Prenez soin de vous. À quoi tenons-nous ? XVI
À quoi tenons-nous ? (XVI)
« Elle a repris la libre disposition de son cœur. »
Telle est sans doute, dans l’un des romans de la plus admirable romancière contemporaine des relations, Iris Murdoch1, ce que l’on pourrait appeler la formule à la fois la plus précise et la plus étrange, la plus douloureuse et la plus juste, de la rupture, de la rupture « amoureuse », en tout cas. Cette précision a son importance. Ainsi, la « rupture » ne serait pas seulement, au sens le plus large, n’importe quelle interruption de n’importe quelle relation ; il faudrait plutôt tenter de la définir, de la distinguer d’autres interruptions possibles. Mais ce ne sera pas pour autant en limiter la portée. Bien au contraire, c’est peut-être justement par sa précision qu’elle prendrait aujourd’hui une importance centrale et générale. C’est ce que montrerait, d’après nous, le livre-exposition récent de Sophie Calle : Prenez soin de vous2, qui est à sa manière aussi un « précis » de la rupture, non cependant peut-être sans qu’une ambiguïté y persiste, qu’il importe aussi de relever.
La « rupture », entre perte et violation
La « rupture » telle qu’on l’entendra ici supposera donc au moins deux choses. Une relation préalable tout d’abord, amoureuse, profonde, c’est-à-dire où la relation à l’autre est aussi une relation à soi, où la relation à l’autre est même devenue constitutive de soi. Mais aussi une manière bien précise de la rompre, ou de l’interrompre, qui engage une partie peut-être non moins importante et constitutive de « soi » (celle à laquelle Iris Murdoch renvoie en parlant de « liberté »). D’où sans doute une contradiction, ou au moins une tension, qui en fait pressentir la singularité et l’importance.
Mais rien ne le montrera mieux sans doute qu’une distinction entre la rupture et ces deux autres modes d’interruption des relations entre les hommes, que nous désignerons sous les termes respectifs de « perte » et de « violation3 ». Si la rupture s’en distingue en effet, c’est aussi en semblant tenir des deux à la fois.
De fait, la « perte » brise une relation par un événement extérieur (la mort, la disparition) et involontaire, ce qui n’enlève rien à la souffrance qu’elle suscite. Bien au contraire, elle révèle d’autant mieux la dimension vitale de la relation, la manière dont en effet elle constituait (qu’il le sache ou non) quelque chose du « sujet » qui l’éprouve, et dont il est lui-même brisé, par un événement qui, par conséquent, n’affecte pas seulement l’un des termes, mais la relation dans son ensemble. C’est cette dimension vitale qui prend la forme, achevable ou pas, du deuil, et qui appelle, intrinsèquement, soin et soutien. Elle implique parfois aussi un sentiment de colère, ou même d’injustice : les thérapeutes4 montrent même que ce sentiment (y compris contre le disparu parfois) fait partie des étapes normales du deuil. Mais l’essentiel est bien dans la profondeur vitale de la relation ainsi interrompue.
La violation en dira tout autre chose, si nous entendons par là la rupture délibérée de la relation et cela, qui plus est, par un abus de pouvoir d’un de ses termes envers l’autre. Ce pouvoir impalpable, par exemple, que donne la confiance, sans lequel il n’y a pas d’amitié qui tienne, et dont la trahison, ce modèle de toute violation, profite pour la retourner contre elle-même. Dès lors, la violation est avant tout une injustice. Certes, elle rend aussi la relation vitale impossible, et en un sens suscitera elle aussi le deuil. Mais elle en révèle avant tout la dimension morale, comme relation entre des libertés ; elle révélera une autre profondeur : celle de la faute et celle de l’indignation. La relation « tenait », aussi, par cette égalité profonde.
Or, la rupture a ceci peut-être de caractéristique, qu’elle interrompt une relation par un acte délibéré qui n’est cependant pas (ou pas nécessairement) une trahison, qui même se déclare et peut se consentir. Elle n’est pas seulement une perte : car l’autre y ajoute l’acte qui le fait nous « quitter » ; mais elle n’est pas non plus une violation : car cet acte est moins fondé sur la trahison que sur la reconnaissance de la liberté, sur l’abus que sur l’égalité. Il n’en est pas moins cruel : la déclaration libre du choix retentit elle aussi dans la profondeur vitale et psychique de la relation, tout autant, mais aussi tout autrement que la trahison. « Elle reprit la libre disposition de son cœur » : inexplicable souveraineté du soi jusque dans ce qui pourtant lui échappe et le constitue le plus ; et qu’il faut bien pourtant (dans un monde en tout cas où l’amour n’est plus ni pure transcendance ni pure nature) reconnaître. Mixte mystérieux et en effet précis qu’est la rupture, et qui n’en est pas moins l’élément réel de nos relations à la fois vitales et morales, de ce par quoi nous sommes à la fois libres mais liés, attachés mais égaux.
