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Le salut par le beau, le salut par le laid

juillet 2009

L’art exprime parfois, par inversion de l’eschatologie religieuse, la croyance en un salut par le mal. L’exploration éperdue de la grandeur négative pousse l’artiste, entre le sublime et le néant, à trouver dans son expression une forme de connaissance par les extrêmes.

De Goya à Dado, et de l’Idiot aux Bienveillantes

La beauté est mieux reconnue que la laideur. « La beauté sauvera le monde » dit le prince Mychkine de Dostoïevski, dont l’idiotie recouvre et camoufle en un sens la beauté. À moins qu’elle n’en fasse partie intégrante ? La beauté a toute une tradition philosophique et morale. La synergie entre beau et bon est fondamentale pour la pensée antique, le passage ascendant du beau physique au beau moral est objet de débat chez Platon. Il est redéfini, et le beau s’autonomise avec l’invention de l’esthétique, du goût au xviiie siècle ; il est attaqué par Nietzsche comme une illusion ridicule ; il est presque chassé de l’art depuis la révolution cubiste. On croit savoir ce qu’est le beau. Mais qu’en est-il du laid ?

Notons qu’en français « beau » vient du latin, le mot est cousin de l’italien bellezza. Tandis que laid vient du germain Leid, outrage, douleur. En anglais, beautiful est issu du latin, ugly du germanique. Hideux ou hideous viennent tous deux également du haut allemand, d’un mot évoquant l’effroi. La laideur, la hideur, aurait-elle gardé un reste d’effroi devant l’envahisseur, le destructeur ?

En russe, il n’y a pas de mot pour le laid, en ce sens que le mot utilisé (ourodlivoïe) est tout simplement un mot à particule négative (ou). Le laid est le non-beau, ou plutôt le non-fertile, car le mot rod signifie la fertilité, la naissance, la croissance. Peut-être quelque chose comme la disgrâce, au sens fort du mot.

Le beau attire, illumine, mène vers le bien et vers le vrai. Le laid, lui, soit repousse, soit fascine. Murielle Gagnebin a parlé de la « fascination de la laideur1 ». Depuis les Caprices de Goya avec leurs vieilles femmes édentées, leurs duègnes squelettiques qui se fardent devant un miroir impitoyable, l’affreux Saturne démembrant ses fils comme une aile de poulet, ou depuis le chien qui s’enlise et va crever jusqu’aux squelettes béats assis au métro Saint-Denis de Lebenstein, ou au pape Innocent X enragé et pétrifié par Bacon dans un cri d’électrocuté (comme dit Philippe Sollers), cette fascination de la laideur implique la thèse que le laid est la destruction de l’harmonie par le temps, la ruine, la mort. Murielle Gagnebin y joint les expressionnistes, Munch, bien sûr, avec un des Cris qui fut dérobé au musée d’Oslo, comme la Joconde à Paris. La Joconde – un travesti, dit encore Philippe Sollers, Innocent X un être informe qui se tortille (dans un autre « portrait de pape » sur une sorte de fauteuil réchaud électrique). Sollers décrit la variante baconienne du tableau de Vélasquez (1650-1653) comme « un condamné à mort sur son saint-siège ».

Une représentation affolée

Le laid, voisin du monstrueux, fait plus qu’inquiéter, il désordonne, il détruit, il peut massacrer et donc se faire massacrer2. Les enfants-monstres, dans l’Antiquité, étaient jetés dans des gouffres. Le tsar Pierre Ier les faisait collecter par certains de ses agents et on en voit conservés dans le formol à la Kunstkamera (cabinet des curiosités) de Saint-Pétersbourg.

L’exposition que le Centre Pompidou consacra à Bacon s’intitulait « Le cri de la chair ». Les êtres à bec d’oiseaux, les formes sanguinolentes et repoussantes de Bacon sont une sorte de renversement des souverainetés politiques, esthétiques, religieuses et morales, plus radicales, et plus « laides » aussi, que celles de Picasso déconstruisant et reconstruisant Manet. Et cette opération est bien plus que le massacre du goût, de la suprématie du visible, de l’imitatio naturae, c’est la révolte de l’être contre la représentation.

