Les avancées du dialogue social
La nouvelle majorité souhaite donner tout son poids au dialogue social, sur fond de querelles économiques autour de la baisse du coût du travail en France. Mais qu’en pensent les acteurs sociaux eux-mêmes ? Après les réformes des années Sarkozy, dans quel état d’esprit abordent-ils la phase de négociation qui vient de s’ouvrir ?
L’un des signes distinctifs de la nouvelle majorité est la volonté affichée de « restaurer le dialogue social ». La couleur sociale du gouvernement Ayrault via le poids symbolique des ministères concernés, la place explicite du dialogue social dans le portefeuille de Michel Sapin ne sont pas seulement les caractéristiques traditionnelles d’un gouvernement de gauche. Elles visent à traduire dans le quotidien de l’exécutif la campagne de rassembleur du candidat Hollande et à se démarquer de l’échec du sarkozysme identifié (en partie à tort) comme un monologue social. Elles visent surtout à s’assurer d’une bienveillance de principe des organisations syndicales dans la perspective d’une gestion qui sera rigoureuse par nécessité.
Voici donc venu le temps de ce que Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force ouvrière, qualifie de « dialogue social normal », dont la conférence sociale des 9 et 10 juillet 2012 et l’agenda de la fonction publique présenté par la ministre Marilyse Lebranchu le 4 septembre ont donné le cadre. Si l’intention apparaît louable, elle s’inscrit (s’agissant du dialogue social public en particulier) dans un contexte de crise majeure.
Le choix de la négociation sociale
La crise économique et budgétaire
Premier élément, massif, de contexte : celui d’une crise économique et budgétaire historique. La gauche reprend le pouvoir en héritant d’une dette publique de 1 700 milliards d’euros (82, 3% du Pib) et d’une notation financière dégradée, avec une perspective de croissance économique de 0, 7% en 2012. Il est à craindre que le volontarisme industriel et les mesures symboliques sur les dépenses de prestige, la fiscalité des hauts revenus ou les salaires des ministres et patrons d’entreprises publiques, si nécessaires soi-entelles, ne suffisent pas à donner de réelles marges de manœuvre financières au gouvernement. S’il veut dialoguer, il lui faudra donc être créatif sur les termes de l’échange, ce qu’on a coutume d’appeler depuis André Bergeron (secrétaire général de FO dans les années 1960-1970) le « grain à moudre ». Le tout dans une urgence de rééquilibrage des comptes publics dont la majorité des citoyens a conscience aujourd’hui. Cette crise s’accompagne aussi d’une crise de confiance et d’identité qu’il ne faut pas négliger et qui ne disparaîtra pas avec l’équipe précédente.
En effet, le rétablissement du dialogue social ne peut pas se faire en soldant à trop bon compte le bilan du quinquennat précédent. Le boycott des derniers conseils supérieurs de la fonction publique par la majorité des organisations syndicales, les attaques de fin de campagne électorale contre les corps intermédiaires et la « fête du vrai travail » ont été l’épilogue d’une rupture qui n’était pas programmée, et les débuts du quinquennat eurent même, par moments, le goût de la lune de miel. A posteriori, la tentation est grande de lire 2007-2012 à l’aune du divorce final.
La crise de confiance
Dans la fonction publique, le désaveu du sarkozysme a eu pour pivot la Révision générale des politiques publiques (Rgpp), dont les représentants des principales confédérations critiquent très majoritairement la méthode. « Cinq ans de perdus pour le dialogue social » (Éric Lafont, Cgt), « fracture entre l’avant et l’après 2007 » (Christian Grolier, FO) : telle semble être l’appréciation majoritaire du bilan social public des années Sarkozy, alors même que les intentions initiales du gouvernement étaient des plus volontaristes sur ce thème et que le climat défavorable au dialogue social préexistait largement au quinquennat1.
En réalité, ce qui apparaît a posteriori comme un paradoxe, le bilan du quinquennat sur ce thème est loin d’être nul, et notamment s’agissant du dialogue social dans la fonction publique. Peu avant l’élection de Nicolas Sarkozy, la radicalité du conflit relatif au projet de contrat première embauche avait en effet conduit les parties prenantes à faire de la rénovation du dialogue social une priorité (déjà), qui avait abouti à d’incontestables avancées au début du quinquennat. Il n’est sans doute pas inutile d’y revenir.
