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Rien n'est écrit d'avance. Entretien avec Joël Pommerat

Né en 1963, l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat occupe une place singulière dans le paysage du théâtre contemporain. Ne mettant en scène que ses propres textes, il propose un théâtre à la fois réaliste et baigné d’une certaine étrangeté, ancré dans l’époque et les préoccupations contemporaines. Créé en 2015, son dernier spectacle, Ça ira (1) Fin de Louis, fiction politique inspirée de la Révolution française, est donné au théâtre de la Porte Saint-Martin du 13avril au 28juillet 2019.

Votre dernière pièce, Ça ira (1) Fin de Louis, a pour sujet la Révolution française, plus particulièrement les années 1787 à 1791. Pour la première fois, vous abordez un thème explicitement politique. Dans La réunification des deux Corées (2013), vous évoquiez la question du couple. Et dans votre trilogie Au monde, D’une seule main, Les Marchands (2004-2006), le propos portait davantage sur le monde du travail et les relations sociales. Comment choisissez-vous vos sujets ? Quels sont les fils qui traversent des univers si différents ?

J’ai l’impression de chercher en permanence le bon sujet. Ou plutôt, je passe beaucoup de temps à sélectionner un sujet parmi une infinité de possibles. Le moment du choix est d’ailleurs très compliqué. Ce choix engage beaucoup. Choisir un sujet, c’est décider de s’y consacrer entièrement, au moins une année, souvent plus. C’est une grande responsabilité : décider de ce qui vaut la peine, justifie un si grand intérêt, un si grand investissement, il y a presque une question morale. Souvent, c’est un besoin d’approfondir des préoccupations, des points fixes de la pensée, qui justifie mon choix.

Une de ces préoccupations est la question de la réalité comme représentation : comment l’humanité se pense-t-elle elle-même, se représente-t-elle qui elle est ? Par quel processus nos idéologies, nos croyances, nos valeurs, nos identités se construisent-­elles ? Mon autre préoccupation très concrète est l’incapacité humaine à s’entendre, à construire de vrais dialogues. Je crois que je suis tétanisé par le conflit. À la croisée de ces deux questionnements, sur nos représentations d’une part et sur le conflit d’autre part, ce qui m’obsède négativement est cette impuissance à construire des réalités communes. Ce qu’on appelait autrefois l’incommunicabilité, un vieux thème littéraire : quand on se parle, on ne parle pas depuis la même réalité, on ne parle pas de la même réalité. Chacun fait dans son coin un travail d’interprétation et de création de la réalité. Chacun vit dans ce monde qu’il porte en lui et qu’il nomme soit «  réalité  » soit «  vérité  ». Je crois que c’est ce sujet qui traverse mes pièces, qu’elles soient de couleur sociale, intime ou politique.

La scène est-elle pour vous le lieu de résolution de ce conflit ? Vous dites travailler sur nos représentations. Or le théâtre est l’espace de la représentation par excellence. Comment rendez-vous visible, représentable, ce questionnement qui vous anime ?

Le théâtre est, en tout cas pour moi, le lieu d’un possible apaisement de cette tension, de ce conflit. Il a bien une dimension cathartique que je suis obligé, avec le temps, de reconnaître. Je réfléchis beaucoup à la manière de «  représenter  » ces processus mentaux, non visibles, cet imaginaire. Mon choix d’«  épurer le plus possible la scène  » s’inscrit dans cette tentative de représentation de l’immatériel, de la production mentale de chacun. Mon rêve serait de faire apparaître ce matériau invisible. J’ai beaucoup utilisé la lumière, ses contrastes, l’ombre et le noir, comme espace de «  projection  » ; des espaces vides, des creux, pour établir la scène imaginaire du spectateur. Je cherche du moins à organiser la possibilité de cela.

Vous avez écrit et monté Ça ira (1) Fin de Louis entre 2013 et 2015. Or, quand on lit la pièce aujourd’hui, on ne peut qu’être frappé par ses échos avec notre actualité politique et sociale très contemporaine. La première scène s’ouvre sur un débat entre le roi, ses ministres et les représentants de la noblesse et du clergé sur l’état de la dette publique et la question de la justice fiscale. Les scènes qui se passent dans les premiers comités de quartier, où les gens exposent, les uns après les autres, leurs difficultés et leur mécontentement, et témoignent de la difficulté à passer des doléances à une véritable parole politique collective, font penser aux ronds-points de 2018. Il y a aussi une interrogation sur la violence, sa légitimité, la nécessité de s’organiser face à elle… Êtes-vous conscient de ces échos aujourd’hui ?

Au démarrage de ce projet, il y avait le désir de faire un grand récit historique de la construction de nos idéologies politiques contemporaines, de comprendre leur cheminement, à travers le xxe siècle. Je souhaitais faire une épopée en assumant une certaine héroïsation des personnages. Je voulais que ce récit porte en particulier sur la montée en puissance du néolibéralisme économique et de ses alternatives. J’ai exploré plusieurs épisodes historiques possibles pour approcher ces questions. Et j’ai fini par remonter jusqu’à la Révolution française. En effet, elle fonctionne comme une matrice idéologique et, surtout, elle m’a semblé beaucoup moins éloignée de nous que je ne le pensais. Il ne s’agit pas du tout de préhistoire. J’ai découvert à quel point cette histoire est reliée à la nôtre, c’est une histoire chaude. Les débats entre historiens sont d’ailleurs encore vifs à son propos. Je dirais donc que si la pièce fait écho à notre présent, c’est parce qu’elle est encore en prise directe avec nos préoccupations, nos tensions contemporaines. Nous sommes encore branchés sur cet imaginaire révolutionnaire, cela nous travaille encore, c’est en nous.

