
Climat et biodiversité : duel ou duo ?
La connaissance, la préservation et la gestion durable et rationnelle de la biodiversité apparaissent comme un enjeu considérable. Trop souvent, le primat accordé au changement climatique dans l’agenda des politiques publiques masque cette réalité, dont il est urgent de prendre la mesure.
Un million d’espèces menacées de disparition, 87 % des zones humides perdues depuis le xviiie siècle, 100 millions d’hectares de forêts tropicales disparus entre 1980 et 2000… le rapport de l’Ipbes, publié en mai 2019[1], a pu étonner certains. Pourtant, rien de très surprenant dans cette publication, qui ne fait que confirmer ce que d’autres données établissaient déjà depuis longtemps. L’importance de l’érosion de la biodiversité a simplement été occultée par le primat conféré au changement climatique dans les politiques publiques et les médias.
Deux enjeux étroitement liés
Le changement climatique est souvent considéré comme le sujet d’environnement majeur, surplombant tous les autres, mais cette perception ne correspond pas à la réalité des constats. La communauté scientifique internationale juge l’érosion de la biodiversité d’une importance équivalente à celle du changement climatique. Elle considère également qu’à l’inverse d’autres questions d’environnement, essentiellement locales, ces deux enjeux font partie des problèmes d’environnement qui ne peuvent être traités qu’au niveau global. De même, les grandes organisations internationales mettent sur un plan d’égale importance changement climatique et érosion de la biodiversité et rappellent que ces enjeux sont étroitement liés, interagissent l’un avec l’autre. N’en résoudre qu’un seul pourrait se faire au détriment de l’autre[2].
Le changement climatique est parfois présenté comme une cause importante de l’érosion de la biodiversité, de la détérioration des forêts, de la dégradation des sols, etc. En réalité, il est la conséquence de ces phénomènes avant d’en être la cause, notamment parce que le défrichement, la mise en culture des prairies, l’assèchement des zones humides déstockent du carbone.
La biodiversité délivre gratuitement deux services écosystémiques essentiels en matière climatique. D’une part, elle constitue un puits à carbone et, d’autre part, elle peut atténuer les impacts du changement climatique. L’érosion de la biodiversité amoindrit ces deux fonctions et accroît donc le coût des politiques d’atténuation et d’adaptation. À l’inverse, des politiques de protection, de gestion et de restauration de la biodiversité peuvent contribuer à atténuer les émissions nettes de gaz à effet de serre, par conservation des stocks et absorption des flux de carbone, et à faciliter l’adaptation aux effets du changement climatique, en outre, souvent à un coût moindre que celui d’autres techniques. Ce lien est de plus en plus affirmé dans les textes internationaux. À titre d’exemple, l’objectif D15 d’Aichi indique : « D’ici à 2020, la résilience des écosystèmes et la contribution de la diversité biologique aux stocks de carbone sont améliorées, grâce aux mesures de conservation et restauration, y compris la restauration d’au moins 15 % des écosystèmes dégradés, contribuant ainsi à l’atténuation des changements climatiques et l’adaptation à ceux-ci, ainsi qu’à la lutte contre la désertification [3]. »
Une traduction économique
La seule valeur mondiale de la pollinisation effectuée par les insectes est estimée à 153 milliards de dollars par an[4] ; celle de la première vente des pêches à 98 milliards de dollars par an[5] ; celle des récifs coralliens à 30 milliards de dollars par an[6]. L’épuisement des ressources halieutiques met en danger une industrie générant, au-delà de son chiffre d’affaires immédiat, un impact économique d’environ 240 milliards de dollars par an et 500 millions d’emplois indirects[7]. Les coûts économiques découlant de l’érosion de la biodiversité sont du même ordre de grandeur que ceux qui résultent du changement climatique.
Des politiques de protection de la biodiversité peuvent contribuer à atténuer les émissions de gaz à effet de serre.
En outre, la biodiversité contient une valeur d’option qui disparaît avec elle. C’est d’autant plus le cas que 25 % à 50 % des produits pharmaceutiques aujourd’hui en vente dans le monde découlent directement des ressources génétiques. De la pervenche de Madagascar, de l’if du Pacifique ou de l’éponge des Caraïbes ont été extraits des médicaments anticancéreux. L’aspirine fut, initialement, isolée dans l’écorce du saule. La pénicilline est issue d’un champignon microscopique.
