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Photo : Emiliano Vittoriosi
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Dans le même numéro

Les formes du capital sexuel

juil./août 2017

La liberté sexuelle incarne l’accomplissement personnel dans la société moderne occidentale. L’envisager comme un capital permet de reconnaître l’aliénation des capacités sexuelles des femmes par l’économie. Dans la modernité tardive, elle est aussi la capacité, inégalement répartie, des individus de prendre confiance en soi.

Sexual freedom embodies self-realization in modern western societies. Viewing it as capital allows to recognize the alienation of women’s sexual capacities in the economy. In late modernity, it is also the capacity, unequally distributed, of individuals to gain self-confidence.

Comment le sexe est-il devenu si important pour nous ? Comment la perception du sexe et de la sexualité est-elle passée d’un instinct naturel qui doit être régulé dans l’intérêt du bien commun à un discours, un ensemble de modes de pensée institutionnalisés, publics et incorporés par lequel des agents sociaux trouvent une prise sur leur subjectivité et agissent sur elle ? La réponse à ces questions tient fondamentalement au fait que la sexualité incarne la valeur et la pratique de la liberté personnelle. L’association entre autonomie personnelle et réalisation de soi d’un côté et liberté sexuelle de l’autre est le résultat d’un long processus sociohistorique qui fait de la liberté sexuelle un principe central de la société moderne occidentale.

La liberté sexuelle constitue un ensemble d’idées, une matrice de valeurs, un cadre culturel et une pratique qui ont eu une puissante influence sur d’autres institutions et d’autres relations, aussi bien économiques qu’intimes. Nous proposons de comprendre la liberté sexuelle comme un capital, c’est-à-dire comme une ressource inégalement répartie, qui peut rapporter différents types d’intérêts selon les circonstances sociohistoriques. Le principal objectif de notre analyse consiste à distinguer les différentes formes de capital sexuel, ainsi que leurs différents contextes sociohistoriques.

La sexualité moderne a rationalisé et réifié le sexe. Elle en a fait un attribut personnel, une identité et, par conséquent, une forme de propriété inhérente à la personne. Mais on a imaginé que cette forme de propriété personnelle n’était pas monnayable, dans un contexte normatif où le sexe et l’économie devaient être séparés l’un de l’autre : le « bon » sexe était domestique, appartenant à la sphère de la reproduction et de l’ordre d’une « superstructure ». Mais dans la modernité tardive, parce que la séparation entre les capacités individuelles et la sphère économique s’estompe, les personnes deviennent de plus en plus propriétaires de leur sexualité et attendent qu’elle leur soit rentable.

Au-delà de l’opinion courante qui dénonce la marchandisation du sexe et de la sexualité, le concept de capital sexuel permet de reconnaître en même temps la possibilité (perçue) de liberté sexuelle et le fait sociohistorique que, dans la modernité tardive, la liberté individuelle est devenue parfaitement compatible avec la liberté de marché. En d’autres termes, la liberté, la liberté sexuelle en particulier, est devenue le fondement normatif du capitalisme contemporain.

Qu’est-ce que le capital sexuel ?

Dans notre typologie, le « sexuel » renvoie à deux domaines différents : en premier lieu, au caractère sexy et attirant des corps, principalement aux yeux des autres ; en second lieu, à l’expérience sexuelle. Le domaine de l’expérience sexuelle forme un continuum qui va du désir, en passant par les comportements, les actes et les compétences, jusqu’aux identités publiques acceptées1.

Qu’entendons-nous par « capital » ? Dans le premier volume du Capital, Marx affirme que le capital (économique) est l’appropriation de la plus-value – l’exploitation du travail – ainsi que la réinjection de cette plus-value dans le circuit de production. Marx propose une conception fluide du capital, qui distingue le capital de la valeur, mais va également au-delà d’une signification purement monétaire du capital. D’autres théorisations s’éloignent de la théorie de la valeur fondée sur le travail et la classe ouvrière pour s’intéresser aux classes moyennes et aux divers indices économiques, tels que les diplômes et les compétences techniques et professionnelles, connus sous le nom de « capital humain », qui procurent des avantages sociaux à ces classes2. Sous l’influence de la théorie des champs de Bourdieu et du « tournant culturel », il est nécessaire de prendre en compte ces avantages non économiques que sont les capitaux culturels et sociaux, voire émotionnels et moraux3. Dans notre approche du capital sexuel, le sexe et la sexualité sont essentiels pour comprendre les inégalités sociales et économiques.