Mais il ne s’agit pas ici d’aller plus loin dans une analyse qui s’impose pourtant et que l’on conduit ailleurs. Ces remarques nous paraissaient cependant nécessaires aussi, à la fois pour introduire au Prenez soin de vous de Sophie Calle, et pour se laisser éclairer par lui.
Au prisme de la rupture : « prenez soin de vous »
Ce qui frappe dans ce livre qui fut d’abord et reste une exposition qu’est Prenez soin de vous…, c’est en effet la manière dont les deux aspects de la rupture, ou plutôt de la réponse à la rupture (mais dans une précision tout aussi grande) en viennent, par une sorte de mise en abîme, à traverser toutes les dimensions de notre imaginaire et de notre société.
Ce livre repose sur un principe simple. Ayant reçu d’un homme un « mail de rupture » (la précision compte), l’artiste décide d’en faire le principe d’une œuvre qui est la suivante : faire lire ce mail (mais sous une forme imprimée ressemblant fort à une lettre, jamais devant un écran) par une centaine de femmes, que l’on photographie d’abord faisant ce geste, et à qui l’on demande ensuite (presque toujours en tout cas) d’y réagir en analysant ce texte avec leurs compétences professionnelles diverses : linguiste, anthropologue, philosophe, commissaire de police, avocate, voyante, cruciverbiste, ado, s’y prêtent avec une finesse le plus souvent remarquable.
La mise en abîme est bien la suivante : c’est que Sophie Calle, destinataire affectée d’abord par le message, et artiste y répondant ensuite par une œuvre, demande en quelque sorte à chaque femme de l’imiter deux fois, d’abord en répétant le geste de la réception, de la lecture et de l’affect (en lisant le mail, donc, devant la photo), puis en y répondant à son tour par une œuvre, qui n’est d’ailleurs pas nécessairement un texte écrit, mais aussi une « interprétation » du mail dite ou jouée sous de nombreuses formes que l’on trouvera dans un des Dvd qui font aussi de ce livre un objet multimédia impressionnant (on y trouvera aussi des nouvelles et un entretien radiophonique, entre autres).
De même que la lettre ou le mail de rupture était déjà lui-même double (comme le soulignent nombre des analyses présentes dans le livre lui-même), entre relation vitale et morale, affect et liberté (ou pouvoir : est-ce une rupture, une violation ? la chose semble discutée), de même la réponse individuelle de l’artiste a bien, elle aussi, ces deux aspects : car le livre est présenté non seulement comme un acte libre, mais comme une thérapie et comme une création, retrouvant ainsi profondément les deux sens du « soin », qui ne préserve vraiment qu’en créant. En outre, ces deux aspects, par la variation esthétique et éthique demandée aux 107 femmes qui composent l’exposition, se mettent à traverser tous les cercles de notre expérience. Rien n’est plus fort ici, à nos yeux, que ces deux relations : dans chaque intervention, entre le visage (ou la photo en général) et la voix (ou le texte en général) qui montre bien comment chaque sujet est ainsi double, vital et moral, affecté et répondant ; mais aussi entre les intervenantes, comme si tout à coup l’ensemble des discours apparemment anonymes de notre vie résonnaient de la rupture entre les êtres. Le monde entier (dans les mises en scène des photos), la société entière, en sont habités ; et n’est-ce pas, en effet, le cas ?
Mais on ne peut pas, ici, ne pas aller encore un peu plus loin.
Rupture et relation : « prenez soin de vous »
Ce qui nous frappe, ce sont deux aspects, d’ailleurs très opposés, et peut-être, l’un et l’autre, inévitables, par lesquels la « rupture » risquerait ici de se détacher de ce sans quoi elle n’est pourtant pas possible, même si elle l’interrompt irréversiblement, à savoir, la relation.
