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Introduction. Pistes pour une régulation mondiale à inventer

Introduction

La mondialisation peut se décliner d’au moins quatre manières différentes. Elle marque d’abord l’arrivée des grandes civilisations que sont l’Inde et la Chine dans le jeu du capitalisme mondial. Elle s’interprète ensuite comme l’avènement d’un monde aux dimensions rétrécies, où les nouvelles technologies de l’information et de la communication réduisent brutalement les distances. Elle signe également, du fait de ces deux aspects mais aussi de politiques commerciales nouvelles, une nouvelle division internationale du travail entre pays riches et pays pauvres, tout autant qu’entre pays riches eux-mêmes. Enfin, la mondialisation s’interprète aussi comme l’apparition d’un problème écologique véritablement planétaire, marquée, entre autres, par l’épuisement attendu des sources énergétiques sur lesquelles les économies industrielles ont fonctionné tout au long du xxe siècle.

La redistribution géographique des centres et des périphéries

Reprenons chacun de ces points. Le réveil de l’Inde et de la Chine tout d’abord. Il y a trente ans, en 1975, l’écrasante majorité des pays dits en voie de développement se tient encore à l’écart du marché mondial. Ni la Chine, ni l’Inde, ni l’ex-bloc soviétique ne participent à proprement parler à la logique des échanges internationaux. La mort de Mao et la chute du mur de Berlin marquent la fin d’une longue période d’autarcie économique et politique.

L’intuition de base de la thèse d’Huntington sur le clash des civilisations, qui est juste sur ce point, est que la dynamique des échanges va pousser à un rééquilibrage économique des grands blocs. L’Inde, la Chine sont déjà en train de prouver que la prospérité matérielle n’est pas l’apanage de l’Occident. Mais au-delà des questions économiques, la mondialisation marque un décalage entre le monde européen, qui a longtemps prétendu incarner le progrès de l’histoire et en assurer le sens, et le reste de la planète. Comme y insiste Olivier Mongin en conclusion de ce dossier, un paradoxe central n’est pas suffisamment pris en compte : loin de se tenir à la marge de la mondialisation, la France est désormais vue par les autres pays ou régions du monde comme un « élément » parmi d’autres de la mondialisation. En ce sens, il ne faut pas s’en tenir à l’idée de la globalisation des échanges économiques : les phénomènes en cours remettent en cause notre récit et notre vision de l’histoire mondiale (voir dans ce numéro l’article de Karoline Postel-Vinay). L’Europe est désormais « rétrécie » et le premier mouvement que nous devons opérer est de décentrer notre regard pour appréhender une évolution qui nous échappe tant qu’on s’en remet au prisme hexagonal pour l’observer. La mondialisation va de pair avec la désoccidentalisation des esprits, ce qui ne signifie pas une mise en cause des valeurs universelles liées à notre histoire, voilà peut-être l’essentiel.

La deuxième facette de la mondialisation porte sur ce qu’on a appelé la « mort des distances », provoquée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Le paradoxe que les théoriciens de la géographie économique ont analysé tient au fait que la baisse des coûts de transport et de communication ne crée nullement un espace lisse où la géographie devient inessentielle. Le commerce mondial aiguise tout au contraire des forces qui polarisent l’espace comme le montre Philippe Martin. Le modèle qui permet de saisir les forces créées par le commerce mondial s’apparente à celui des économies-monde de Fernand Braudel. Le centre est le pôle de la prospérité où règne davantage la polyvalence que la spécialisation. La périphérie est au contraire spécialisée dans une activité qui en fait le sous-traitant du centre en ce domaine spécifique.

La mise en concurrence des périphéries n’est pas propre au seul rapport Nord-Sud. Elle s’applique aussi, au sein même des pays riches, entre les agglomérations dominantes et les périphéries intérieures. Si l’on essayait de mesurer l’impact de la mondialisation pour la région Île-de-France, on y découvrirait l’effet positif attendu de la théorie des avantages comparatifs. Certains emplois seront certes détruits, mais qui permettront d’acheter moins chers les biens concernés et donneront aux autres firmes, exportatrices ou importatrices (notamment dans le commerce et la distribution) un avantage significatif. À s’en tenir au décompte des destructions d’emplois directement liées à la mondialisation, et même à s’en tenir aux seuls emplois industriels, a priori les plus menacés, les données présentées par Lionel Fontagné montrent qu’on doit conclure à une part comprise entre 10 et 15 %, ce qui veut dire que plus de 85 % des emplois détruits dans le secteur industriel sont l’effet de réorganisations internes, sans rapport direct avec la mondialisation.