Comment donc concevoir le capital sexuel ? Faut-il emprunter la terminologie marxienne de l’exploitation de la force de travail sexuel ? Ou bien faut-il envisager le capital sexuel comme une ressource essentiellement non économique qui est accumulée en dehors du processus de travail ? Le stock de capacités sexuelles possédé par les individus confère-t-il des avantages transférables dans la sphère économique ? Pour répondre à ces questions, nous distinguons deux types de capital sexuel : le premier relève de la sphère économique et prend sa valeur dans les relations de travail, le second relève de la sphère de la reproduction, de la vie domestique et des relations intimes, et prend sa valeur au sein de ces différents modes de coopération.

La perspective économique considère que le sexe et la sexualité produisent du capital monétaire. Pensons en effet à la panoplie de marchandises et de « services », principalement matérialisés, tels que les sex toys, les romans érotiques ou les séjours romantiques, qui sont vendus à des consommateurs sur différents marchés du « style de vie » (lifestyle)4. Les travailleuses du sexe, comme les actrices pornos ou les prostituées, produisent aussi du capital. Leurs capacités sexuelles – leurs compétences et qualités incorporées – sont distribuées sous forme de salaires aux travailleuses et sous forme de capitaux aux grandes agences de production, aux entreprises de l’industrie du sexe et au crime organisé. Mais le sexe et la sexualité produisent de la valeur pour le capital également dans la sphère privée. Selon la critique féministe socialiste, la dépendance économique des femmes permet l’exploitation de leur travail sexuel, reproductif et émotionnel, et assure plus généralement le fonctionnement et la perpétuation du capitalisme patriarcal5. Dans cette perspective, la régulation de la sexualité dans le cadre de l’hétérosexualité reproductive ou, plus tard, romantique, est décisive pour comprendre le mode de production capitaliste et l’accumulation du capital.

Les femmes aliènent leurs capacités sexuelles d’une manière qui produit de la plus-value et du capital, que ce soit pour l’industrie du sexe ou pour l’économie en général. Bien sûr, il existe des différences fondamentales entre l’industrie du sexe et la sphère domestique. Néanmoins, dans tous les cas qui tombent sous la catégorie de capital sexuel comme plus-value du corps, l’exploitation des « moyens de sexualités6 » des femmes par les hommes produit du capital économique.

Enfin, le capital sexuel dans la modernité tardive fait référence à la valeur économique que les sujets peuvent tirer de leurs qualités, capacités et expériences sexuelles. Cette catégorie n’a pas vocation à remédier au caractère asymétrique et genré du marché du travail. En réalité, il pourrait être plus utile de penser le capital sexuel dans la modernité tardive en termes de classe plutôt que de genre. De plus, ce capital sexuel ne concerne pas tant l’attrait physique (sexiness, c’est-à-dire les affects sexuels induits par un corps sur un autre) que la capacité d’un individu d’accumuler de la confiance en soi par le sexe et d’employer cette confiance dans la sphère économique. Ce type de valorisation sexuelle est rendu possible quand la sphère de la production (l’économie) et celle de la reproduction (le sexe et la sexualité) deviennent indissociables, à la fois structurellement et normativement. Le capital sexuel dans la modernité tardive n’est pas seulement configuré par le capitalisme néolibéral ; il le légitime et en constitue un moteur.

L’économie morale de la sexualité moderne

Un aperçu de l’économie morale de la sexualité moderne montre que la valeur morale du sexe et de la sexualité relève d’une sphère domestique privée dans une distance relative à l’égard de l’économie formelle et institutionnalisée7.

Le bon et le mauvais sexe

Avec l’avènement de la modernité, il devient largement admis que la sexualité domestique est – ou devrait être – séparée du système capitaliste. Les relations sexuelles dans le cadre du mariage contrebalancent la rationalité instrumentale associée au commerce moderne. Tel est le « bon » sexe. Mais il y a également un « mauvais » sexe, qui va de la prostitution à la « vente des épouses » (mercenary marriage). À cet égard, le sexe et la sexualité sont alors perçus comme une puissance de construction et de destruction du corps social, comme plaisants et dangereux. Comme le montre Gayle Rubin, le sexe monogame, hétérosexuel, fondé sur une relation non tarifée, a été culturellement opposé au sexe « anormal », comme l’homosexualité ou les rapports tarifés. Cependant, la relégation normative du « bon » sexe dans la sphère de la reproduction et des relations sociales n’en a pas seulement fait le contraire des échanges utilitaires et des comportements intéressés, mais elle a également inscrit le sexe et la sexualité dans une relation causale, structurelle, avec le fonctionnement économique des sociétés.