Le premier de ces deux aspects, très général, est celui de la féminité. Comment ne pas être frappé que Sophie Calle n’ait en effet sollicité que des femmes ? Ce n’est pas que la rupture n’implique pas ici un homme envers une femme, et que l’asymétrie de la lettre (ou du mail) ne se renforce, et même de plusieurs façons, de l’asymétrie sociale entre les hommes et les femmes dans notre société. Ce n’est pas, non plus, qu’il ne soit nécessaire de manifester en acte la critique de cette asymétrie par une asymétrie inverse. Mais cela ne serait-il pas aussi bien apparu, en acte, par la photographie et l’analyse d’autres hommes ? N’y a-t-il pas un risque ici, que la dimension affective de la rupture et du soin ne soit à nouveau pensée que comme « féminine », et que sa dimension morale, ainsi que la compétence qui y répond, doive encore être revendiquée, surtout pour les femmes, comme si l’une et l’autre dimensions ne caractérisaient pas aussi bien les hommes que les femmes, et leurs relations, y compris dans ce qu’elles ont encore de socialement asymétrique ?
Mais le deuxième aspect irait dans un tout autre sens, plus individuel. Bien loin de critiquer ici une exposition de soi, de la part de l’artiste, on peut se demander en effet pourquoi la rupture, et donc la relation qui l’a pourtant précédée, sont présentées seulement à travers ce mail, donc sans la profondeur temporelle d’un récit, qui en dirait plus sur la relation qui l’a précédée (et cela, malgré la quatrième de couverture, qui parle à la première personne, mais évoque surtout le passage de la réception du mail à la conception de l’œuvre, et la fonction de celle-ci). Certes, c’est l’imaginaire de chacun qui est ainsi sollicité. Mais il le serait aussi, même s’il était désormais brisé, même déchiré, même fragmentaire, par le tissu de la relation que la rupture vient en effet trouer, et qui apparaît d’ailleurs fugitivement en elle.
Bref, alors que la relation, et la rupture, contiennent certes, en elles, une part de différence sociale (entre les hommes et les femmes) et une part d’expérience individuelle (à travers telle « histoire » ou dans tel récit), il se pourrait qu’en forçant presque sur l’une et en effaçant presque l’autre, on risque de disjoindre la rupture de la relation, sans laquelle elle ne peut pourtant se penser, aussi bien entre les hommes et les femmes, qu’entre tel homme et telle femme.
Le signe, pourtant, que la rupture même est prise encore dans la relation, même si elle l’interrompt irréversiblement, ce sera bien enfin l’ambivalence presque intenable, et sur laquelle pourtant tout repose, de l’expression qui clôt le mail de rupture et qui donne son titre au livre : « prenez soin de vous » !
Voici en effet, alors même qu’il la « rompt » plus encore qu’il ne rompt « avec » elle (on pense au titre du roman de Simone de Beauvoir : la Femme rompue), un mail qui invite l’autre à prendre soin de soi ; aux bords extrêmes de l’attention ou de l’ironie ? Voici en outre un livre qui le prend à son tour, tout à la fois, au mot, et à l’envers, et le retourne donc, au sens strict, à l’envoyeur ; vengeance donc, mais aussi reconnaissance, comme si le mot, dans son ambivalence, avait encore porté le soin de la relation au-delà d’elle-même. Même quand on dit en anglais (ce qui est rappelé souvent dans le livre), dans le contexte le plus ordinaire : take care, et on ajoute le plus souvent : of yourself, cette injonction est déjà paradoxale. On me demande de prendre soin de moi et par moi, et même de mon moi et par mon moi (take care of your self, de votre soi, pourrait-on écrire). Le pourrais-je en effet, si personne, jamais, ne s’en inquiétait ? mais le pourrais-je, aussi, si je ne le faisais pas par moi-même, sans personne ? On me le demande, qui plus est, aux bords de l’inattention extrême et de l’extrême inquiétude, cela vient du plus aimant ou du plus indifférent. Mais telle est justement la polarité de la rupture et de la relation que, sans cesser d’être incompatibles, sans attendre aucune synthèse conciliatrice, elles ne peuvent pourtant, dans notre vie, se passer l’une de l’autre.
- 1.
La citation se trouve dans Pâques sanglantes (trad. fr. Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2002) mais on doit saisir l’occasion pour dire à quel point les plus grands de ses romans nous semblent des chefs-d’œuvre à tous égards, une des œuvres les plus importantes de notre « moment », sur laquelle il faudra revenir.
- 2.
Sophie Calle, Prenez soin de vous, Paris, Actes sud, 2007.
- 3.
À ce sujet, outre les présentes chroniques, on renverra à « Penser la violation », Esprit, février 2000, p. 66-81, et à une série d’études dont la dernière « La “négativité” dans les relations morales : perte, rupture, violation », est à paraître.
- 4.
Voir par exemple le grand traité de John Bowlby, l’Attachement et la perte, t. 3 sur le deuil (trad. fr. Paris, Puf), à ce sujet.