J’ai connu plusieurs « élèves » de Hans Bellmer : le critique polonais Constantin Jelenski, le peintre Bernard Réquichot, qui se suicida en 1961, et le peintre Miodrag Djuric, dit Dado, toujours bien actif. Bellmer était leur dieu, comme il l’avait été pour Éluard, à qui sa Poupée inspira le poème « Les jeux de la poupée ». La seconde Poupée avait pour nodule ou centre une sorte de rotule, et Bellmer et son frère pouvaient y adapter deux, trois paires de jambes ou de seins. C’était une machine érotico-divisible et multipliable, dont les articulations et désarticulations pouvaient permuter, fantasmer, comme des anagrammes du corps, mais des anagrammes en acier.

Les champignonnements, les éclatements, les jonctions érectiles des papiers collés de Réquichot hésitent entre l’inquiétant et le précieux, comme jadis l’ancêtre de tous les androgynes du visuel, Arcimboldo. Le narcissisme en est la base. Bellmer écrivait (je cite d’après Jelenski) : « Le germe du désir est avant l’être, la faim avant le moi, le moi avant l’autre. » Et dans ce narcissisme obsessionnel il y a le sadisme, le couteau, l’éventrement. Par exemple, la fillette au grand nœud dans les cheveux, au sexe enfantin, qui soulève comme un tablier sa peau ventrale pour regarder en coin ses viscères. Les désarticulations du vivant, les cimiers de fantasmes érotiques qui s’emmêlent aux cheveux, les béances tordues, entremêlées, flasques et filetées comme de l’acier damasquiné de Bellmer nous emmènent au-delà du laid. Bellmer avait fui Hitler, qu’il haïssait de haine viscérale. Ses traits froids et libidineux se veulent une vengeance contre le nazisme, mais, naturellement, ils avaient leur place toute trouvée dans les vitrines nazies contre l’art dégénéré.

Le nazisme, comme le communisme, aimait et célébrait les beaux corps, l’athlète idéal, collectif. Il exposait le nu anonyme, le nu du collectif humain (nakedness) et jamais le nu agressif ou agressé, exhibitionniste ou honteux (nudity), le beau athlétique, à l’antique, sans pilosité, comme dans les musées, et jamais le corps laid, disharmonieux, infirme, soumis, agressé.

L’historien d’art Igor Golomstok a montré en détail le parallélisme entre les deux arts totalitaires. La séparation de l’art d’avec le beau, cette révolution cérébrale et picturale survenue avec Manet, Cézanne, Picasso s’achève avec Bacon ou Dado. Dado le tagueur, comme le montre un film de Jorge Amat.

Depuis plus de sept ans, Dado a « tagué » l’intérieur de la chapelle des Templiers de la maladrerie de Gisors, près du moulin à eau abandonné qu’il habite. Les monstres sanguinolents, désossés, égrillards et idiots, les longues pattes raides, les animalcules volants se pressent sur les murs de pierre blanche, entre les colombages de bois brun, et produisent une sorte d’apocalypse, de chapelle Sixtine taguée comme par les artistes nocturnes du métro. Ici le cri de la chair a besoin du monumental et phagocyte l’art chrétien occidental, celui qui peuple nos musées et construit encore nos imaginaires dans une étrange schizophrénie, puisque ce musée chrétien occidental voisine avec la déconstruction et la dérision du xxe siècle. Lors d’une exposition Picasso à Avignon, il y avait dans le chœur de la grande chapelle du palais des Papes le monumental tableau intitulé La grande pisseuse. Le sacrilège multipliait à l’évidence la désacralisation, le désembellissement du corps féminin. Dans la chapelle de Dado, ancienne chapelle de léproserie, il ne s’agit pas de sacrilège, mais comme d’une invasion par des animalcules étrangers à la destination chrétienne du lieu, une sorte de maladie de peau de la surface chrétienne de notre terre. Les grands thèmes iconographiques qui structurent notre perception visuelle du monde se laissent déliter, envahir, désesthétiser. Nous frissonnons et constatons inopinément que la grande machinerie liturgique et esthétique destinée à sauver le monde pécheur a cessé de fonctionner, la lèpre a repris ses droits, la beauté ne sauve plus le monde pécheur.