Il est sans doute plus facile d’admettre l’importance de l’épanouissement sexuel personnel pour le bon fonctionnement de la production capitaliste. Le capitalisme libéral est fondé sur la croyance selon laquelle les croissances matérielle et spirituelle sont incommensurables8, mais l’intérêt marchand dépend de sphères d’existence désintéressées (spirituelles, artistiques, intimes). Le sexe est important pour la production capitaliste précisément parce qu’il appartient à la sphère non marchande de reproduction, où les sujets sont élevés, éduqués et reproduits.

La chasteté

La bifurcation normative entre un « bon » et un « mauvais » sexe a tiré parti d’un ensemble précis de présupposés de genre. À la fin du xviiie siècle, les femmes ont été désexualisées. On croit alors que les femmes sont, de manière innée, naturellement et scientifiquement, le sexe le plus chaste (et donc moralement supérieures aux hommes). Ce préjugé fort répandu constitue un capital sexuel par défaut, qui intègre deux idéologies modernes relatives au genre : celle selon laquelle le sexe peut être soit « bon » et domestiqué, soit « mauvais » et transformé en marchandise, et celle selon laquelle toutes les femmes sont par nature pures, sexuellement dociles et exemptes de passion. Ainsi, culturellement codée, la chasteté fonctionne comme un capital sur le marché du mariage bourgeois des xviiie et xixe siècles. En échange de leur moralité sexuelle chaste, les femmes bourgeoises obtiennent la sécurité économique par le mariage. Dans cette économie morale stricte et genrée, le capital sexuel par défaut maintient l’idéal selon lequel toutes les femmes « comme il faut » – par contraste avec les « filles perdues » – sont chastes, jusqu’à preuve du contraire.

Au tournant du siècle, on admet que l’expression et la satisfaction sexuelles (« normales ») sont décisives pour réussir un mariage et bénéficient même à la société dans son ensemble9. Le sexe peut être socialement bénéfique non seulement parce qu’il aide les hommes bourgeois à rester des membres productifs de la société, comme Freud le suggère, mais aussi parce qu’il rend les travailleurs plus efficaces et plus dociles, ainsi que les instructions de Ford à ses employés l’indiquent. Après qu’on a reconnu l’importance de la satisfaction sexuelle à la maison pour la production capitaliste, la chasteté a continué de jouer un rôle décisif dans la vie des femmes, même après leur mariage10.

La plus-value du corps

La forme la plus directe et grossière de capital sexuel est celle qui est accumulée à travers l’exploitation de la force de travail sexuel de femmes, d’hommes et d’enfants généralement vulnérables et pauvres11. Au-delà de l’exploitation des corps privés de droits dans le commerce du sexe, le capital sexuel est également créé, de manière implicite, à travers les corps sexués. Comme l’explique David Harvey, « les travailleurs sont transformés (comme Marx le suggère dans le Capital) en des appendices du capital à la fois sur le lieu de travail et dans la sphère de la consommation (ou, comme l’indique Foucault, les corps sont rendus dociles par l’essor de puissants appareils disciplinaires à partir du xviiie siècle)12 ». Le développement de théories psychanalytiques, managériales ou marxistes, au début du xxe siècle, cherche à réguler la sexualité humaine au profit de l’ordre social et économique.

Le sexe permet l’accumulation du capital en formant des consommateurs dociles qui achètent des services et des marchandises pour leur style de vie (lifestyle). Une bonne part du marché pour le loisir sexuel dépend de l’idéal social selon lequel les personnes sont appréciées selon leur compétence sexuelle. Cette dernière ne s’atteste que dans la sphère privée par les performances sexuelles : c’est une capacité personnelle. Parce qu’elle est purement de l’ordre de l’expérience, elle ne présente aucun signe visible sur le corps. Cependant, une industrie de l’épanouissement sexuel personnel a connu un essor dans la culture populaire. Dans un monde où il est impératif d’être sexuellement satisfait, les hommes – et, de plus en plus, les femmes – sont encouragés à prendre la responsabilité de leur propre plaisir et d’y travailler par l’acquisition de diverses marchandises.