Les accords de Bercy, signés en juin 2008 par six organisations syndicales sur huit (toutes ont participé aux travaux préparatoires et en ont apprécié la méthode2) ont été traduits par la loi du 5 juillet 2010 « de rénovation du dialogue social dans la fonction publique ». Ils en rénovent en effet le cadre, notamment sur les points suivants : l’ouverture du champ de la négociation à de nouveaux sujets (conditions et organisation du travail, déroulement des carrières, formation, égalité homme-femme, etc.), la mesure de la représentativité des organisations syndicales (fin de la présomption « irréfragable » de représentativité des cinq confédérations historiques) et la consécration du principe de l’accord majoritaire en voix.
Ils consacrent également le principe de subsidiarité dans le dialogue social en faisant du comité technique local (au sein d’un service, d’un établissement, d’une agence…) le lieu privilégié de la négociation, ce qui constitue un important changement de paradigme dans une fonction publique habituée aux discussions de sommet de pyramides. Ces comités techniques, qui succèdent aux comités techniques paritaires (souvent considérés comme le lieu de la « théâtralisation » du dialogue social), ont été récemment installés. Ils feront ou non la preuve que la culture hiérarchique de l’administration française peut s’accommoder de logiques nouvelles de négociation et d’ajustement mutuel, qui supposent une délégation nouvelle (et qui ne va pas de soi) des marges de manœuvre vers l’encadrement intermédiaire. « Pour négocier, il faut pouvoir s’engager ; et il faut que les résultats d’un accord entraînent leur mise en œuvre effective » (Laurence Laigo, Cfdt). Ils devront aussi, bien que n’étant plus paritaires, être un lieu pleinement considéré par l’administration, qui peut être tentée de n’y envoyer des représentants qu’en fonction de l’ordre du jour, au risque de cloisonner les sujets. « C’est aussi la présence de l’administration qui enverra le signal selon lequel le comité technique a de l’importance à ses yeux » (Anne Feray, Fsu).
Les accords de Bercy ont été suivis par la signature d’un accord sur la santé et la sécurité au travail en novembre 2009, concernant l’ensemble des fonctions publiques et à ce titre signé par les employeurs publics (État bien sûr, mais aussi associations de collectivités et Fédération hospitalière de France). Il est à noter que l’initiative de cet accord venait des organisations syndicales, présentant un front uni sur cette question, et que les groupes de travail qui l’avaient préparé avaient été mis en place avant la Rgpp.
Moins suivie d’effets, mais importante néanmoins par les objectifs qu’elle affichait et l’association large des fonctionnaires à ses travaux (20 000 contributions sur le site www.ensemblefonctionpublique.org), la réflexion animée par Jean-Ludovic Silicani sur le devenir de la fonction publique a abouti à un livre blanc qui fait notamment le point sur un sujet central : l’évolution des valeurs de la fonction publique, sur laquelle nous reviendrons.
La crise d’identité
Bilan non négligeable, donc. Cependant les modalités de définition et de mise en œuvre de la Révision générale des politiques publiques ont frappé les esprits. Plus encore que le non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux, ce sont la méthode de définition et les modalités de mise en œuvre qui reçoivent les critiques les plus fortes, notamment parce qu’elles apparaissent en contradiction avec les avancées décrites plus haut.
Le recours à des consultants est souvent vécu négativement, dans la mesure où le modus operandi de l’audit ne semble guidé que par la contrainte budgétaire, ce qui apparaît contradictoire avec la notion de service public. Cet argument dévoile aussi un besoin de reconnaissance symbolique.
Nous ne voulons plus de l’idée que les agents publics sont d’abord un poste de coût, et que leur traitement est un gaspillage.
Surtout l’urgence affichée dans la mise en œuvre de la réforme paraît peu compatible avec un véritable dialogue. Au total, le processus est vécu comme traumatisant par les organisations syndicales, souvent marquées par les revirements fréquents sur des décisions de mise en œuvre et une forme d’emballement créant une insécurité institutionnelle au jour le jour.
Peu connue du grand public, la déclinaison de la Rgpp dans les administrations déconcentrées de l’État (la réforme de l’administration territoriale ou « Réate ») créant les directions départementales interministérielles cristallise les mécontentements. Elle est largement perçue par les organisations syndicales et par les cadres concernés comme un projet plaqué sans prendre en compte la dimension humaine du changement ni les identités professionnelles, qui se révèlent particulièrement malmenées dans un nouveau mille-feuille administratif où les intéressés eux-mêmes se perdent parfois.