La connaissance par les extrêmes

D’où vient l’expression « la beauté sauvera le monde » ? Elle apparaît deux fois dans l’Idiot, écrit par Dostoïevski pendant son séjour genevois. Au chapitre 5 de la IIIe partie, Hippolyte demande au prince Mychkine :

C’est vrai, prince, ce que vous avez dit une fois que la beauté sauvera le monde ? Messieurs, le prince assure que la beauté sauvera le monde ! Et moi, j’affirme que s’il a des idées aussi enjouées, c’est qu’il est amoureux. Quelle sorte de beauté sauvera le monde ? Vous êtes un chrétien zélé. Kolia dit que vous vous appelez vous-même chrétien.

Dans la partie IV de l’Idiot, au chapitre 6, Aglaé, à son tour, prête cette pensée au prince, mais non moins ironiquement qu’Hippolyte.

Écoutez une fois pour toutes, si vous parlez de quelque chose comme la peine de mort, ou la situation économique de la Russie, ou encore « le monde sera sauvé par la beauté », alors, naturellement, je rirai bien, mais… je vous préviens : ne reparaissez plus ensuite devant mes yeux !

Dans la première scène, Hippolyte vient de se réveiller pendant la réception chez le prince, et il va lire son « Explication indispensable ». Mourant, Hippolyte a accepté de venir habiter (et mourir) chez le prince, « parmi les hommes et les arbres ». Il décrit un songe comportant une sorte de scorpion, ignoble et effrayant, bête rampante grosse de deux doigts et longue de quatre, avec tête et pattes en forme de trident, huit moustaches à la queue et aux pattes. Le chien de sa mère, Norma, un dogue effrayant, entre et tremble devant le monstre, le happe mais se fait piquer mortellement. À la beauté du monde, Hippolyte oppose ce monstre hideux. Plus loin dans son « Explication » intervient le tableau de Holbein dont la reproduction est dans la sombre demeure de Rogogine.

Dans ce tableau, il n’est pas question de beauté ; c’est au plein sens du mot le cadavre d’un homme qui a subi des souffrances infinies déjà avant la croix, plaies, tortures, coups de la part des soldats, coups de la part du peuple […] le visage est terriblement blessé, tuméfié, avec des bleus enflés et ensanglantés, effrayants, les yeux ouverts, les prunelles de travers.

Dans les Frères Karamazov, Dostoïevski a opposé l’idéal de la Madone et l’idéal de Sodome. La hideur a aussi son attrait. Le personnage souffreteux, rageur, convulsif d’Hippolyte et la scène pénible où il met en scène son suicide en lisant son « Explication » tournent autour du sens de la beauté. C’est à peu près le seul passage dans toute l’œuvre de Dostoïevski où la beauté extérieure, la beauté de la nature, des arbres magnifiques de Pavlovsk joue un rôle, mais un rôle répulsif. Hippolyte récuse cette beauté par laquelle on veut le sauver. Il y oppose la laideur du mur en face de sa fenêtre. À quoi bon la beauté pour un poitrinaire qui va crever dans trois ou six semaines ? D’un côté « les hommes et les arbres », c’est-à-dire la vie, de l’autre « le mur de Meyer », c’est-à-dire le mur sordide de la pièce sordide où Hippolyte s’enferme volontairement. « Maudit mur ! Et pourtant il m’est plus cher que tous les arbres de Pavlovsk ! » Le beau et le sordide, le salut par les arbres et le salut par la rage et l’humiliation, par l’enfermement dans la laideur annoncée de la mort. Hippolyte enrage contre la beauté naturelle (les « arbres de Pavlovsk ») et contre la beauté morale (le charisme du prince Mychkine).

Et que prétendent-ils avec leurs ridicules « arbres de Pavlovsk » ? Adoucir les dernières heures de ma vie ? Est-ce qu’ils ne comprennent pas que, plus je m’oublierai, plus je me livrerai à ce dernier fantôme de vie et d’amour par lequel ils veulent me dissimuler mon mur de Meyer et tout ce qui est inscrit avec tant de franchise et de naïveté, et plus ils me rendront malheureux ?

Voilà l’idée cardinale : le festin de la vie et de la beauté torture parfois plus qu’il ne rédime. Mieux vaut la laideur du mur avec les graffitis de la rage et de la misère. Toute la beauté du monde ne sauve pas celui qui envie le moucheron de sa part du festin du soleil.

