. La réaction anti-occidentale qu’a connue l’Europe au xixe siècle, sous la plume des Flaubert, Dostoïevski et beaucoup d’autres, en fait partie. Le point essentiel à mes yeux n’est pas que les pays émergents « imitent » l’Europe ou copient ses valeurs mais bien davantage qu’ils sont confrontés aux mêmes processus de transformation de leurs sociétés que les sociétés européennes en leur temps. L’histoire européenne mérite d’être examinée en détail, dans cette mesure où elle permet de déceler les causes et les conséquences possibles des risques qui s’associent à l’industrialisation d’une société donnée.
Ceci étant dit, quel est au bout du compte le schéma pertinent pour saisir la nature de la césure qui se produit au xviiie siècle, ce qu’on appelle la révolution industrielle ? Comment éclaire-t-elle l’ambiguïté disons morale de l’histoire qui s’ensuivra ? Reprenant ici les thèses qui me semblent consensuelles chez les économistes, je soulignerai quelques aspects fondamentaux. Avant la révolution industrielle, une loi universelle s’impose, à l’insu des peuples qui la subissent : la loi de Malthus. Que dit-elle ? Que toute tentative d’enrichissement est vaine, car elle déclenche immédiatement une croissance démographique qui tend à en annuler la portée. Selon la loi de Malthus, ce n’est pas le revenu par tête qui porte la trace de l’inventivité d’une civilisation, mais le nombre de têtes. C’est la densité de population qui est le marqueur de la prospérité. C’est d’ailleurs ce qui permet de conclure au premier coup d’œil que les civilisations asiatiques ont été beaucoup plus inventives que les autres, jusqu’au début du xviiie siècle.
Cette loi de Malthus a longtemps été un sujet de perplexité (elle le demeure manifestement pour Molino4). Elle a été récusée par les marxistes, qui n’aimaient pas expliquer la pauvreté par des lois « naturelles ». Par l’Église, qui n’acceptait pas la conclusion selon laquelle la limitation des naissances pourrait être un facteur d’enrichissement. La loi de Malthus donne une prime aux sociétés habitées par le vice, la mauvaise hygiène qui augmente la mortalité, ou les guerres et les invasions qui offrent des solutions à l’excédent démographique. Elle agace ses commentateurs car elle semble inscrire l’histoire humaine dans un déterminisme insupportable. Mais qu’on se rassure ici : une loi économique n’est pas comme une loi de la nature. Elle tend à devenir fausse à partir du moment où elle est intelligible. Ce qui est fascinant dans cette loi, autant que le résultat lui-même, est précisément l’idée qu’elle n’a peut-être jamais été véritablement comprise par les populations. Paul Yonnet, dans son livre le Recul de la mort5, fait cette observation remarquable : les ethnologues qui passent leur vie à décrire les interdits sexuels et les systèmes de parenté ne mentionnent jamais la question démographique… Il est possible d’y lire, non une ignorance crasse desdits ethnologues, mais au contraire l’aveuglement des sociétés elles-mêmes à ce phénomène.
Reste que le consensus actuel est largement en faveur de la thèse de Malthus. Gregory Clark donne une longue liste d’indications qui confirment cette hypothèse6. Les comparaisons que l’on peut faire entre le salaire des ouvriers de la grande industrie anglaise au début du xixe siècle et le revenu des sociétés aborigènes à la même époque le montrent. La taille des squelettes qui semble constante en moyenne tout au long des millénaires de l’histoire humaine témoigne aussi de la stagnation du revenu… Les données de Maddison fixent ainsi le revenu annuel moyen des masses au cours des millénaires au niveau des grands pauvres du monde moderne, soit environ 500 dollars par tête.
Pourquoi la révolution industrielle est-elle européenne?
Et puis vint la révolution industrielle. Pourquoi se produit-elle en Europe, et non en Chine ? Cette question qui n’aura jamais de réponses définitives oppose, pour simplifier, deux camps, celui de David Landes et celui de Kenneth Pomeranz (dont le livre la Grande divergence vient très opportunément d’être traduit7). L’explication canonique des économistes, sous la plume de Douglas North notamment, a longtemps été celle-ci : l’Europe a mis en place des institutions favorables à la croissance économique, notamment du fait de son régime de propriété privée, l’Asie pas. On retrouve ici une version hégélienne de l’histoire : liberté occidentale contre despotisme oriental. Or l’apport du livre de Pomeranz est de montrer de manière magistrale pourquoi cette explication est totalement erronée. Le régime de la propriété privée n’est nullement en retard en Chine sur celui qui prévaut en Europe. La propriété des terres, dans une très large proportion, est héréditaire. Le marché du travail, d’après les éléments proposés par Pomeranz, n’était pas moins libre dans la Chine du xvie siècle que dans l’Europe de la même époque. Au final, le rôle de l’État est moins intrusif en Chine qu’en Angleterre, le taux de fiscalité y étant beaucoup plus faible et le risque d’expropriation des marchands quasiment nul (l’État chinois étant beaucoup plus frugal que la plupart des États européens). Ce ne sont donc pas les institutions qui expliquent le décollage européen.