De manière générale, les redécoupages institutionnels contradictoires des ministères donnent le sentiment d’une agitation permanente au sommet de l’État, qui traduit une absence de ligne directrice, méconnaît le sens des missions conduites sur le terrain et celui du travail des agents, et n’associe pas suffisamment le Parlement. Au moment même où le livre blanc sur l’avenir de la fonction publique préconise le développement d’une fonction publique de métiers, les métiers des agents des nouvelles directions interministérielles ne sont pas pris en compte dans un meccano administratif dépourvu de sens professionnel.
Le plus difficile pour les personnels dans la Rgpp, c’est que c’est une réforme qui ne s’arrête jamais. Quand vous êtes agent dans un service dont le nom, le rattachement à la tutelle, le papier à en-tête changent tous les six mois, vous vivez une véritable perte de sens. Il peut y avoir une valeur ajoutée à l’interministérialité, mais il faut qu’elle soit pensée, débattue, que l’on prenne le temps de se l’approprier au quotidien. Ce que nous demandons aujourd’hui c’est donc d’arrêter les restructurations, de stabiliser l’existant.
La perception de la Rgpp est inséparable d’un sentiment général de dégradation du service public. En novembre 2010, un sondage révélait que seul un fonctionnaire sur quatre était « optimiste » quant à l’avenir de la fonction publique, et que près de deux cadres sur trois jugeaient négatif le bilan des fusions de services consécutif à la Rgpp. Dans l’encadrement supérieur, nous rencontrons fréquemment des dirigeants inquiets sur le sens de leurs missions, et peut-être plus encore sur celui d’une administration et de ses corps qui se « désinstitutionnalise », et se voit de plus en plus gouvernée par les à-coups de la communication politique et la montée du discours « performatif » (il suffit de formuler un changement que l’on désire pour qu’il soit prétendument effectif dans la réalité).
Le dialogue social dans les fonctions publiques, une idée neuve
Dernier élément de contexte, déterminant : la négociation sociale n’est pas de tradition dans une fonction publique restée hiérarchique et descendante dans ses modes d’administration3 ; les parties prenantes s’efforcent de l’instaurer dans un cadre de restructurations importantes, menées sur un tempo qui transgresse les rituels de l’institution.
Ce que met en perspective Laurence Laigo, de la Cfdt : « Il faut reconnaître que nous avons peu l’habitude de la négociation dans la fonction publique, où de nombreuses décisions sont traditionnellement vécues comme devant s’imposer à la base. Il n’est pas facile d’instaurer cette culture de la négociation à un moment où nous vivons une succession de restructurations. » D’où cette impression pénible face à des réunions qui apparaissent ne laisser de choix qu’entre l’enregistrement de décisions prises préalablement, et la confrontation.
Je n’ai jamais participé à de vraies négociations salariales ; on peut tout au plus parler de rencontres, mais en aucun cas de négociations, puisque la décision sur la progression du point d’indice est déjà prise avant même que les débats ne commencent.
Quels sujets pour l’agenda social ?
En résumé, il est urgent de rationaliser les dépenses publiques… mais cela ne peut se faire qu’en prenant le temps d’en parler avec les représentants des personnels concernés pour restaurer un dialogue en confiance. Telle est la quadrature du cercle qui s’offre au gouvernement Ayrault, qui peut au moins s’appuyer sur une domination sans partage du champ politique, avec une majorité au Parlement et dans les collectivités rarement, sinon jamais observées. Si la Rgpp apparaît comme un échec dans les esprits5, il n’est pas impensable de réussir une politique de rationalisation qui associerait les organisations syndicales et les cadres à sa définition. S’il paraît difficile de sortir du discours obligé (« faire plus ou mieux avec moins »), les éléments qui suivent peuvent permettre d’identifier des éléments de dialogue qui amélioreront ce qui peut l’être dans un cadre financier hypercontraint.
Nous sommes également des citoyens, et en tant que tels capables d’engager un dialogue responsable qui tient compte de la contrainte budgétaire. Mais nous serons attentifs aux postes de ressources, et à la réalité d’une réforme fiscale qui marquera un changement et dessinera d’autres perspectives.
Quel « grain à moudre » aujourd’hui ?
Un dialogue social de bonne qualité se construit dans le temps, et doit donner à voir aux parties prenantes les enjeux à court et moyen terme. Tel est le principe de l’agenda social, qui passe par la définition d’une méthode, la visibilité de moyen terme donnée aux organisations syndicales, et l’association en amont aux sujets qui seront traités in fine. Le diagnostic partagé, ou au moins un accord le plus large possible sur l’état des lieux, permet d’éviter les conflits de postures.
