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Dans le même numéro

Des Barjots aux bandes des cités. (Discussion)

février 2008

#Divers

Bien avant les « sauvageons » et les « jeunes des cités », on parlait de « blousons noirs ». Auteur d’une étude ethnographique de référence sur ces jeunes délinquants des années 1960, les Barjots, Jean Monod dialogue ici avec un sociologue qui travaille aujourd’hui sur le sujet des banlieues. Quelle comparaison peut-on établir entre les deux périodes ? Comment comprendre la stupéfaction immuable devant une forme de révolte juvénile ? Que racontent aussi ces jeunes gens sur un monde dans lequel ils ont le sentiment de ne pas avoir leur place ?

Esprit – En janvier 1968 paraissent les Barjots. Essai d’ethnologie des bandes de jeunes. Quarante ans plus tard, à l’occasion de sa réédition1, on relit cet ouvrage avec un intérêt renouvelé. Comment l’idée d’une enquête « ethnologique » est-elle venue ? En quoi le structuralisme pouvait-il s’emparer d’un tel objet à la fois proche et lointain ? Appliquer la méthode ethnologique à un objet comme les blousons noirs était-il une démarche atypique ?

Jean Monod – L’idée est venue d’une boutade mondaine. Hélène Gordon-Lazareff, fondatrice du magazine Elle, en discutant avec Claude Lévi-Strauss, s’emballe pour l’idée d’une étude « ethnologique » des bandes de jeunes. On commençait à parler du structuralisme, Tristes tropiques était le best-seller du moment. Il apparaissait piquant d’étudier des blousons noirs comme des sauvages. Le jeu semblait amuser Lévi-Strauss, qui me dit avoir éprouvé, en voyant des jeunes au Drugstore des Champs-Élysées, l’impression « d’une tribu aussi étrange que les Bororo ». Cette impression se combinait à l’idée qui avait accroché Mme Gordon-Lazareff, selon laquelle l’uniformisation culturelle de la planète devait conduire à la reconstitution de nouveaux clivages entre les générations. Comme s’il y avait une limite à l’uniformisation, liée à une nécessaire diversité, qui aurait fonctionné comme une loi équilibrante des sociétés. Il était excitant d’imaginer que les bandes de jeunes puissent être un révélateur de telles limites, allant à rebours de l’idéologie alors en pleine euphorie de progrès indéfini. La condition pour vérifier une telle hypothèse était de mener une enquête de terrain selon les règles du travail ethnographique, impliquant une immersion dans le sujet et un séjour prolongé. C’est ainsi que j’ai pu négocier un double contrat, qui, tout en me donnant les moyens pour mener une enquête sur une année, m’engageait, au-delà de l’article pour Elle, à écrire un livre pour les éditions Julliard que dirigeait alors Christian Bourgois. La première chose que j’ai faite, une fois ce double contrat en poche, a été de m’acheter une mobylette…