Et Hippolyte cite avec sarcasme des vers du poète français Millevoye :

Ô puisse voir votre beauté sacrée
Tant d’amis sourds à mes adieux !

Eh bien non ! Cette « bénédiction académique » du monde en vers français est atroce, elle ne fait que dissimuler le fiel.

L’intuition extraordinaire de Dostoïevski est ici que la beauté peut torturer, être simagrée ou douleur. Et que c’est l’ignoble, le sordide et le fiel, bref le laid, qui peuvent sauver. Car ils sont le masque et le substitut de la mort. Hippolyte est moribond. Les « arbres de Pavlovsk » le mettent à la torture, le mur de Meyer le soulage.

Dire la guerre

Le mur, le graffiti, le sordide, le hideux ont leur anti-beauté qui sauve : le « mur » de Sartre, le Saturne de Goya enfournant son enfant sanguinolent et sans tête dans sa gueule qu’éclairent deux yeux énormes, hallucinés. Et tout le Goya « obscur », celui de la fin, après la splendeur des portraits, la force tragique du « 2 mai » et du « 3 mai », relève en quelque sorte de l’esthétique enragée d’Hippolyte. L’étrange et déplaisant duel à coups de massue où deux nabots se défient dans le noir, le pèlerinage de saint Isidore avec son aggloméré noir de gueules aveugles et bouches béantes, les deux « vieillards en train de manger » au faciès racorni et cadavérique, et plus encore le « chien se noyant », tête d’animal effaré qui semble une dernière trace de vivant dans une houle invisible de mort.

Le laid n’est peut-être pas le mort, mais la mort semble toujours présente quand l’artiste entre en lutte contre le beau, l’harmonieux, qui implique toujours un accord entre le monde et le moi. Egon Schiele, dont le Saturne a une étonnante force agressive, enlaidissante, me semble un extraordinaire artiste du laid. Bien entendu, son œuvre a subi la dérive de beaucoup d’autres œuvres dérangeantes, scandaleuses, destructrices du beau, c’est-à-dire que le scandale s’amenuise, l’œuvre scandaleuse se muséifie, le laid devient beau. Mais regardée avec naïveté, l’œuvre de Schiele est un étonnant mélange de beau et de laid. Beau des couleurs précieuses, presque empruntées, comme celles de Klimt, à la symbolique des gemmes et pierres précieuses, mais laideur des déformations, angulosités, tortures, nudité crue du corps masculin ou féminin, qui est comme désossé devant nous, faces grimaçantes qui sont presque des masques de cadavres. En pratiquant l’autoportrait nu, y compris l’exhibition de la masturbation, Schiele n’a pas en vue de choquer pour choquer, mais de pousser la représentation de l’humain vers une décomposition du corps à l’opposé du beau antique. Il s’est intéressé à l’hystérie, et le « désossement » de ses autoportraits semble parfois pousser la laideur vers les photos d’hystériques du temps de Charcot. Impudeur (mais sans le moindre exhibitionnisme) et laideur sont des éléments d’une esthétique du laid qui, après lui, va envahir l’univers de l’expressionnisme. Le laid, le laid voulu, est une sorte de scandale et de cri, comme le fameux Cri de Munch. Mais au fond, tout message de désaccord a recours à l’esthétique de la provocation et de l’anti-beau. Ésaïe ne dit-il pas, en faisant parler l’Éternel (chap. 53) :

Qui a cru notre nouvelle en voyant dévoilé le bras de Yahvé ? Il monte devant lui, jeune arbre en terre aride, dénué de forme et privé de beauté, sans rien qui plaise à l’œil, méprisé, rejeté des hommes, un homme tourmenté, souffrant, un visage voilé pour nous, pour nous négligeable…