De fait, au xive siècle, la Chine est engagée dans une révolution industrielle dont les caractéristiques sont très proches de celles que connaîtra l’Angleterre au xviiie. Elle se brise toutefois du fait d’un événement exogène, l’invasion mongole, qui interrompt brutalement la séquence autoréalisatrice en cours. Plusieurs facteurs s’enchaînent ensuite, qui allaient empêcher la dynamique de reprendre. David Landes souligne l’immobilisme de la dynastie Ming, inquiète du monde, qui referme la Chine sur elle-même. Pomeranz souligne un autre facteur : la crise mongole va déplacer le centre de gravité de la Chine du Nord vers le Sud. Or les réserves de charbon sont au Nord. La rencontre entre cette source d’énergie, cruciale dans le cas anglais, et les élites chinoises ne se fera pas… Ces deux arguments me paraissent également convaincants et finalement complémentaires. Mais le plus novateur est indiscutablement l’argumentaire de Pomeranz, qui enlève le tapis sous les pieds des explications purement économiques de la supériorité anglaise.
Un élément spécifique, mais qui ne jouera un rôle décisif que dans la seconde moitié du xixe siècle, singularise pourtant l’Europe : la révolution scientifique du xviie siècle. Comme le souligne Joel Mokyr, la première révolution industrielle anglaise se serait vraisemblablement interrompue si elle n’avait pas trouvé un second souffle avec la seconde8. Les lois de la thermodynamique sont découvertes après l’invention de la machine à vapeur, mais sans la compréhension de celles-ci ainsi que celles de l’électricité ou des molécules, la révolution industrielle se serait éteinte. La loi de Malthus aidant, le niveau de vie n’aurait sans doute guère progressé au bout du compte. C’est d’ailleurs l’opinion de l’écrasante majorité des économistes de la première moitié du xixe siècle.
La drogue de la croissance
Passons maintenant aux mécanismes qui rendent compte du fonctionnement des économies qui entrent dans la spirale de la « croissance économique moderne » (selon l’expression de Kuznets). La propriété de la terre cesse d’être le facteur décisif. L’accumulation du capital et, plus encore, le rythme des innovations dictent désormais la marche du monde. Tout cela est bien connu et commenté par tous. Le point essentiel, qui fixe la symétrie entre les sociétés modernes et les sociétés gouvernées par la loi de Malthus, tient à ce que j’appelle la loi d’Easterlin9. Que dit-elle à son tour ? Que le bonheur n’est pas indexé sur la prospérité : le bonheur stagne dans les sociétés modernes. Comme disait Alfred Sauvy, l’homme moderne est un marcheur qui n’atteint jamais l’horizon. La France est trois fois plus riche que dans les années 1960, elle n’est certainement pas plus heureuse. Car une société n’est pas heureuse à proportion de sa richesse mais de son enrichissement. C’est le taux de croissance qui fixe le bonheur, pas le niveau qui est atteint.
Molino balaie de manière moqueuse cette découverte comme une évidence : l’homme a toujours besoin de plus et à l’image des héros de l’Iliade « il veut toujours être le meilleur… ». Mais on peut vouloir toujours davantage, et être néanmoins heureux d’avoir reçu beaucoup. On peut vouloir être le meilleur et être pourtant heureux de vivre en compagnie de gens qu’on admire. Il y a un gouffre entre une observation de grand-maman, « l’argent ne fait pas le bonheur », ou une plaisanterie à la Woody Allen, selon laquelle il y contribue pourtant « ne serait-ce que pour des raisons financières », et une découverte scientifique. Plusieurs milliers d’articles se déchirent sur la pertinence de cette idée. Est-ce que ce résultat est vrai, ou un effet de style ?
Je passe sur la rencontre entre les neurosciences, la psychologie et l’économie qui s’est produite dans les années 1990, et dont le grand homme est le psychologue de formation Daniel Kahneman, prix Nobel en 2002. Signalons toutefois l’enjeu de ces études. Si l’on pense que la consommation est une addiction, qui pousse à chercher des doses toujours croissantes à consommer, alors une asymétrie qui peut être terrible se met en place entre la croissance et la décroissance. Tout l’enjeu des politiques économiques doit être d’éviter un retournement de conjoncture. Si l’on pense que la recherche du statut, la comparaison à autrui, explique l’incapacité de chacun à être heureux, alors le remède est simple : c’est la justice sociale qui est la solution. Dans ce cas, en effet, la souffrance de celui qui consomme moins est moindre, voire nulle, si tout le monde voit son revenu baisser en même temps, alors que le drogué ne tire aucun réconfort que son camarade d’infortune subisse le même sort. Rentrer dans le détail de ces recherches, ouvertes, vivantes, controversées entraînerait trop loin. Disons ici que les sociétés diffèrent par les groupes de référence auxquels chacun se compare, ce qui rend plus difficile dans certains pays, comme la France, d’être heureux relativement à d’autres, comme les États-Unis10.