Quand j’ai commencé à lire des rapports de police, j’ai constaté une certaine méconnaissance de la jeunesse, qui contrastait avec la montée en épingle journalistique du même sujet. Pour la police comme pour la justice, les jeunes sont d’abord des mineurs. Ils bénéficient à ce titre de certaines dispenses légales. Psychologiquement, s’ils ont un profil qui les différencie des adultes, ce profil reste individuel tout en étant idéologiquement collectif. En clair : on parle de la jeunesse comme d’une entité, mais individuellement on a affaire à des cas particuliers « en difficulté », et on n’aborde pas la question des « sociétés de jeunes » qui n’ont, en tout état de cause, pas de statut légal dans notre société. Les profils individuels étaient reliés éventuellement à la famille ou à l’école, cellules de formation obligées, mais assez peu au travail, qui définirait leur passage à l’état adulte et viendrait après. Quant aux loisirs, ils n’avaient pas de valeur éducative et ce n’était pas encore un marché. Le point important à noter est ici que la jeunesse en tant que temps de formation de liens sociaux spécifiques n’était pas prise en compte. Encore moins la dimension collective de la jeunesse, en tant que classe d’âge dépassant les frontières nationales. Il ne serait venu à l’idée de personne, je pense, à l’époque, d’aborder la jeunesse comme le lieu d’une nouvelle culture mondiale. Pourtant, on commençait à en observer les retombées : styles vestimentaires, préférences musicales favorisées par le développement de l’industrie du disque. C’est ce qu’Edgar Morin a fait, en parlant d’une « culture yéyé ». C’est ainsi que d’emblée le nouveau visage de la jeunesse fut associé à des modes. Mais ce qui se passait dans les milieux concernés, porteurs sans le savoir d’une nouvelle demande, on ne le savait guère et on aurait bien aimé pouvoir l’anticiper. La police informant que la délinquance s’étendait aux mineurs, chez qui elle prenait des formes particulières en augmentation régulière, une voie aurait pu s’ouvrir vers la recherche d’alternatives à la délinquance juvénile. Il y avait certes, sur le terrain, des éducateurs. Mais au total, les phénomènes de déviance liés à la jeunesse suscitaient plus d’incompréhension qu’ils ne mobilisaient des observateurs à la fois immergés et capables de relativiser (et d’actualiser) le sujet. L’ethnologie comblait donc un vide. La déviance est toujours relative à une règle. Or les règles sont changeantes, et la transition juvénile vers l’âge adulte n’est pas définie ni prise en compte de la même manière dans toutes les cultures. Voilà pour l’arrière-plan théorique. Quant à l’aventure… en attendant d’aller voir « les derniers Indiens » dans ce qui restait de leurs tropiques, j’allais découvrir les nouveaux sauvages dans les banlieues de Paris. Au demeurant, sauvages, ne l’étaient-ils pas, par leur propension à la violence qui les caractérisait ? Oui, c’était comme aller vers des sauvages, avec une part de risque qui n’était pas pour me déplaire, mais aussi avec le pressentiment que ceux que j’allais découvrir pouvaient n’avoir que peu de choses à voir avec l’image qu’on en faisait. C’était cet écart, surtout, qui m’intéressait.

Esprit – Vous soulignez dès le départ que le risque est de manquer l’objet en ne parlant que d’une jeunesse un peu mythique, qui donne lieu à des discours répétitifs, qui n’aurait pas grand rapport avec la condition réelle des jeunes dans leur société. Comment procéder pour aller au-delà de tous ces discours convenus, sans renoncer pour autant au sujet lui-même ?

Jean Monod – En se fondant dans la situation et en se laissant observer. Et à partir de là, pour autant qu’on vous adresse la parole, à blaguer. J’avais à peine plus de dix ans que les jeunes qui m’approchaient et je ne venais pas des mêmes quartiers. J’étais là, et après ? Une relation non sollicitée n’a pas besoin d’être justifiée. Me balader en mobylette et traîner aux abords des auto-tamponneuses m’amusaient. Très rapidement cependant, les relations qui se sont nouées m’ont conduit à me poser la question du privilège que j’avais de pouvoir faire ce que je faisais. J’étais renvoyé à un personnage avec lequel je n’étais pas familier : jeune adulte, et déjà homme d’un métier – qu’en le pratiquant à ma manière, je réinventais. En quoi consistait au juste ce métier ? C’est ce que j’appelle le retournement du miroir. Ce retournement me paraît constitutif de la démarche ethnologique. C’est seulement à partir du moment où l’autre vous renvoie votre image selon son code que la relation commence à s’animer. Vous vous sentez en décalage avec cette image et vous vous trouvez inclus dans un monde que vous ignoriez. Le questionnement sur votre image qu’entraîne le retournement du miroir aboutit à la question : de quel droit suis-je chez vous ? Question de droit qui se double, aussi bien chez les « sauvages » que chez les « blousons noirs », de la question de la précarité : ce « chez-vous » que je visite est menacé de disparition, par la société d’où je viens, chez les Indiens ; chez les blousons noirs, en quoi consiste-t-il au juste, ce « chez-vous » sans droit de cité, objet de convoitises et de craintes mêlées – le chez-vous mi-réel mi-imaginaire, l’entre-soi secret de jeunes qui forment, de façon éphémère, leur propre société ? C’est un chez-soi dont le territoire est miné. « Qui t’envoie ? À quoi ça servira ? » sont des questions qui ne peuvent finalement pas être esquivées. Par rapport à des approches plus « frontales », psychologiques, éducatives, judicaires ou policières, dont la finalité peut plus aisément être suspectée, l’ethnologie, voie sibylline, n’est-elle pas toutes ces approches, masquée ? C’est la même situation que j’ai rencontrée des années plus tard dans la forêt amazonienne2. Le côté « espion » de l’intrusion ne peut pas être évacué.