Tout autres apparaissent les enjeux du commerce mondial dans des régions « spécialisées ». Pour elles, la perte d’emploi peut être irrémédiable. Les emplois perdus dans le textile nordiste réapparaîtront ailleurs en France. Grâce à la baisse des prix, la hausse du pouvoir d’achat des consommateurs sera un facteur de croissance. Mais rien ne garantit que ce gain se manifestera sur place. Le statut d’une région périphérique n’est jamais acquis.

Quelle action politique ?

Si, comme le croit la majorité des économistes, les destructions d’emplois dues au commerce mondial ne représentent qu’une part faible, largement minoritaire, des destructions d’emplois du capitalisme ordinaire, il serait erroné d’en conclure qu’il ne faut rien faire de spécifique en ce domaine. Car la logique politique n’est pas celle de la logique économique. On peut au contraire soutenir qu’il est d’autant plus aisé de donner une réponse efficace aux destructions d’emplois liées à la mondialisation que celles-ci ne sont pas nombreuses. L’aide aux personnes et aux régions est, à notre avis, le vecteur essentiel d’une politique économique d’accompagnement de la mondialisation.

À l’image de la politique menée aux États-Unis pour accompagner l’accord de libre-échange avec le Mexique et le Canada, des mesures spécifiques d’aides aux travailleurs ayant subi une perte d’emploi du fait de la mondialisation méritent d’être mises en place. Toute personne qui s’estimerait lésée pourrait ainsi faire l’objet d’un programme spécifique de reclassement, pourvu qu’une enquête de l’inspection du travail confirme la validité de la demande. Ce programme spécifique pourrait prévoir un accompagnement, par exemple de quatre ans, de la personne concernée. Un programme spécifique de formation, un dédommagement du salaire perdu, un suivi approfondi seraient à même de convaincre que les gouvernements s’intéressent aux perdants de la mondialisation. Le fonds européen d’ajustement à la mondialisation, faiblement doté, est une timide incursion dans ces politiques.

Un second vecteur d’une politique d’accompagnement de la mondialisation est à destination des collectivités locales. Une région « périphérique » qui est frappée par le déclin d’un secteur industriel peut être entraînée dans une spirale descendante qui rend irréversible le processus de sa régression économique. Privée des ressources fiscales que lui donne une activité économique effervescente, une région menacée perd les moyens de créer un cadre attractif, en termes d’infrastructure, de formation, de vie collective au sens large (qui inclut une vie culturelle attrayante). Nous proposons ainsi, sur le même modèle qui sert à identifier les personnes en difficulté, de faire bénéficier pour une période de quatre ans, les régions soumises aux pertes d’emploi de la mondialisation, d’un dédommagement de la taxe professionnelle correspondante à ces activités.

La présence des pays pauvres dans le commerce mondial devient patente. Comme l’indique Lionel Fontagné : le tournant des années 2000 est à cet égard une période charnière, c’est le moment où l’accroissement du commerce mondial doit davantage aux échanges entre les pays émergents et les pays riches qu’entre les seuls pays riches. La logique des échanges internationaux change de nature par rapport à l’époque où le commerce se faisait principalement entre pays riches. Le commerce entre pays riches était en effet principalement « horizontal » : il joue sur l’offre de variétés (les voitures allemandes ou italiennes ajoutent de la diversité au marché français). Il joue aussi sur la concurrence entre des géants qui rivalisent pour des parts de marchés (Airbus versus Boeing). Pour simplifier, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit du même type de produits qu’on vend et qu’on achète.

Le commerce entre pays émergents et riches est au contraire « vertical ». Les pays riches occupent les segments à haute valeur ajoutée (la conception, le design, les technologies) et tendent à externaliser la fabrication stricto sensu. En raisonnant en termes de division du travail, on pourrait dire : les pays riches accaparent la production de l’immatériel et délaissent la production matérielle aux pays émergents.

Sous cet angle, la mondialisation n’est que l’un des visages du capitalisme contemporain, dont elle n’est en réalité qu’une part mineure. Plutôt que de parler de « désindustrialisation », mieux vaut parler de nouveau paradigme productif, dans lequel la question industrielle au sens étroit (la fabrication d’objets par des hommes) est englobée dans une chaîne de valeurs plus complexe. L’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication a contribué à faire naître un nouveau type de capitalisme, « flexible », « réactif », très différent du modèle en place dans les sociétés industrielles du siècle passé.