Cette loi d’Easterlin éclaire certains aspects fondamentaux des sociétés modernes. L’un d’entre eux est décrit par Albert Hirschman pour saisir comment cycles économiques et politiques sont liés entre eux11. Pour résumer l’argument, Hirschman explique que le type moral des individus varie avec le cycle économique. Dans les périodes de vaches grasses, l’individu peut se croire (momentanément) rassasié de richesses. La société dispose alors d’un surplus social qu’elle peut dépenser à d’autres fins que la satisfaction des besoins privés. Des actions collectives deviennent possibles, les guerres ou la sécurité sociale, selon les circonstances… À l’inverse, en période de disette, les gens se croient pauvres, et se replient sur eux-mêmes, la société se disloque. En bref, les sociétés industrielles sont capables d’actions collectives et de solidarité, mais seulement quand tout va bien… Et quel que soit le niveau de richesse atteint, une société industrielle reste fragile, vulnérable, socialement et politiquement, aux retournements de conjonctures et aux crises économiques.
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Reprenons le parallélisme avec la loi de Malthus. Hier on voulait plus d’enfants, sans saisir que c’était la cause du mal collectif. Aujourd’hui on veut toujours plus de richesses, sans comprendre pareillement que cette quête est socialement contre-productive. Cette question résonne bruyamment à l’heure de la mondialisation : tous les pays deviennent avides de croissance et se heurtent, ce faisant, à l’exiguïté de la planète. Le contrôle des naissances était la solution hier, quelle est la solution aujourd’hui ? La décroissance ? Oui, dans le cas où la croissance vise la recherche d’un statut social ; non, lorsque la consommation est une addiction… Le paradoxe d’Hirschman revient ici en force : l’homme moderne est capable d’actions collectives, mais quand tout va bien. Il redevient individualiste, incapable de s’élever au-dessus de ses problèmes individuels quand la crise frappe, quel que soit le niveau de richesse atteint. C’est dire que le sentier est étroit qui permettra de résoudre les problèmes planétaires qui s’annoncent, à l’heure où le cycle économique est devenu mondial, et où, pour le meilleur ou pour le pire, les passions humaines s’apprêtent à vibrer à l’unisson. L’Europe a mal fini sa propre « occidentalisation », essayons de bien comprendre pourquoi pour éviter que l’histoire mondiale ne la répète.
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Économiste, directeur du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap), auteur notamment de la Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie, Paris, Albin Michel, 2009.
- 1.
Francis Fukuyama, la Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
- 2.
Samuel Huntington, le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.
- 3.
Heinrich August Winkler, Histoire de l’Allemagne. xixe-xxe siècle. Le long chemin vers l’Occident (2000), Paris, Fayard, 2005.
- 4.
Ce n’est pas la dynamique de la population qui valide ou infirme la théorie de Malthus, c’est le résultat, la stagnation du revenu. Michael Kremer a proposé une théorie ingénieuse où la population tend à trouver des solutions à ses problèmes de subsistance, à proportion de son nombre même. Mais la loi de Malthus demeure vraie, dans son schéma : au final la population croît « très vite », le nombre appelle le nombre, mais au final le revenu stagne… Les données qu’il propose semblent conforter ce schéma pour expliquer le peuplement du monde. Michael Kremer, “Population Growth and Technological Change: One Million B.C. to 1990”, The Quarterly Journal of Economics, 1993.
- 5.
Paul Yonnet, le Recul de la mort, Paris, Gallimard, 2006.
- 6.
Gregory Clark, Farewell to Alms. A Brief Economic History of the World, Princeton University Press, 2007.
- 7.
Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000 (trad. fr., Paris, Albin Michel, 2010).
- 8.
Voir le livre éclairant de Joel Mokyr, The Gifts of Athena-Historical Origins of the Knowledge Economy, Princeton, Princeton University Press, 2002.
- 9.
Richard A. Easterlin, “Does Economic Growth Improve the Human Lot?”, dans Paul A. David et Melvin W. Reder (eds), Nations and Households in Economic Growth: Essays in Honor of Moses Abramovitz, New York, Academic Press Inc., 1974.
- 10.
Lire les articles de Claudia Senik et Andrew Clark dans D. Cohen et P. Askenazy (sous la dir. de), 16 nouvelles questions d’économie contemporaines, Paris, Albin Michel, 2010, ou Richard Layard, Happiness. Lessons from a New Science, Londres, Penguin, 2005.
- 11.
Albert Hirshman, Shifting lnvolvements, Private Interest and Public Action, Princeton University Press, 1982 (trad. fr., Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983).