Les accords de Bercy ont consacré l’extension du champ de la négociation sociale, officialisant des négociations qui pouvaient exister de fait : sur les conditions et l’organisation du travail, le déroulement des carrières et la promotion professionnelle, la formation, l’action sociale et la protection sociale complémentaire, la sécurité et la santé au travail, l’insertion des personnes handicapées et l’égalité hommes-femmes. À côté de ces champs officiels, on trouve également des accords locaux sur la lutte contre les discriminations au travail ou le développement durable, et des questions se font jour sur une politique d’aide au logement pour certains personnels en situation de précarité. La question des moyens syndicaux eux-mêmes peut aussi faire l’objet de discussions spécifiques créatrices de confiance. De tous ces thèmes, celui qui apparaît le mieux balisé, chez les organisations syndicales comme dans l’encadrement supérieur, est celui des conditions de travail.
De nombreux débats sur la souffrance au travail et les risques psychosociaux ont eu lieu ces dernières années du fait de la multiplication des suicides au travail, de l’« épidémie des troubles musculo-squelettiques » (rapport Yves Roquelaure) et d’une opinion publique particulièrement attentive aux conséquences du « travailler plus ». Pour sortir du « mal-travail », deux grands terrains d’investigation ont émergé, inégalement pris en charge par les pouvoirs publics et les partenaires sociaux. Le premier est celui de l’amélioration des conditions de travail. Elles ont fait l’objet d’une conférence nationale (le 4 octobre 2007), et le rapport Lachmann sur le « bien-être au travail » a identifié en 2010 des pistes qui paraissent tout à fait d’actualité : implication plus grande de la direction dans l’organisation du travail, formation des managers, valorisation de la performance collective, etc.
Cette question de l’« enveloppe du travail » sera abordée dès octobre-novembre 2012 au titre de l’exemplarité des employeurs publics. Elle a le mérite de renvoyer à des éléments de solutions pratiques, dans une logique favorable à l’employeur comme aux agents puisqu’on souligne souvent les effets négatifs de la dégradation des conditions de travail sur la compétitivité, et a contrario les conséquences du bien-être au travail sur l’efficacité économique. Cependant, elle ne touche qu’indirectement les questions d’identité professionnelle, d’affiliation institutionnelle et de sens du travail qui sont au cœur d’un secteur public ayant connu à ces égards d’importantes mutations ces dernières années.
Un travail spécifique sur les valeurs du service public
Le paysage des fonctions publiques a beaucoup évolué au cours des années 2000, au moins dans le discours de ceux qui les dirigent et dans les perceptions internes. Le nouveau management public instaure dans les fonctions publiques des logiques et des méthodes issues de l’entreprise, et qui sont vécues pour de nombreux agents comme contradictoires avec les traditions administratives. Dix ans après le vote de la loi organique relative aux lois de finances, les nouveaux modes d’« évaluation de la performance publique » qui pilotent l’organisation de l’activité quotidienne sont souvent perçus comme une dégradation dans la fonction publique d’État, parce qu’ils multiplieraient les tâches de reddition de compte (reporting) sans valeur ajoutée, et qu’ils feraient dépendre les carrières des cadres de l’évolution d’indicateurs par nature contestables. De façon générale, le changement des règles de gestion des ressources humaines induit chez les agents une forme d’insécurité qu’il faut au moins tempérer par de la pédagogie.
Pour autant, dans des organismes de droit privé comme les branches de la Sécurité sociale, ou dans des entreprises publiques comme Edf ayant vu leur culture interne sensiblement évoluer avec le passage à la concurrence, la logique contractuelle et le pilotage de la performance économique semblent avoir été mieux acceptés, y compris par les organisations syndicales. Parmi les choix faits qui ont permis de vivre plus sereinement la prise en compte plus grande de l’« efficience » (l’efficacité rapportée aux ressources allouées), celui d’un véritable travail sur les valeurs et les finalités de l’action commune semble avoir été déterminant. Dans les exemples de réforme de l’État souvent pris comme références par la haute administration française (le Canada, le Danemark, le Royaume-Uni…), ces réflexions ont été menées collectivement sur les valeurs traditionnelles de l’administration et les valeurs en émergence. Elles contribuent à lutter contre la « perte de sens » ressentie par les agents publics et soulignée par certains syndicats.
