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Un printemps à Gaza

juillet 2009

#Divers

La mer par la fenêtre et Seule la mer, sur la table basse, d’Amos Oz. J’avais été stupéfait par le silence de l’écrivain, lors des bombardements de janvier. À peine avait-il murmuré quelque chose, du bout des lèvres, on avait mal entendu ce qu’il disait… Mais je suis tout autant sidéré par la beauté de ses écrits, et je suis content d’avoir emporté ce livre-là, cette longue ode à la vie quotidienne.

Il y a quelques mois on ne pouvait pas lire, à Gaza. À l’université El Azhar, Ihab me parle des séquelles psychologiques, du mal qu’ont les étudiants à se concentrer. Ce sont des traumatismes trop profonds pour être remarqués par l’étranger de passage. Je retrouve avec plaisir quelques étudiants – je les retrouve au sens littéral du terme, je les croyais perdus, lorsqu’en janvier leurs téléphones ne répondaient pas, faute de réseau, faute d’électricité. Nous avons parcouru le centre-ville, nous n’avons pas mentionné la « guerre », on a juste changé de trottoir, parce que le conseil législatif menace de s’écrouler tout à fait, ses étages tombés les uns sur les autres comme un mille-feuille vacillant. Que dire ? On a parlé des tragédies et des espoirs du quotidien, la peine de cœur de Mohammed, l’éventuelle bourse d’études de Dina, les fiançailles de Zacharia… La veille, de jeunes auteurs m’avaient confié leurs difficultés, ils sont mal payés, il est difficile de se faire publier, ici… Leurs mots étaient les mêmes que ceux des jeunes auteurs du monde entier. Mais comment pourraient-ils le savoir ?

Où que j’aille, je ressens l’enfermement. Les rues du centre s’étirent loin, leurs perspectives débouchent sur la mer : à chaque pas, j’ai pourtant la nette conscience de l’emprisonnement, de la fermeture. Peut-être parce que le point de passage d’Erez constitue une expérience éprouvante, à chaque fois que je traverse ses guichets, son labyrinthe de couloirs, ses portails métalliques… Ou parce que je sais bien à quoi ressemble Gaza, vue de haut, sur une carte, ce petit rectangle clos. Ou alors parce que les sbires du Hamas contrôlent chaque coin de rue. Mais sans doute ce sentiment vient-il d’abord des conversations, qui ressemblent tellement à celles de prisonniers, où il est toujours question de contrebande, de fuite, de désir d’ailleurs. En payant 6 000 dollars et en rampant pendant 500 mètres, on peut passer en Égypte. Mais à quel prix peut-on abandonner son pays, sa famille ?

Les heures passées avec Saleh sont plus légères. Il travaille avec des Italiens, le personnel des Ong va et vient plus librement, peut-être cela lui apporte-t-il un peu d’air frais. Il a voyagé, il connaît un peu le monde, de l’autre côté du mur. Nous buvons du coca, nos cannettes sont passées par les tunnels, cabossées, rayées, encore poussiéreuses. Mais avec lui, j’ai l’impression de parler à un homme libre. On peut évoquer la guerre aussi. Nous sommes dans la véranda, les voitures et les passants défilent, sur le bord de mer. Je lui demande comment c’était, en janvier, ici. Comment étaient les rues, qu’est-ce que j’aurais vu, par la fenêtre ? Il sourit. Pendant les bombardements, tu ne serais pas resté à la fenêtre.

Il me dit la peur, les corps entassés dans les pièces les moins exposées. L’écoute fébrile de la radio. Heure après heure, le Hamas affirmait la vaillance des résistants, ils avaient tué tant de soldats, ils avaient fait tant de prisonniers, et à chacune de ces nouvelles tu te prends la tête dans les mains, parce que tu ne sais pas encore que ce sont des mensonges, et tu attends les représailles qui vont suivre, de nouveaux bombardements, d’autres victimes… Comme toutes les personnes que j’ai rencontrées, Saleh parle de la mainmise du Hamas avec un grand ressentiment, beaucoup d’amertume. Mais tenter de changer les choses, maintenant, personne n’y pense : seul compte le calme retrouvé. La veille, à la nuit tombée, les rues du centre étaient bondées, des familles entières venues se promener, manger une glace. Ce n’est pas encore un retour à la normalité, bien plutôt un exutoire : un ami médecin avait vu la même explosion de vie après la guerre du Liban, après qu’on eut pleuré les morts.

Nous avons passé le restant de la soirée sur le toit, à manger du poisson grillé sur des chaises en plastique, et le poisson est divin, à Gaza, au coucher du soleil. Il y avait des tirs, au loin, sans doute les patrouilleurs qui sillonnent au large. Je me suis demandé si j’étais le seul à les entendre – Saleh prête une oreille distraite, ce sont des chars, dit-il, tout à son poisson, et nous avons parlé d’autre chose, et une fanfare est passée, dans la rue, tout en bas, un mariage avec grosse caisse et trompettes.

  • 1.

    Écrivain et critique, vit et travaille à Ramallah. Son premier roman, l’Invisible, paraîtra à la rentrée aux éditions Buchet-Chastel.