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Le débat sur les choix politiques est esquissé (entretien)

La campagne présidentielle française n’a vraiment traité de la mondialisation qu’à travers trois sujets : le rôle des Pme, la sécurisation des parcours professionnels, la relance d’une politique de la recherche et de l’enseignement supérieur. Pourquoi ces sujets sont-ils stratégiques ? Comment peuvent-ils se relier à une conception plus systématique des choix appelés par la mondialisation ?

Esprit – Comment la campagne électorale présidentielle qui vient de se dérouler a-t-elle traité le sujet de la mondialisation économique ? A-t-elle marqué une inflexion dans la manière d’aborder le sujet en France ? Les programmes des candidats ont-ils fait preuve d’une capacité à prendre en compte le sujet pour formuler des propositions adaptées aux atouts français dans la mondialisation ?

Daniel Cohen – Dans l’ensemble, le thème de la mondialisation a été ignoré. La nostalgie des protections anciennes fut la seule manière de traiter le sujet : il s’agit toujours, à gauche comme à droite, de vouloir se protéger de la mondialisation et de regretter que l’Europe ne soit pas le rempart qu’il faudrait dresser contre son influence.

Commençons par là : pourquoi ne peut-on plus parler aujourd’hui du protectionnisme dans les termes où l’on en parlait dans les années 1960 ou 1970 ? Pour deux raisons. Tout d’abord, le protectionnisme consistait dans des mesures sectorielles : on protégeait l’automobile, l’aéronautique, les semi-conducteurs, etc. Notre situation est désormais différente parce que la mondialisation ne porte plus principalement sur le commerce de biens vendus clés en main, fabriqués dans un secteur ou un autre. Elle se joue au sein de chaque secteur, et plus finement encore, au sein de chaque bien. La mondialisation participe à une désintégration scientifique de la chaîne de fabrication des biens, si bien qu’on ne peut plus dire où passe la frontière de ce qu’il faudrait protéger. Prenons l’exemple emblématique du textile : il ne reste chez nous que la partie de la chaîne de valeur qui concerne le design, la commercialisation, la valorisation des grandes marques… Tout le reste est externalisé. Une mesure protectionniste concernant le textile en général n’aurait donc pas de signification.

On peut ensuite concevoir le protectionnisme sur une base géographique. Quelle est la difficulté ici ? Si l’on veut penser une protection à l’échelle européenne, par exemple, étant donné la pression internationale à la délocalisation des tâches à faible valeur ajoutée, cela voudrait dire, pour simplifier, déshabiller le Maroc et la Tunisie au profit de la Roumanie et de la Bulgarie, et certainement pas rapatrier en France ce qui est déjà délocalisé. Cela consisterait à durcir les frontières externes de l’Europe, avec les tensions géopolitiques que cela suppose, alors que les pays nouveaux entrants dans l’Union ont assez d’atouts à faire valoir et bénéficieront de l’entraînement européen sans que cela nous impose de rompre avec les pays méditerranéens.

La protection à l’âge de la sous-traitance

La campagne présidentielle a toutefois été l’occasion d’aborder deux sujets importants, qui sont intimement liés au débat sur la mondialisation. Tout d’abord la place des petites et moyennes entreprises (Pme), à travers l’opposition qui est apparue entre Pme et entreprises du Cac 40 ; d’autre part le débat sur la recherche et l’enseignement supérieur et le type de croissance qu’ils peuvent favoriser.

Le sujet des Pme est crucial. Dans l’économie actuelle, en effet, les grands groupes sont mondialisés : 65 % des profits des entreprises du Cac 40 sont faits à l’étranger. La hausse de leur profit n’a aucune contrepartie au niveau agrégé français. Au contraire, le taux de profit des entreprises en France décline depuis 2004. Tel est bien le paysage du capitalisme actuel : d’un côté quelques grands groupes d’échelle mondiale affichent des profits record, réalisés en dehors du périmètre français, et de l’autre un système de sous-traitance dont les Pme sont l’image.

On ne peut dès lors plus penser le modèle de « l’économie sociale de marché » comme avant. La promesse d’une carrière, de droits à la formation, le système de promotion et de protection… qui pouvaient être revendiqués au sein de la grande entreprise fordiste ne peuvent plus l’être, en tout cas pas de la même manière, dans le système fractionné du capitalisme actuel.

Comme le disent Stéphane Beaud et Michel Pialoux, il existait des « carrières ouvrières » dans la grande entreprise, elles ont disparu dans le système de sous-traitance. Or, depuis vingt ans, ce sont les Pme qui créent de l’emploi, tandis que les grands groupes détruisent de l’emploi. Éric Maurin a aussi montré que les ouvriers travaillent aujourd’hui majoritairement dans des environnements de type artisanal et non plus industriel.