Esprit – Michel Kokoreff, en tant que sociologue, comment réagissez-vous à cette question de la méthode et du risque de reconduire dans un discours « savant » les préjugés du temps ?

Michel Kokoreff – On ne peut en effet pas prendre naïvement des jeunes comme « objets » d’une enquête. On voit bien dans ce livre de Jean Monod comment les « blousons noirs » résistent à devenir objet. Les groupes de jeunes qui sont au cœur de son enquête sont issus de milieux sociaux diversifiés, mais une bonne part de ces « Barjots » viennent de milieux ouvriers, habitent le nord du 18e, du côté du métro Guy Mocquet, ou dans la proche banlieue, à Asnières-sur-Seine et Gennevilliers. La difficulté n’est pas simplement de s’adapter au terrain, de gagner leur confiance et de ne pas poser trop de questions ; c’est aussi de mener son travail en prenant en compte cette résistance, ce refus d’être dépossédés d’une expérience singulière. On pourrait dire, dans un autre registre, le refus d’être fétichisés. Ce n’est pas une simple question de méthodologie ou de capacité du chercheur à bien faire son travail. Ce type de démarche, ethnologique ou sociologique, s’inscrit d’emblée dans des rapports sociaux de domination : en tant que chercheur, diplômé, universitaire, on représente la « société », avec tout ce que cela implique en termes de domination, d’inégalités, de discriminations. C’est pourquoi il y a une résistance à être objet de la part de ces jeunes, plus ou moins marginalisés et stigmatisés. Et l’ethnologue ou le sociologue, non seulement doit « faire avec » mais inscrire cette dimension dans ses analyses.

Pour revenir sur la période et les liens avec le structuralisme, il faut prendre en compte trois éléments. Tout d’abord le contexte, qui est très important : le cœur de la période des blousons noirs se situe entre 1957 et 1965. Partons de 1957 : c’est le moment où l’on commence en France à faire allusion à l’existence de bandes dans la presse ou les rapports de police ; un peu plus tard, les bandes de la porte de Vanves ou de la porte de Montreuil, celles situées autour du square Saint-Lambert, pour ne prendre que quelques exemples, défrayent la chronique ; en 1965, le phénomène « blouson noir » s’estompe. Que s’est-il passé ? Lorsque Jean Monod commence son enquête en 1964-1965, il se demande lui-même si son objet n’a pas déjà disparu. Un des chapitres de son livre s’appelle d’ailleurs « La fin des bandes ». Les jeunes adultes qu’il rencontre au début de son enquête font eux-mêmes référence à ce passé, pas si lointain. Les groupes qu’il côtoie et étudie n’ont déjà plus rien à voir avec les vrais « blousons noirs ». Les voyous deviennent des snobs, les blousons noirs, des « blousons marrons » (en référence aux blousons en daim qui supplantent le cuir), comme les dandies deviendront des beatniks. Les travaux ultérieurs des historiens, comme celui de Françoise Tétard3, montrent l’importance du contexte politique et social de cette France gaullienne prise de panique par les bandes, mais aussi le rôle de la guerre d’Algérie, très important dans l’implosion, la dissémination des blousons noirs. Il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle de la répression policière, qui a contribué à la fois à la dissolution des blousons noirs et à la fabrication d’un mythe s’inscrivant dans une imagerie de la « populace » très ancienne.