Les délocalisations ne sont à cet égard que la part visible d’un processus beaucoup plus ample, dont l’essentiel se joue au sein même des pays industrialisés. Le recours à des sous-traitants vaut aussi bien pour le personnel d’entretien ou les cantines que pour les composants automobiles ou le textile.

L’Europe et les États-Unis n’entrent pas dans la mondialisation de la même manière. Les firmes européennes sont spécialisées dans des produits « haut de gamme ». Aux États-Unis, les firmes sont spécialisées dans les produits à haute technologie. Les produits de haut de gamme, ce sont les sacs Vuitton et les Mercedes, des produits qui exigent du « savoir-faire », accumulé par une longue pratique industrielle. De leur côté, les produits exportés par les États-Unis sont à fort contenu technologique. Les firmes américaines sont ainsi davantage à l’aise avec la mondialisation que ne le sont les firmes européennes. Le handicap paradoxal des firmes européennes est peut-être de ne pas tirer tout le parti des délocalisations pour créer de la valeur et des emplois.

L’Europe se retrouve dans une situation inconfortable : elle dispose certes de technologies qui intéressent les Chinois, mais elle ne dispose pas, comme les États-Unis, d’un avantage comparatif dans le processus de création de ces technologies et surtout dans leur renouvellement rapide. Elle n’a pas encore trouvé un modèle d’organisation scientifique du savoir qui la rende compétitive. Tant que l’Europe ne se sera pas donné les moyens de participer à armes égales à la production du savoir mondial, elle sera menacée.

Car la Chine, à l’image des autres pays asiatiques, n’entend pas rester longtemps cantonnée dans l’exportation de produits bon marché. De manière lucide et déterminée, son objectif est clairement de se donner les moyens de s’approprier les technologies, essentiellement américaines. Elle envoie ses étudiants fréquenter les meilleures universités. Le classement des universités publié par l’université de Shanghai fait désormais référence. Hormis Cambridge et Oxford qui sont placées dans le groupe des dix meilleures, c’est peu dire que l’Europe offre un visage peu attractif.

Les tensions à venir

Mais la mondialisation marque une autre rupture : l’émergence de phénomènes écologiques et énergétiques inédits. En 2050, en extrapolant les tendances actuelles, le monde comptera au moins quatre masses d’importances économiques égales : les États-Unis, l’Europe, la Chine, l’Inde à proximité desquels le Brésil, l’Indonésie, l’Afrique du Sud chercheront également à jouer leur partie.

Aujourd’hui, le monde compte 6 milliards d’habitants. Un milliard est riche, deux milliards aspirent à l’être et le « reste », l’autre moitié du monde, est très pauvre ou misérable, vivant avec moins de 2 euros par jour, voire pour le milliard de plus pauvres avec moins de 1 euro par jour (après correction pour les pouvoirs d’achat, ce qui rend le tableau de la pauvreté plus sombre encore).

En 2050, le monde atteindra (un plateau sans doute de) 9 milliards de personnes. 80 % de l’augmentation de la population viendra des régions les plus pauvres. En sorte que le paysage du monde pourrait être le suivant. Sur les 9 milliards d’humains, 3 milliards seront riches, 2 milliards aspireront à l’être, 4 milliards seront pauvres ou misérables. En d’autres termes, le nombre de riches aura triplé, ce qui créera des problèmes écologiques et énergétiques considérables mais ne réduira pas la masse de la population pauvre ou misérable : elle ne la réduira que relativement à la population planétaire, ce qui ne sera pas d’un grand réconfort pour les régions concernées.

Le scénario qui s’esquisse est donc un scénario où vont être exacerbés les problèmes dus à la richesse et à la pauvreté. Le premier effet de la croissance nouvelle sera de bouleverser les données énergétiques et écologiques de la planète. La hausse brutale du prix du pétrole est le témoignage le plus direct qu’on ne fait pas entrer plusieurs centaines de millions de consommateurs sans tirer sur les ressources non renouvelables. Comme le montre Joël Maurice, à l’horizon de 2030, pourtant, le problème est moins celui de la rareté des ressources énergétiques que celui des investissements massifs qu’il faudra faire. L’énergie ne sera pas en manque : elle coûtera plus cher à extraire, à produire. Mais les effets positifs du commerce mondial resteront longtemps suspendus à la manière dont le monde saura faire face à la gestion des ressources rares.

Le second effet sera d’accroître la misère et d’accroître les tragédies auxquelles il faudra faire face dans les régions les plus pauvres d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Asie, sans oublier évidemment les points chauds du globe, au Moyen-Orient ou au Pakistan.