Quel est le modèle social adapté à ce monde ? Si l’on fait si souvent référence au Danemark, c’est justement parce que c’est un pays de Pme. La flexisécurité s’est imposée là-bas parce que les Pme ne sont pas capables de donner des droits sociaux : on s’en remet donc à l ‘État pour accompagner les parcours. La mutation fondamentale qui s’y est jouée est de protéger non plus l’emploi ou l’entreprise ou le secteur, mais les personnes.

Or, en France on garde l’idée que c’est aux entreprises d’assurer la sécurité de leurs employés, alors que celles-ci ont tendance à externaliser le social, comme le reste. Le problème est alors que les mesures qui visent par exemple à dissuader le licenciement aboutissent le plus souvent à l’inverse du résultat escompté en décourageant l’embauche, puisque les entreprises anticipant les difficultés ultérieures tendent à réduire la main-d’œuvre et à externaliser la question.

Cela ne veut pas dire qu’il faille exonérer les entreprises de leur responsabilité. Les indemnités de licenciement, par exemple, restent un instrument utile, qui les oblige à responsabiliser leur comportement. Mais les mesures qui imposent aux entreprises de prendre en charge ce qu’elles ne veulent plus faire aggravent finalement le mal, et conduisent à une précarité accrue.

Flexibilité et protection : un équilibre culturel?

Ici encore, toutefois, la campagne a fait apparaître un déplacement des lignes. On a retrouvé dans les programmes des deux principaux candidats l’idée d’une « sécurité sociale professionnelle », sans qu’on arrive toutefois à comprendre vraiment s’ils parlaient de la même chose ni en quoi consistait le détail de la formule. Pourtant, c’est bien dans la mise en œuvre de cette rénovation, qui ne se réduit pas à une seule mesure technique, que réside l’enjeu central de la question sociale aujourd’hui. Ségolène Royal proposait un guichet unique ; Nicolas Sarkozy a parlé de fusionner l’Unedic et l’Anpe : tout dépend de l’allure que cela prendra dans les faits. L’idée générale en tout cas est un service public qui accompagne les personnes.

Au-delà des principes généraux, reste à s’entendre sur les modalités précises. Le fait d’imposer au chômeur, par exemple, d’accepter un emploi fonctionne bien dans un pays comme le Danemark où le sens civique est fort, mais n’y a-t-il pas là un facteur historique et culturel qui nous fait défaut en France ? Le système d’indemnisation qui a été mis en place pour les intermittents du spectacle, par exemple, était proche de ce que les Danois ont fait à l’échelle de leur pays – flexibilité de l’emploi contre protection du salaire. Mais chez nous le système a été immédiatement manipulé par tout le monde, artistes, sociétés de production, collectivités locales : c’est devenu un système à guichet ouvert, sans contrôle et, dans la complicité générale, on l’a mis en faillite en quelques années.

Dans une note du Cepremap sur la Société de défiance qui paraît en juin1, Yann Algan et Pierre Cahuc s’appuient par exemple sur des enquêtes de valeurs menées à l’échelle internationale (world value survey) pour montrer que si les Suédois ou les Danois sont épouvantés à l’idée de détourner des fonds publics, les Français, très en dessous de la moyenne européenne, ne jugent pas cela si grave. Preuve qu’il s’agit là d’un trait culturel et non pas institutionnel : on peut suivre des cohortes de Français émigrés aux États-Unis et constater que ce sentiment perdure, même s’il s’estompe progressivement, au-delà de la première génération, dans les deuxième et troisième générations d’émigrants. Il y aurait donc une part de capital social, qu’on emporte avec soi en émigrant et qu’on transmet à ses enfants, qui marque la manière plus ou moins coopérative avec laquelle on se livre au jeu social.

Mais culturel ne veut pas dire immuable puisque, d’une part, la réponse s’estompe progressivement et que, d’autre part, la comparaison dans le temps montre qu’à la même question les Français du début du xxe siècle ne répondaient pas comme ceux d’aujourd’hui et faisaient même preuve d’un civisme supérieur à la moyenne américaine.

Comment répondre à la pathologie que représente aujourd’hui le manque de confiance dans les institutions publiques ? L’idée qu’un système plus coercitif puisse être suffisant est naïve. Seule une expérimentation fine permettra de trouver l’équilibre souhaitable.

Une pathologie analogue bloque l’évolution des universités vers une plus grande autonomie. Les deux principaux candidats ont plaidé pour cette autonomie, ce qui me semble, en tant qu’universitaire, un préalable absolument indispensable, même s’il faut encadrer, contrôler et évaluer ce processus. Le fait que les universités puissent définir par elles-mêmes les programmes, les diplômes, les politiques salariales… constituerait une vraie révolution. Mais le diable est ici encore dans les détails. Si les universités doivent entrer dans une culture nouvelle, celle du contrat et de l’évaluation, comment y parvient-on concrètement, sur quelles forces s’appuyer : les étudiants, les chercheurs, les présidents d’université… ? On en a peu parlé.