C’est là qu’intervient le lien avec le structuralisme. Les bandes fonctionnent comme un mythe, au double sens du terme d’archaïsme oublié, refoulé, et de manipulation du sens qui produit de la cohésion autour de la figure de la « jeunesse sauvage ». Dans les années 1960, cette analogie est tout à fait explicite, comme le suggère l’abondante littérature qu’a suscitée ce phénomène. Jean Monod s’attache à démystifier l’objet « bande », d’où l’extrême banalité des situations qui sont rapportées. Je pense en particulier aux premiers contacts avec un groupe de jeunes dans un square, admirablement décrits. C’est dire que la meilleure manière de ne pas maquiller le réel, de ne pas exotiser l’objet, de ne pas lui donner plus d’altérité qu’il n’en a en réalité, c’est de décrire et de raconter. Pour le dire autrement, tenir compte des mythes sans perdre le réel, interroger la fonction sociale des bandes en tant que forme de sociabilité problématique sans ignorer les mécanismes de leur formation et de leur transformation, les relations sociales qui y prévalent, etc. C’est cette tension qui est fondamentale. Rétrospectivement, on peut se demander si l’on n’a pas trop sacrifié à une espèce d’exotisation des bandes d’hier et d’aujourd’hui. Car, l’altérité des bandes du point de vue anthropologique ou ethnologique est très relative : ils parlent la même langue, ils ont les mêmes références, ils ont le même système monétaire que l’ensemble de la société. On pourrait dire la même chose des « jeunes des cités » qui sont exposés à une sorte de « folklorisation » des conduites et des représentations, plutôt étrange pour le coup !

Et la troisième chose c’est évidemment le travail de terrain. Pour revenir à ce que disait Jean Monod, il fallait sans doute être ethnologue, c’est-à-dire savoir ce que veut dire faire une étude de terrain, pour s’en sortir. C’est-à-dire ni exotiser l’objet, ni le réduire simplement à une position dans un champ ou à une production de discours. De fait, les Barjots est la première enquête ethnographique sur les bandes de jeunes en France. Les sociologues s’intéresseront plus tard à ce phénomène.

Les bandes : une trompeuse continuité

Esprit – Comment mesurez-vous l’écart vis-à-vis des situations contemporaines en relisant cet ouvrage ? Avez-vous le sentiment de retrouver des sujets communs ou est-ce une époque foncièrement différente ?

Michel Kokoreff – Dans l’ensemble, le contexte a complètement changé. La situation économique a évolué, elle s’est considérablement dégradée ; les formes de délinquance et la place des drogues ont introduit une nouvelle donne ; la question de l’immigration et de l’ethnicité a pris aujourd’hui une importance fondamentale, comme on le sait. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a des invariants. Ces invariants se situent peut-être dans la place que les jeunes occupent dans la société. C’est d’ailleurs la première phrase du livre : « Il y a quelque chose de rituel dans l’étonnement périodique des adultes de notre société, lorsqu’ils s’aperçoivent deux ou trois fois par génération que leur société est aussi composée de jeunes. » C’est ce que l’on peut appeler la position « structurelle », pour ne pas dire « structurale » de la jeunesse dans nos sociétés modernes : on parlait des blousons noirs hier, puis des loubards, des zoulous, avant le grand retour de la « racaille »…

Les comparaisons entre les époques sont éclairantes, par exemple sur le langage, qui, d’après Jean Monod, vient en grande partie des Manouches. Par exemple, c’est de leur langage que viendrait « mon frère », une expression plutôt associée, aujourd’hui, aux populations maghrébines. Des termes circulent des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. L’inventivité est un trait permanent. Ensuite, il y a la « charriade », les vannes – traitées dans la troisième partie – où un individu est mis à l’épreuve par ses pairs. Un autre point très finement relevé dans le livre et sur lequel peu d’auteurs insistent, c’est l’homosexualité latente de la bande. Dans le livre, les filles sont présentes mais le virilisme, notamment populaire, apparaît central dans les bandes, et permet d’ailleurs de mettre le chercheur à l’épreuve. Le rapport aux homosexuels est ambivalent : d’un côté, toutes les occasions sont bonnes pour taper sur les « tapettes », les « pédés », les « demi-hommes » ; de l’autre, il y a une espèce de fusion du groupe des garçons, des liens très forts entre eux.