Ce travail de redéfinition a occupé une place non négligeable dans les activités de la mission confiée par le gouvernement à Jean-Ludovic Silicani en 2007-2008, qui a notamment consisté à déterminer les valeurs traditionnelles de l’administration française (égalité, neutralité, mutabilité…) et les valeurs en émergence (efficience, qualité, transparence…). Valeurs républicaines, valeurs professionnelles et valeurs humaines ont été mises en perspective dans un document qui se voulait préparatoire à une charte des valeurs du service public et de la fonction publique, restée lettre morte. Il y a là sans doute un chantier de clarification à poursuivre6, tant ce thème de la « perte de sens » est prégnant dans les perceptions de l’encadrement et des organisations syndicales. Il faut maintenant faire valoir l’attachement à la continuité du service public, et démontrer que les valeurs en émergence dans la fonction publique (efficience, qualité de la relation à l’usager, obligation de rendre des comptes…) prennent tout leur sens lorsqu’elles sont mises au service des valeurs historiques (égalité de traitement, légalité, probité…) avec lesquelles elles ne sont pas par nature contradictoires. L’agenda social prévoit la réouverture de ce chantier au mois de décembre. Il ne faudrait pas méconnaître son importance, sous prétexte que les prises de position et les conclusions qui en découleront porteront sur de l’inquantifiable.
La qualité du travail en question
Autre chantier qui renvoie aux questions d’identité professionnelle : celui d’un « travail sur le travail » (sa qualité) qui ne se préoccupe pas tant de l’enveloppe du travail (les conditions) que de ce qu’elle contient, pas tant du « bien-être » que du « bien-faire ».
La sociologie et la psychologie du travail (entre autres Richard Sennett pour le monde anglo-saxon, Yves Clot ou Philippe Davezies en France) alertent depuis une dizaine d’années la société sur la dégradation du travail en tant que lieu d’une identification professionnelle, de l’épanouissement et du progrès de l’individu. On voit émerger ces derniers temps un thème fédérateur, celui du « bien-faire », de la mise au jour des conflits sur les critères de qualité dans un véritable collectif de travail, du travail pensé comme une fin en soi (le slogan « travailler plus pour gagner plus » proclamant le contraire). L’idée que ce n’est pas tant des travailleurs que du travail lui-même qu’il faut prendre soin d’abord paraît faire, de plus en plus, consensus dans les différentes communautés professionnelles que nous rencontrons en tant que consultants. Ce qui est préoccupant pour l’ensemble des parties, c’est l’effet paradoxal d’une conception du travail qui a en vue l’amélioration de la rentabilité, et qui aboutit au désengagement personnel d’agents ou de salariés, à l’appauvrissement de leur relation au travail.
Néanmoins, certaines organisations syndicales pointent un décalage avec des préoccupations de la base largement dominées par les revendications de pouvoir d’achat et d’emploi public.
Lorsqu’on regarde les enquêtes d’opinion, la première revendication, et de loin, chez les salariés, c’est le pouvoir d’achat et, immédiatement après, l’emploi. Dans ces conditions, il apparaît difficile de discuter de sujets secondaires dans l’esprit de nos mandants.
On trouve cependant à l’intérieur de la Cgt cette préoccupation, exprimée par exemple dans l’ouvrage de son conseiller confédéral en charge du secteur travail/santé, Jean-François Naton, À la reconquête du travail7. Celui-ci pointe le rôle des syndicats, et de la Cgt en particulier, dans la prise en charge du « bien travailler », dans le souci de ne pas renvoyer l’épanouissement individuel au temps non travaillé (loisir, retraites). Travail concret, travail pensé, travail utile qui procède du conflit assumé entre « l’usage que les autres veulent faire de nous » et « l’usage que l’on fait de soi-même dans une quête d’accomplissement personnel ».
Peut-être faut-il comprendre – c’est la thèse de Gérard Aschieri – que l’arrière-fond des revendications sur le pouvoir d’achat, et surtout sur l’emploi public, est celui du questionnement sur le travail lui-même, jusqu’ici trop négligé par les organisations syndicales. Inséparable des questions d’éthique (éthique du service public, mais aussi éthique professionnelle ou déontologie), ce souci de la qualité perçue s’accommode mal des dispositifs d’évaluation de la performance aujourd’hui mis en place, qui ont le double défaut aux yeux de nos interlocuteurs de faire dépendre le mérite des agents d’indicateurs dont ils n’ont souvent pas la maîtrise, et de les mettre en concurrence au lieu d’encourager leur coopération. Si aucune organisation syndicale ne méconnaît la nécessité de l’évaluation individuelle, ses modalités apparaissent donc comme un des sujets à mettre à l’agenda social.