Les peurs et les atouts français

Mais comment expliquer que ces thèmes se soient imposés à ce point dans le débat alors que le bilan qu’on pouvait tirer de l’échec du référendum européen était une forme d’allergie française à tous ces thèmes de la réforme et de l’adaptation aux contraintes de la mondialisation. Quelle est la logique de cette séquence électorale ?

Au moment du référendum, les Français se sont rendu compte qu’ils n’étaient toujours pas prêts, collectivement, à la mondialisation. On ne peut pas annoncer aux ouvriers que la mondialisation est une bonne chose pour eux, si un nouveau mode de protection sociale n’est pas au rendez-vous. De même pour l’université : nous n’avons pas les moyens, dans l’état actuel de l’université française, de nous inscrire dans la compétition mondiale.

Mais ce programme qui est esquissé vise-t-il l’« adaptation », au sens minimal d’accompagnement de dynamiques économiques, ou s’agit-il d’un projet réformateur, c’est-à-dire capable de poser la question sociale à l’heure de la société postindustrielle ?

La gauche française a toujours pensé qu’on pouvait peser sur le social à partir de l’économie et qu’en amont l’État pouvait peser sur l’économie de façon à atteindre la société. Les nationalisations en 1981 sont l’aboutissement de cette logique : si je tiens l’économie, je tiens la société. Or, nous nous trouvons aujourd’hui face à une double impossibilité. D’une part, on ne peut plus « tenir » l’économie, qui se dérobe, du fait de la mondialisation. D’où la nostalgie pour le protectionnisme, les champions nationaux, le « patriotisme économique » qui imprègne tout aussi bien la droite française. D’autre part, l’économie n’est plus en prise sur le social puisque les mécanismes de l’intégration sociale ne passent plus par elle. C’est pourquoi la politique sociale doit être plus directe, comme on l’a vu plus haut, elle doit s’intéresser aux personnes et aux territoires, aider l’émergence de corps intermédiaires, comme les universités, être capable de créer des droits de tirage sociaux, comme les droits à la formation continue, toutes choses qui supposent qu’on sache développer une culture d’évaluation qui permette d’énoncer des critères pour savoir ce qui va ou ne va pas dans l’exercice du service public. Pour le moment, le discours du nouveau président est strictement comptable : il parle d’améliorer la compétitivité, limiter le nombre de fonctionnaires et négocier avec eux cette transaction en promettant une rémunération au mérite. Mais l’enjeu n’est pas là : il s’agit de nouer un nouveau contrat entre la société et les producteurs de biens publics, qu’ils soient d’ailleurs fonctionnarisés ou pas. C’est pourquoi il devrait aussi préoccuper la gauche.

On parle beaucoup des difficultés françaises à s’adapter aux contraintes de la mondialisation. Mais la France possède aussi de nombreux atouts. Comment peut-elle jouer sa carte en tirant parti de ses avantages comparatifs ?

La France garde un grand nombre d’avantages comparatifs qui viennent du fait que, comme l’Allemagne, elle s’est trouvée en position de pointe au moment de la seconde révolution industrielle : automobile, aéronautique, énergie, industries chimiques… Ce n’était pas le cas de la Grande-Bretagne, ce qui explique pourquoi celle-ci s’est jetée plus vite dans l’économie tertiaire. Mais cette force française présente aussi son revers : elle est victime de ses avantages comparatifs. Par exemple, la moitié de la recherche et développement française est faite par les treize plus grands groupes nationaux. Ils investissent dans les secteurs dans lesquels ils sont déjà positionnés, et délaissent les secteurs d’avenir. On n’a pas de Pme innovantes, ces petites entreprises qui deviennent, comme Yahoo ou Google, des grands groupes mondiaux. L’économie française a beaucoup de mal à s’inscrire dans un capitalisme innovant. On retrouve là exactement le sujet de nos Pme et de l’université, et d’une conception du capitalisme qui ne soit pas dépendante de nos seuls grands champions. L’agence de l’innovation industrielle, par exemple, privilégie les grands groupes, au risque de persévérer dans les seules positions acquises, même si elle vise le résultat inverse.

L’attractivité du territoire ne fait-elle pas aussi partie de nos avantages comparatifs, de même que la qualité des infrastructures, des services publics ?

L’éternel avantage de la France est qu’elle se situe entre la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne… La France est un carrefour de cultures, un lieu d’échanges. Les équipementiers automobiles sont en Lorraine parce que c’est central dans la géographie européenne. Au-delà, il y a sans doute une qualité de vie, mais ce n’est pas toujours facile à évaluer. La qualité des services publics devrait effectivement nous inciter à reprendre autrement la question des impôts : il ne s’agit pas de savoir quel est le montant des impôts acceptable, il est de savoir si les biens publics qu’ils financent correspondent aux attentes de la société.

  • *.

    Économiste, directeur du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap), auteur notamment de Trois leçons sur la société postindustrielle, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2006.

  • 1.

    Sur www.cepremap.ens.fr

COHEN Daniel

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