Le sexe produit du capital soit directement, comme travail sexuel, soit indirectement, à travers la régulation de la sphère de reproduction, de manière à produire collectivement des travailleurs salariés dociles, capables de transformer leur force de travail en marchandise. La même logique s’applique à la consommation : les consommateurs achètent des marchandises sexuelles qu’ils emploient dans leurs relations. Mais la nouvelle économie de la consommation produit également une œuvre fantasmatique, chargée d’érotisme, qui structure la conscience collective et reproduit le capitalisme.

Le charme

La catégorie du charme (attractiveness) concerne le sexe au sein de la stratification et de la sociabilité sexuelles ; des règles de conduite dans des contextes micro-sexuels tels que les localités urbaines, les sous-cultures, les rencontres amoureuses à la fac ou les relations dyadiques. Le sexe est du capital au sens où il est échangé entre des personnes mais n’est pas une marchandise qui produit du capital pour les autres. Ce qui est échangé est plutôt le caractère « sexy » (sexiness) et produit du capital social dans des cercles sociaux relativement restreints.

L’approche par les champs sexuels permet d’étudier « l’organisation sociale du désir » dans ces milieux particuliers. Un champ sexuel est une économie du statut social de petite échelle, organisée autour de sa capacité à être désiré par les autres. Celui qui est désirable aux yeux des autres augmente sa popularité et son succès socio-sexuel dans son milieu. Le champ sexuel est perçu comme une sphère sociale (quasi) autonome par laquelle la répartition inégalitaire du capital social implique que « le plus riche » peut profiter de son pouvoir13. Considérer le sexe comme une ressource dans un système de classement permet de comprendre la manière dont l’expérience sexuelle ordinaire et le caractère désirable d’une personne allouent et répartissent la valeur sociale.

Comment le capital sexuel peut-il être conçu à la fois comme une ressource personnelle, valorisée socialement, et comme une ressource qui peut être transférée dans la sphère économique ? Le capital sexuel ou érotique est une combinaison culturellement conditionnée de désirabilité physique et sociale. L’attrait du visage, la beauté du corps (actuellement : jeune, ferme et tonique) et le mouvement et le comportement corporels (actuellement : aisé, confiant, audacieux), comme l’attrait social général : tels sont les aspects significatifs de ce genre de capital sexuel14. Ainsi compris, l’attrait sexuel dépasse les questions de rencontre et d’accouplement pour intéresser l’ensemble du marché du travail : être sexy peut servir non seulement des carrières dans les industries de la mode, du sexe et de la beauté, mais aussi, de plus en plus, dans les emplois ordinaires.

La valeur personnelle

Le capital sexuel dans la modernité tardive participe à la structure de classe précisément parce qu’il est accumulé par les individus dans leur vie quotidienne et intime. Plus que la production de travailleurs bien adaptés dont les désirs sexuels sont confinés à la sphère privée, cette notion suppose que seuls certains sujets peuvent utiliser la liberté sexuelle, dont ils jouissent de manière privée, également sur leur lieu de travail sous forme de capital humain. En ayant une activité sexuelle, certaines personnes parviennent en effet à une plus grande estime de soi qui les rend plus à même de trouver un emploi.

Cette nouvelle strate de capital sexuel met en avant le sentiment d’une plus grande efficacité personnelle, que l’on acquiert en étant sexuellement actif, désirable, attirant, compétent ou audacieux. La beauté, le caractère sexy et une fière allure sont requis dans de nombreux secteurs créatifs de l’économie contemporaine. La capacité d’une personne à susciter un désir érotique importe aussi dans un contexte où les relations intimes et les marchés matrimoniaux sont très fortement individualisés15. Cependant, il faut prêter attention aux récompenses moins visibles que les compétences et les expériences sexuelles peuvent procurer à soi-même et à la manière dont ces capitaux personnels peuvent devenir structurellement avantageux pour une certaine catégorie de personnes, par ailleurs devenues matériellement vulnérables dans le capitalisme néolibéral, à savoir les classes moyennes.