Les masques papous grimaçants, venus de l’estuaire de Sépik, que montre au quai Branly l’exposition « Qu’est-ce qu’un corps ? », les visages scarifiés des initiateurs de Papouasie qui eux-mêmes scarifient le dos, le nez, le pénis des novices de façon à les purger de la substance femelle n’ont rien de la beauté du masque vénitien. Il s’agit de purger, de faire surgir la mort, d’enlaidir rituellement. Et je vois le même ritualisme enlaidissant chez des peintres comme le Monténégrin Dado avec ses amas de viscères en camaïeu rose ou bleu, fadeur inquiétante et même repoussante, ses planches anatomiques du xixe siècle lacérées et surchargées d’à-plats sanguinolents, manuels sur les maladies de l’urètre qu’il peuple de petits monstres criards. Ou encore la chapelle de la léproserie de Gisors avec son fouillis agressif d’embryons qui gigotent, de cris picturaux qui entrent en érection comme des totems dans ce grouillement austère, noir et sang, qui va vers le haut à la manière d’une grande Résurrection. Mais résurrection de quoi ? vers quoi ?

Je suis enceint de trois guerres, déclare Dado, la première, celle de mes ancêtres, la deuxième avec mes visions d’enfants regardant l’homme cadavérique ligoté qu’emmènent dix soldats italiens, celle d’aujourd’hui.

Guyotat disait : « Comment je peux vivre avec tout ce que j’ai écrit ? » Dado reprend le propos à son compte. Son amour pour la dermatologie, détournée de ses fins thérapeutiques – éruptions cutanées, formes humaines boursouflées par des furoncles s’étalant en grand format, non sans une certaine préciosité paradoxale.

Bien sûr, la profanation joue sa partie dans ces visions qui, de loin, font penser parfois à un entassement de corps à la Vélasquez ou à la Véronèse. « Je suis un professionnel de trucs atroces en grand format », déclare Dado dans le beau film de Jorge Amat Dado tagueur.

La femme accroupie au derrière énorme que peint Rustin et qui illustre la couverture du recueil de Murielle Gagnebin les Images honteuses, ou encore les formes informes de Bacon, ou encore Le sang des bêtes, film de Georges Franju sur les abattoirs parisiens de Vaugirard3, ou encore les clandestins Snuff movies qui se donnent pour des séances réelles de mise à mort et de torture d’une victime aléatoire attirée dans un piège – toute une pente de notre art va vers le hideux, le laid, l’impudique total et donc la mort, cette mort qui accompagne les doubles désarticulés, impudiquement nus, d’Egon Schiele.

Le vil, l’impudique, l’immonde avaient certes une place dans l’art antérieur, mais aujourd’hui on peut parfois dire qu’ils règnent en maîtres, c’est-à-dire qu’ils sont . Dado déclare : « La peinture n’est pas faite pour durer. » Il ne va pas aller mutiler des Jocondes, mais il veut un art bref comme un acte criminel. (En réalité, sa peinture est faite pour durer.)

Le Goulag, Auschwitz ont posé dramatiquement le problème de la représentation de l’immonde. Déjà au viie siècle, les iconoclastes byzantins avaient violemment posé le problème, resurgi avec les caricatures de Mahomet : l’image serait perverse et sacrilège en soi. Alors que faire vis-à-vis de l’effroyable « fabrique d’inhumain » de Treblinka ou de la Vichéra ? Soljenitsyne n’évite pas le problème de la dépravation, mais affirme quand même une prééminence du beau dans l’homme, contre Chalamov. Il s’indigne quand Chemiakine veut illustrer l’Archipel du Goulag. Le mélange de préciosité et d’impudicité de l’image chemiakinienne le révolte.

Dans son École d’impiété, l’écrivain serbe Tisma montre une séance de torture par l’ingurgitation d’eau. Le bourreau est laid, le supplicié est jeune et beau, mais va gonfler et éclater pendant que le bourreau éjacule de plaisir sadique. Un instant, le bourreau a peur du châtiment de Dieu, car sa femme l’appelle au téléphone pour lui dire que leur fils est mourant, mais le garçonnet guérit, et le bourreau lance : « Mon Dieu, merci, tu n’existes pas ! »

Cette imprécation extrême du bourreau de Tisma nous mène aux confins du beau et du laid, et elle pervertit la question du salut. Il n’y a plus ni beau ni laid, ni pureté ni immondice. L’homme est chosifié, devenu immondice comme l’homme platonovien dans Tchevengour ou dans Un vent d’immondices.