Plus généralement le « travail sur le travail », la place faite à l’autonomie ou à la pression hiérarchique peuvent donner lieu, sinon à de nouvelles normes législatives ou réglementaires, du moins à des orientations dont les conséquences ne sont pas négligeables.
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Un discours vrai, c’est-à-dire homogène, crédible et légitime sur la contrainte budgétaire (transparence des enjeux et rigueur pour tout le monde) apparaît audible aujourd’hui. Dans un tel contexte, l’importance d’un travail sur les orientations éthiques et politiques, et non seulement sur les réformes organisationnelles, ne doit pas être méconnue. L’agenda social de la fonction publique a ouvert la concertation, et donc les négociations à venir, à des sujets qui touchent à l’identité du service public, et non uniquement à des ajustements en termes d’emploi et de rémunération. Le discours comme la méthode paraissent en phase avec les attentes de la plupart des syndicats ce qui, compte tenu de la faible marge de manœuvre financière du gouvernement, est un acquis important. L’expérience des années Sarkozy montre qu’une telle base de confiance peut vite vaciller si des passages en force viennent contredire les intentions affichées.
Enfin, il faut sans doute considérer les acteurs du dialogue social au-delà de la confrontation traditionnelle administration/ syndicats. L’une des réussites méthodologiques du Grenelle de l’environnement est d’avoir invité des tiers (représentants des usagers, des territoires) à la table des négociations. C’est ainsi peut-être qu’il faut considérer la réaffirmation du rôle d’intermédiation du Conseil économique, social et environnemental, instance « qui n’est pas un lieu de négociation sociale, mais un lieu où se font jour des compromis qui dépassent les clivages et les intérêts, sur lesquels le politique peut s’appuyer » (Gérard Aschieri). Dans cette même perspective, les cadres de la fonction publique, pivot négligé de la Rgpp et de plus en plus en première ligne dans le dialogue social local, ne doivent pas être oubliés dans la discussion. Quel que soit le fruit du dialogue social rénové, les évolutions à venir des fonctions publiques ne se feront pas sans eux.
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Consultant senior, Pratens. Ce texte est issu d’entretiens avec les représentants de confédérations syndicales particulièrement présentes dans le secteur public. Nous remercions Anne Feray (Fsu), Christian Grolier (secrétaire national des fédérations de fonctionnaires FO), Éric Lafont (élu confédéral Cgt) et Laurence Laigo (secrétaire nationale responsable de la politique en direction des fonctions publiques – Cfdt) d’avoir accepté de contribuer à cet article, qui n’engage toutefois que son auteur. Merci également à Gérard Aschieri (ancien secrétaire général de la Fsu, membre du Conseil économique, social et environnemental) pour avoir apporté son expérience du dialogue social dans le cadre des travaux de l’Institut Confiances. Enfin merci à l’ensemble des stagiaires du Cycle interinstitutionnel supérieur de management des services publics pour leur témoignage sur le quotidien du dialogue social public.
- 1.
Voir par exemple Yann Algan et Pierre Cahuc, la Société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit, Paris, Éditions rue d’Ulm, Cepremap, 2007.
- 2.
Voir Jean-Paul Guillot, Faire vivre le dialogue social dans la fonction publique d’État, Paris, Éditions de l’Atelier, coll. « Réalités du dialogue social », 2011, p. 20 sq.
- 3.
De nombreux rapports depuis dix ans (Fournier en 2002, Chertier en 2006, Haddas-Lebel en 2006, Silicani en 2008, ainsi que le Livre vert de l’Association pour l’échange et l’amélioration des pratiques de conseil [Aprat] en 2008) ont insisté sur ce point.
- 4.
Citée par J.-P. Guillot, Faire vivre le dialogue social…, op. cit.
- 5.
Échec largement annoncé du reste, voir le Livre vert de l’Aprat, http://www.aprat.com/docs/livrevert.pdf
- 6.
Ce que les écoles supérieures de la fonction publique ont fait cette année : http://www.resp-fr.org/images/Accueil/depliant_valeurs_def.pdf
- 7.
Jean-François Naton, À la reconquête du travail, Montpellier, Indigène éditions, 2008.