Dans la modernité tardive, tandis que la sphère de la production est subsumée sous l’accumulation capitaliste, le capital sexuel devient un moyen de convoquer, de réaliser et d’afficher sa subjectivité sexuelle d’une manière qui maximise sa valeur personnelle et son estime de soi. Dans une telle approche, le sexe et la sexualité deviennent des supports de mesure et de réification, sous la forme de choix d’une identité et d’un style de vie, de compétences que l’on peut acquérir et de techniques que l’on peut maîtriser, de certaines manières de communiquer, de moyens au service du bien-être et de preuves de créativité, d’expérience et d’une singularité à réaliser.

Le capital est la somme d’états affectifs concernant le sexe accumulés par un individu, en particulier l’audace, la réalisation de soi, la créativité, l’ambition et l’estime de soi. Cet ensemble affectif est similaire à ce que Dardot et Laval appellent le « dispositif de performance/jouissance néolibéral16 » et qui pousse les sujets néolibéraux à constamment s’amuser et faire de nouvelles expériences. Compris de cette manière, le capital sexuel n’est pas nécessairement relié à la vigueur recueillie dans les échanges intimes et l’expérience des attachements amoureux. Débordant la sphère intime, le capital sexuel est également précieux pour vérifier et augmenter l’auto-évaluation d’un employé potentiel sur le plan de la créativité, de la prise de risque et de l’originalité personnelle. Alors que le capital sexuel est acquis individuellement à l’intérieur des champs sexuels, il peut augmenter la valeur sociale de quelqu’un à l’extérieur. Nous définissons ainsi le capital sexuel de la modernité tardive comme la possibilité pour certains sujets d’accumuler de la valeur personnelle et de tirer des revenus économiques de leurs capacités sexuelles.

Dans l’habitus des classes moyennes, il se peut que le capital sexuel – la capacité personnelle à s’estimer sur la base de ses expériences sexuelles – soit devenu une stratégie des travailleurs et des demandeurs d’emploi pour supporter les insécurités qui leur sont infligées par le capitalisme néolibéral16. Quand l’emploi est précaire, les agents des classes moyennes n’ont presque plus rien d’autre que leurs capacités affectives et sexuelles pour restaurer leur autorité, c’est-à-dire pour voir leurs compétences reconnues. Cependant, ce qui est en jeu pour l’employabilité des classes moyennes n’est pas exactement les identités sexuelles – aussi fluides, excitantes et radicales soient-elles –, mais les affects associés à la valeur sexuelle que l’on s’accorde.

En réalité, le capital sexuel est avantageux seulement si on l’envisage à la fois comme un sentiment personnel et une capacité psychique qui peuvent être utilisés comme source d’autorité quand la vie professionnelle est dominée par des emplois de courte durée, limités à des « projets », et dépourvus de toute structure claire, de tout cadre organisationnel et de toute continuité.

Notre théorie du capital sexuel dans la modernité tardive propose ainsi une économie politique radicale du sexe. Radicale parce qu’elle remet en cause la vision courante selon laquelle le sexe est essentiellement une affaire privée, sans conséquence sur la manière dont l’espace social est organisé, en particulier sur les relations entre classes. Le sexe est plus qu’un capital personnel possédé par des individus qui calculent leurs investissements dans la poursuite de leurs intérêts. Le capital sexuel exemplifie plus généralement la manière dont les travailleurs des industries créatives emploient diverses connaissances tacites et capacités incorporées pour leur intérêt sur un marché du travail très compétitif.

L’industrie du sexe explique seulement en partie la manière dont le sexe se rattache à la structure de classe. Certes, le sexe se vend bien, et l’industrie du sexe a grandement contribué à l’asservissement de femmes (principalement) pauvres. Mais, dans la culture contemporaine, le sexe incarne également la liberté, l’accomplissement personnel, la puissance (empowerment) et la créativité, qui sont précisément les idéaux du capitalisme contemporain et, de manière plus significative, les piliers de la vie professionnelle. En développant le concept de capital sexuel dans la modernité tardive, nous prenons au sérieux ce que les féministes ont défendu de longue date – que la sphère de la reproduction, la « vie même », est directement impliquée dans le maintien du système capitaliste et la création de capital. Les compétences et les pratiques subjectives deviennent des moyens directs de production dans une vie professionnelle « inventive », « passionnée » et créative. Le capital sexuel dans la modernité tardive constitue ainsi un exemple parmi d’autres d’une réalité sociale dans laquelle les sujets des classes moyennes en particulier, hommes comme femmes, doivent exploiter leur vie même.