Quelles institutions pour une régulation mondiale ?

Durant la courte période qui nous sépare de l’émergence de ce monde multipolaire potentiellement instable, il est plus que jamais urgent de fonder un ordre multilatéral qui pacifie les relations internationales, en les soustrayant au seul jeu des rapports de force entre les blocs. Mais la première urgence est peut-être de réconcilier, au sein même des pays riches, les populations avec l’idée de mondialisation.

Comment penser le nouvel ordre multilatéral dont la mondialisation fait si clairement surgir le besoin ? L’idée selon laquelle il faudrait appliquer au niveau mondial la logique des démocraties représentatives éprouvée au niveau national est généreuse mais sans grande portée. Soit, en effet, on fait des États les « citoyens » du monde, mais en ce cas l’asymétrie de taille ou de puissance des États rend totalement illusoire le parallélisme avec la citoyenneté politique. Soit on vise à rendre citoyens du monde les habitants de la planète et, en ce cas, on nie le fait massif de l’existence des États auxquels tout prouve que les citoyens du monde restent attachés.

L’hésitation entre ces deux niveaux de citoyenneté ne surprendra pas un Européen, puisque toute la construction de l’Union européenne est traversée par cette tension entre ces deux niveaux. La solution institutionnelle trouvée en Europe, à savoir la Commission, permet de créer un troisième terme, garant d’un bien public auquel il revient d’énoncer les contours, à charge pour les États, et le cas échéant le Parlement européen lui-même, d’en valider la formulation.

Dans le domaine international, il semble difficile d’échapper à ce parallélisme, qui fait jouer au système des agences internationales (Oms, Bit, Fmi, Omc…) le rôle tenu en Europe pour la Commission. Ce système d’agence est pourtant clairement insuffisant. D’abord, il manque cruellement une agence responsable des problèmes d’environnement, capable d’énoncer et de faire appliquer les normes internationales.

Ensuite, ce système souffre du fait que la hiérarchie des normes qui sont produites par ces différentes agences n’est pas clairement posée, si bien que les normes actuelles fonctionnent de facto à rebours de ce qui serait souhaitable. Les attendus de l’instance chargée du règlement des litiges (Ord), au sein de l’Organisation mondiale du commerce, sont fixés par les traités commerciaux, mais ne se confrontent pas directement aux attendus des normes prises par l’Organisation mondiale de la santé par exemple, ou ne mettent pas en jeu les normes énoncées par le Bureau international du travail. L’idée de créer un conseil de sécurité économique, proposée par Jacques Delors et reprise par Kemal Dervis par exemple, naît de ce besoin de disposer d’un conseil capable d’arbitrer ces conflits éventuels ou, à tout le moins, de disposer d’un pouvoir d’initiative permettant de proposer des révisions des traités régissant chacune de ces agences lorsque des conflits surgissent.

A minima, ce conseil de sécurité économique pourrait être responsable de la nomination des directeurs de ces différentes agences. Cela coûterait néanmoins des tractations douteuses concernant la nomination de ces personnalités à l’influence considérable, nominations qui relèvent trop souvent des considérations politiques internes davantage que du souci du bien public mondial.

Comment concevoir la formation de ce conseil de sécurité économique ? On peut envisager une représentation distincte du Conseil de sécurité tout court, plus soucieux de la représentation des pays pauvres ou émergents. Le plus simple toutefois est de le concevoir comme un décalque du Conseil de sécurité, ce qui suppose évidemment que les réformes annoncées à son propos aboutissent. Le mérite de ce parallélisme est d’unifier les structures de décisions de l’Onu autour d’une même colonne vertébrale et, ce faisant, d’accroître ainsi la légitimité de ses décisions.

Une véritable course de vitesse est engagée au niveau planétaire. Soit un système multilatéral « juste » parvient à s’imposer et devient suffisamment légitime pour pacifier, par une jurisprudence adoptée, les relations entre blocs. Soit il reste fragile et contestable et la montée des tensions prévisibles, pour imposer des normes environnementales ou s’approprier des ressources rares, rendra inéluctable la montée des tensions que le monde multipolaire rendra de plus en plus difficile à résoudre. Les Européens, qui savent d’expérience où peut conduire un concert entre nations sans chef d’orchestre, ont à cet égard un message à porter au monde.

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    Les textes réunis dans ce dossier ont été présentés dans le cadre d’un séminaire organisé par Daniel Cohen pour l’association « À gauche en Europe ».

COHEN Daniel

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