Homme tronc, nouvelle espèce d’animal, velu, extrémités exsangues, signes sexuels indéfinis, un débile…

Ni le vrai, ni le bon, ni le beau n’existent plus et ne sauveront rien. Reste l’automutilation de Nebreda, que Jean Clair nous a montrée en fin de son périple sur la mélancolie. Le visage barbouillé de merde, il devient immondice, effectuant sur lui-même l’opération de déshumanisation du bourreau chez Tisma.

Les Bienveillantes de Jonathan Littell ont posé avec une virtuosité extraordinaire le problème de l’art et l’immonde. Pierre-Emmanuel Dauzat vient de publier un livre de protestation désespérée Holocauste ordinaire, histoires d’usurpation : extermination, littérature, théologie. « Encore un effort et on va dédier un livre aux charniers et aux fosses communes. » En fait, c’est fait, Platonov l’avait fait dans Une voix solitaire, porté à l’écran par le réalisateur Alexandre Sokourov.

Les Bienveillantes dérangent parce qu’elles font du beau avec du laid, parce que, paraphrasant « La ballade des pendus » de Villon, le narrateur bourreau Aue s’adresse aux survivants comme à « mes frères humains ». Parce que l’immonde accumulé jusqu’au vertige y est organisé musicalement en « mouvements » : gigue, rondeau, fugue. Parce que le bourreau regarde un vieillard jouer du Bach et pleure avant de l’exécuter. Je l’ai écrit dans un article de Débat, le roman me semble bâti sur un gigantesque et double inceste, celui de l’individu narrateur, SS esthète, et amant de sa sœur, et celui de l’Europe qui s’est accouplée avec la bestialité.

De plus, le roman de Littell est une sorte d’anti-roman russe. Là où la compassion organisait la littérature, c’est l’abjection froide et le psychotisme du bourreau qui organisent les Bienveillantes. Le roman évoque en filigrane le Stavroguine des Démons, c’est-à-dire le prince Harry d’une beauté phénoménale dont tous, hommes et femmes, sont épris, mais qui est aussi le violeur de la fillette Matriocha.

Ici aussi la fusion du beau et de l’immonde brouille le monde humain, toute la création. C’est que le roman, le « dit » du bourreau, est au-delà du bien et du mal, c’est que l’heure est peut-être à revisiter la Shoah sans la moindre référence judéo-chrétienne. Et peut-être le laid se substitue-t-il au beau quand bien et mal sont radicalement abolis.

Un renoncement ?

Pour interpréter cette dialectique du beau et du laid, je propose que nous nous tournions vers le christianisme oriental. L’icône russe est la preuve même que « la beauté sauvera le monde ». Le Sauveur de Roublev, les innombrables Mères de Dieu de l’Affliction, de la Tendresse, de Vladimir sont des images où se reflète la beauté absolue, celle du Christ et de sa Mère. Les traits individuels s’estompent, la Face est comme transverbérée par la Lumière. Le peintre a peint en priant, et son icône n’est pas un artefact, mais une prière. C’est la thèse même que la beauté sauvera le monde.

Le philosophe Henri Maldiney parle dans Ouvrir le rien, l’art nu de ce qu’il appelle l’art nu (abstrait) un peu comme d’une icône :

Une œuvre d’art livre son ciel en déployant son essence. Mais elle n’est pas un ceci. On ne peut pas faire signe vers elle à l’intérieur d’un monde. L’espace qui s’ouvre en elle est le champ du regard intérieur dont s’éclaire son visage, de ce regard qu’elle est en devenant nôtre.

Maldiney appelle cela l’autophanie et l’icône est une autophanie du divin. Elle devient notre regard, notre prière. La Transfiguration, une des « douze grandes fêtes » est l’icône par excellence. Le Christ blanc montant au ciel dans un arbre vert entre Élie et Moïse, au mont Thabor.

Il s’agit d’un beau qui ne correspond à aucun goût, à aucune mode (sauf dans l’icône abâtardie, baroque ou populaire). Une sorte de Beau pur qui sauve.