  • 1.

    Nous nous concentrons sur l’hétérosexualité parce qu’elle conserve la plupart de ses caractéristiques morales passées alors même qu’elles sont graduellement déstabilisées ; elle demeure moins politisée dans l’espace social que d’autres types de relations sexuelles ; et on en fait généralement l’expérience comme quelque chose de naturel et d’individuel.

  • 2.

    Laurent Thévenot, « Vous avez dit “capital” ? Extension de la notion et mise en question d’inégalités et de pouvoirs de domination », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 70, no 1, janvier-mars 2015, p. 69-80.

  • 3.

    Voir respectivement : Pierre Bourdieu, »Ökonomisches Kapital, kulturelles Kapital, soziales Kapital« , dans Reinhard Kreckel (sous la dir. de), Soziale Ungleichheiten, Göttingen, O. Schwarz & Company, 1983, p. 183-198 [traduit en anglais par Richard Nice, “The Forms of Capital”, dans J. Richardson (sous la dir. de), Handbook of Theory and Research for the Sociology of Education, New York, Greenwood Press, p. 241-258] ; Eva Illouz, Saving the Modern Soul: Therapy, Emotions, and the Culture of Self-Help, Berkeley, University of California Press, 2008 ; Michèle Lamont, la Morale et l’Argent. La culture des cadres en France et aux États-Unis, Paris, Métailié, 1995.

  • 4.

    Eva Illouz, les Sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006.

  • 5.

    Janet E. Halley, Split Decisions: How and Why to Take a Break from Feminism, Princeton, Princeton University Press, 2006.

  • 6.

    Gayle Rubin, “The Traffic in Women: Notes on the ‘Political Economy’ of Sex”, dans Rayna R. Reiter, Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975, p. 157-210.

  • 7.

    Pour des analyses nuancées de la construction sociale de la sexualité avant la modernité, voir Faramerz Dabhoiwala, “Lust and Liberty”, Past & Present, vol. 207, no 1, mai 2010, p. 89-179 et Daniel Juan Gil, Before Intimacy: Asocial Sexuality in Early Modern England, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006.

  • 8.

    Michel Feher, « S’apprécier, ou les aspirations du capital humain », Raisons politiques, vol. 4, no 28, 2007, p. 11-31.

  • 9.

    Sigmund Freud, « La morale sexuelle “culturelle” et la nervosité moderne » [1908], dans Œuvres complètes, vol. VIII, édition de Jean Laplanche, Paris, Puf, 2017.

  • 10.

    Lisa R. Pruitt, “Her Own Good Name: Two Centuries of Talk About Chastity”, Maryland Law Review, vol. 63, no 3, 2004, p. 401-539.

  • 11.

    Selon des estimations récentes, le revenu global de l’industrie du sexe se situe autour de 7, 5 milliards d’euros ; voir Fabio D’Orlando, “Swinger Economics”, The Journal of Socio-Economics, vol. 39, no 2, 2010, p. 295-305.

  • 12.

    David Harvey, “The Body as an Accumulation Strategy”, Environment and Planning D: Society and Space, vol. 16, no 4, 1998, p. 401-421.

  • 13.

    Greeen suggère qu’« en moyenne, les femmes sont toujours plus valorisées pour leur capital sexuel que pour leur capital économique, mais de moins en moins avec le temps. Réciproquement, les hommes sont plus valorisés pour leur capital économique que pour leur capital sexuel, mais de moins en moins avec le temps. Voir Adam Isaiah Green, “The Sexual Fields Framework”, dans A. I. Green (sous la dir. de), Sexual Fields: Toward a Sociology of Collective Sexual Life, Chicago, The University of Chicago Press, 2014, p. 35.

  • 14.

    Voir Catherine Hakim, “Erotic Capital”, European Sociological Review, vol. 26, no 5, 2010, p. 499-518.

  • 15.

    E. Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, traduit par Frédéric Joly, Paris, Seuil, 2012.

  • 16.

    Beverley Skeggs, “The Making of Class and Gender Through Visualizing Moral Subject Formation”, Sociology, vol. 39, no 5, 2005, p. 965-982.