Cette pièce est historique au sens où elle s’appuie sur un gros travail de documentation. Vous avez pour cela collaboré avec l’historien -Guillaume Mazeau. Il n’y a pas une scène qui ne s’appuie sur des faits historiques documentés. Mais vous avez replacé ces événements dans un cadre contemporain. Des dialogues jusqu’aux costumes, tout est fait pour donner au spectateur le sentiment que cela se passe ici et maintenant. Pourquoi ?

Je ne voulais pas d’une reconstitution historique traditionnelle. Je voulais que le spectateur se sente au présent de ce moment historique précis, qu’il perde un peu ses repères, ses connaissances de l’histoire, qu’il ressente la fragilité de ce processus révolutionnaire, qu’il éprouve concrètement que cela aurait pu se passer autrement. Je voulais le placer «  en présence  » des événements, c’est-à-dire en situation temporelle fébrile. Plus concrètement, avec le groupe d’actrices et d’acteurs, nous travaillons beaucoup sur cette question de la fragilité, comme si rien n’était écrit d’avance – la pièce comme l’histoire – et que tout pouvait advenir, toujours de manière accidentelle. C’est à condition de redonner le caractère accidentel des choses que le théâtre peut être un lieu d’expérience véritable. Je voulais également que le spectateur soit immergé, au cœur des événements, dans l’effervescence de la délibération collective. Je voulais que cette expérience soit très concrète, comme un événement vécu au présent.

Quel est votre rapport au texte, qui à la fois précède et découle de la mise en scène et du travail -d’improvisation que vous menez avec les comédiens ?

C’est le travail d’écriture qui est la base de tout. Cet acte-là est celui qui me constitue, et qui me donne le plus de satisfaction personnelle. La mise en scène est arrivée pour que l’écriture se concrétise. Le choix de l’écriture de théâtre s’est imposé car j’ai été acteur pendant quatre ou cinq ans, de 18 à 22 ans. Je n’ai pas été un acteur épanoui, car je trouvais que l’acteur manque cruellement d’autonomie. Mais c’est par là, depuis cette place, que j’ai découvert la puissance de l’écriture théâtrale. Si je n’avais pas été acteur, j’aurais à coup sûr essayé d’écrire autre chose. Des romans peut-être, des essais ? Puis je me suis mis à écrire pour des personnes en particulier, celles qui m’accompagnent. Avec peut-être l’envie de leur faire vivre ce que j’aurais aimé vivre comme acteur. Dans mon processus de création, il y a toujours un travail essentiel de pré-écriture, qui est plutôt une longue réflexion sur ce que je veux faire, puis un travail de recherche avec les acteurs, qui concerne ce qu’on appelle la mise en scène et l’écriture au sens littéraire. Je propose aux acteurs ­d’apporter beaucoup d’eux-mêmes dans leur rôle et pas seulement des mots. Le texte est constitué de leur influence, il est fait pour eux, presque sur mesure. À la fin de ce travail, il existe tout de même un texte, qui peut ensuite avoir sa vie propre et dont d’autres peuvent se saisir.

Vous remettez en question les catégories de dramaturge ou de metteur en scène. Vous vous définissez plutôt comme un «  écrivain de spectacles  ». Que mettez-vous derrière cette expression, et que nous dit-elle de l’évolution du théâtre contemporain ?

Depuis quelque temps, il est beaucoup question de « l’écriture de plateau », cette manière de créer des pièces « sur un plateau », dans un travail de recherche qui, en effet, brouille les anciennes catégories. Je crois surtout que cela correspond à un décloisonnement dans le domaine du spectacle vivant. Il y a aujourd’hui davantage de circulation entre des domaines qui étaient fermés sur eux-mêmes de manière arbitraire : danse, musique, théâtre… Quelqu’un comme la danseuse et chorégraphe Pina Bausch, par exemple, a été très importante pour de nombreux artistes de théâtre. Elle fait prendre conscience à quel point le théâtre peut résister à l’absence de mots. La culture française du théâtre nous en paraît d’autant plus centrée sur sa dimension littéraire, jusqu’à une certaine forme de préciosité formelle. On a longtemps eu un trop grand respect du texte, y compris dans la manière de l’interpréter. Cela a fondé une histoire du théâtre français dite « classique », qu’il est légitime de mettre en question aujourd’hui. En effet, ce théâtre du mot, ce théâtre où le texte est au centre, a invisibilisé pendant longtemps tout un autre champ des possibles du théâtre.

Propos recueillis par Anne Dujin

Joël Pommerat

Auteur et metteur en scène, Molière 2016 pour Ça ira (1) Fin de Louis.

Anne Dujin

Rédactrice en chef de la revue Esprit depuis 2020, Anne Dujin est politiste de formation. Elle est également poète. Son dernier recueil, L'ombre des heures, est paru aux éditions de L'herbe qui tremble en 2019.

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