Or une faible partie de la biodiversité existante (1, 8 million d’espèces sur 10 à 15 millions le plus souvent estimées) est aujourd’hui connue. Une bien plus faible partie encore a été suffisamment étudiée pour en saisir les éventuelles propriétés médicinales. Un nombre important d’espèces ont disparu et vont continuer à disparaître avant d’être connues ou étudiées. Parmi ces espèces se trouvent certaines dont on aurait pu tirer des substances utiles pour traiter des maladies qu’on ne sait pas soigner aujourd’hui.
Pauvreté et biodiversité
Il est souvent indiqué que le changement climatique frappera davantage les plus défavorisés. Il en va de même pour l’érosion de la biodiversité, car ces ressources constituent une part importante des actifs des pays en voie de développement (Pvd). Le capital naturel représente 25 % de la richesse dans les pays à bas revenu contre 2 % seulement dans les pays industrialisés[8] et les services écosystémiques procurent entre 47 % et 90 % du revenu dans les pays pauvres[9]. Au sein des Pvd, la pêche engendre 47 millions d’emplois, et les forêts 10 millions d’emplois formels et 30 à 50 millions d’emplois informels. Les ressources forestières permettent la subsistance de 1, 2 milliard de personnes en situation d’extrême pauvreté[10]. Dans les Pvd et les pays émergents, la perte des ressources naturelles résultant de modes d’exploitation non soutenables représente parfois des montants considérables, par exemple 4, 2 % du Pib en Inde en 2003[11]. D’ici 2050, ce sont principalement ces États qui connaîtront des détériorations de services écosystémiques très supérieures à la moyenne mondiale, représentant 17 % du Pib en Afrique et 23 à 24 % en Amérique latine et dans les Caraïbes[12]. La dégradation de la biodiversité de ces pays constitue aussi une érosion de leur capital et un facteur aggravant les inégalités géographiques et géopolitiques.
D’une manière générale, la biodiversité représente une part importante du « Pib des pauvres ». Les catégories favorisées peuvent plus facilement acheter des substituts pour compenser la perte des services écosystémiques et produits de la biodiversité que ne peuvent le faire les plus pauvres. La dégradation, la mauvaise gestion ou la surexploitation des ressources naturelles désavantagent donc ces derniers. Dans les Pvd, davantage encore qu’ailleurs, plus les populations et les ménages sont pauvres et plus la part des ressources naturelles occupe une place importante dans leurs revenus, que ce soit sous forme de nourriture, de combustible, de plantes médicinales ou de matériaux de construction.
Pour toutes ces raisons, la connaissance, la préservation et la gestion durable et rationnelle de la biodiversité apparaissent comme un enjeu considérable. Trop souvent, le primat accordé au changement climatique dans l’agenda des politiques publiques masque cette réalité, dont il est urgent de prendre la mesure[13].
[1] - Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, 2019.
[2] - « Perspectives de l’environnement de l’Ocde à l’horizon 2050 », Ocde, 2012 ; « Étude de l’Ocde sur la croissance verte », Ocde, 2012 ; Oxford Martin Commission for Future Generation, Now for the Long Term, University of Oxford, 2013.
[3] - Convention sur la diversité biologique, Plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020 et les objectifs d’Aichi, 2010.
[4] - Nicola Gallai et al., “Economics Valuation of the Vulnerability of World Agriculture Confronted with Pollinator Decline”, Ecological Economics, vol. 68, 2009.
[5] - Food and Agriculture Organization of the United Nations, La Situation mondiale des pêches et de l’aquaculture, FAO, 2012.
[6] - Herman Cesar, Lauretta Burke, Lida Pet-Soede, The Economics of Worldwide Coral Reef Degradation, Cesar Environmental Economics Consulting-WWF-Netherlands, 2003.
[7] - Oxford Martin Commission for Future Generation, Now for the Long Term, op. cit.
[8] - OECD, Natural Resources and Pro-Poor Growth: The Economics and Politics, OECD, 2008; World Bank, Where is the Wealth of Nations? Measuring Capital for the 21th Century, World Bank, 2006.
[9] - UNEP, Towards a Green Economy: Pathways to Sustainable Development and Poverty Eradication – A Synthesis for Policy Makers, UNEP, 2011
[10] - World Bank, Sustaining Forests: A Development Strategy, World Bank, 2004.
[11] - Haripriya Gundimeda, Green Accounting and Its Applications for Development Policy, Presentation at 16th Poverty Environment Partnership Workshop, 2011.
[12] - Leon Braat, Patrick ten Brink (sous la dir. de), The Cost of Policy Inaction: The Case of Not Meeting the 2010 Biodiversity Target, 2008.
[13] - Pour davantage de développements sur les aspects abordés dans cet article, voir Guillaume Sainteny, Le Climat qui cache la forêt, Paris, Rue de l’échiquier, 2015.