Mais le christianisme connaît aussi le salut par la laideur. Max Weber fait remarquer dans l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme que l’ascétisme des puritains s’est attaqué non seulement aux mœurs mais aussi à la beauté, que cultivait le christianisme médiéval, et plus encore celui de la Renaissance. Weber fait remonter la haine de la beauté au Deutéro-Ésaïe et surtout au psaume 22, les versets qui décrivent l’état du Juste abandonné par Dieu, dont les membres se disloquent, dont le cœur, pareil à la cire, fond dans les entrailles, dont la vigueur est devenue sèche comme un tesson. Dans le christianisme oriental aussi, et plus encore, la laideur a été considérée par certains comme une voie du salut. Le fol-en-Christ (ourod ou encore pokhab) est une figure centrale du byzantinisme. Son arme est le scandale, il pratique la nudité, l’impudicité. Il ne se lave jamais. Il est couvert d’immondices, comme David Nebreda. Il adopte un être-au-monde répugnant, hideux. Nombreux furent les saints byzantins et russes à pratiquer cet exploit de la hideur. Souvent les icônes de Jean Baptiste nous le montrent comme un ourod.

La basilique de Saint-Basile sur la place Rouge est dédiée à un de ces « laids en Christ » qui tint tête à Ivan le Terrible. Dostoïevski rendit visite à un certain Ivan Koreïcha, un iourodivy qui puait, engueulait, insultait. De nombreux fols byzantins ou russes défèquent en public, exposent leur nudité, insultent et parfois molestent les passants, afin de simuler l’idiotie et la laideur. Mais intérieurement, ils rendent hommage à l’Absolu.

Peut-être une grande part de notre art se livre aussi au yourodstvo, sans connaître la signification du yourodstvo. Thomas Mann a salué dans une lettre le saint yourodstvo d’un « grand psychologue byzantin ». À sa façon, il montrait qu’il savait que le laid est une voie de salut autant que le beau.

Tchitchikov, dans la seconde partie des Âmes mortes, dit à son bienfaiteur : « Aime-nous avec nos sales gueules, parce qu’avec de belles gueules tout le monde nous aime. » Rozanov, un des grands histrions de la littérature russe écrit : « L’homme est sincère dans le vice, insincère dans la vertu. »

Tel est peut-être le secret du iourodivy : rendre gloire à Dieu par le vice et la laideur. Une kénose poussée jusqu’au renoncement volontaire au Beau, au Bien et au Vrai.

Dans l’Histoire de l’infamie, Borges nous entraîne également vers cet attelage salvateur du beau et du laid. Je lis dans les Miroirs abominables :

La Terre que nous habitons est une erreur, une parodie sans autorité. Les miroirs et la paternité sont chose abominable, car ils la confirment et la multiplient. La nausée est la principale vertu. Deux disciplines peuvent nous y conduire : l’abstinence ou l’excès, la luxure ou la chasteté.

Ajoutons le beau comme le laid, le laid comme le beau. Lorsqu’on soulève le Voile du Calife Face Resplendissante, on découvre une face enlaidie par la lèpre, enflée comme un masque, avec de lourdes protubérances et un nez aplati. Arracher le voile du beau est un acte sacré.

Peut-on réinterpréter ainsi l’invasion si troublante de notre monde par les milles difformités du laid ? Le laid, et les artistes du laid sont-ils, sans le savoir, en train de sauver notre monde ?

  • *.

    Professeur de littérature et civilisation russes à l’université de Genève, traducteur et écrivain, voir l’entretien sur son itinéraire et son travail paru en octobre 2007 dans Esprit : « Parcours dans l’histoire et la littérature russes ».

  • 1.

    Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur. L’en-deçà psychanalytique du laid, Seyssel, Champ Vallon, coll. « L’or d’Atalante », 1974.

  • 2.

    Le livre essentiel, qui est un florilège des manifestations du laid, est un ouvrage dirigé par Umberto Eco, Histoire de la laideur, traduit de l’italien, Paris, Flammarion, 2007. On y trouve iconographie, citations essentielles, et bibliographie. Mais la laideur glorifiée par les puritains et celles des iourodivy ne sont pas mentionnées. Seuls sont mentionnés les moines stylistes de Cappadoce.

  • 3.

    Thème repris dans le film 99 F de Jan Kounen, au milieu de la dénonciation grandiose et psychédélique de l’univers « pub » qui s’est substitué à l’ancien monde « réel ».

Georges Nivat

Historien des idées et slavisant, traducteur spécialiste du monde russe.

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