Jean Monod – L’impression globale que je retire de cette problématique autour des bandes, c’est bien sûr une mythification de l’objet qu’on regarde du dehors. Reprenons tous ces traits – charriades, argot, homosexualité : un seul de ces traits est-il caractéristique des bandes ? Je ne le crois pas. Il me semble que ce sont des épiphénomènes par rapport à une dynamique qui tend à tourner en rond dans une carence. La carence est l’absence de définition de la jeunesse comme période d’initiation. Une telle définition impliquerait, de la part de la société « adulte », une responsabilité initiatrice, qui fait défaut. La seule forme d’initiation qu’on voit jouer à grande échelle dans la société industrielle est le sacrifice. Elle s’inscrit dans la même logique politico-économique que celle qui conduit à des guerres périodiques. C’est une méthode pour pallier une impasse créée de toutes pièces : celle, fondatrice des États, où se conjuguent dépossession des peuples et économie prédatrice. C’est pourquoi la dynamique qui sous-tend la formation des bandes est un va-et-vient entre tentative de libération et répression. Ce va-et-vient se produit dans un espace anomique (celui du vide initiatique), où elle a autant de chance d’exploser que de se figer. À partir de ce foyer génératif, quelque chose peut se formaliser. Mais la formalisation (en clair : la structuration des bandes) devra sans cesse être rebricolée, parce que l’adolescence reste un temps assez court où l’on s’invente des rôles fugitifs, sans possibilité d’inscription durable ni de transmission dans le long terme. De ce point de vue, ce n’est pas un temps propice au développement d’une culture. Ce sont des solidarités d’âge et de proximité territoriale, auxquelles se mêlent des identifications symboliques qui donnent un sentiment d’appartenance compensatoire à ceux qui n’ont aucun pouvoir sur leur existence. Il n’y a dans le temps des bandes aucune vision du passé en profondeur, juste la fois d’avant, la dernière explosion – et déjà le glissement, l’écart de génération. Ou des phares qui surfent sur les vagues du temps – littéraires naguère, aujourd’hui médiatiques… On l’a bien vu après mai 68. On fête le 14 Juillet, on ne fête pas mai 68. Pourquoi ? Parce que mai 68 a échoué. C’est ce qui fait de mai 68 une possibilité toujours ouverte. C’est l’avantage d’une révolution non réussie. Elle n’a engendré ni terreur ni institution qui l’accomplisse… ou la trahisse. L’utopie non réalisée s’oublie, se perd – et finit par revenir. On ne refera pas la Révolution française mais il y a des chances qu’une nouvelle génération refasse mai 68. Combien de temps faut-il pour qu’une génération prenne conscience d’elle-même ? Le temps d’une mode, d’une guerre, le temps qu’elle revienne sur son passé ? Pour les jeunes, que restera-t-il une fois devenus adultes, résignés au travail, passé ce mai 68 qu’aura été leur jeunesse ? Les bagarres, la galère, les vannes ? Mais ce qui se sera joué entre le vécu et l’image manipulée ? On ira revoir sa jeunesse aux actualités et on rira des signes auxquels on s’est naguère identifiés. Mais l’enjeu, la raison de la révolte, et la conscience de son détournement entre consommation et criminalité ? Cette raison passe, de génération en génération, à la trappe, et elle renaît, dans une oscillation historique au rythme plus lent, de révolte en répression, où se déplace et s’amplifie une question qui déborde celle d’un âge éphémère : pourquoi cette société produit-elle des laissés-pour-compte ? Question subsidiaire mais très importante : pour qui est-ce une fatalité ? Le pouvoir n’a-t-il pas tendance à considérer qu’il est juste que les plus forts tiennent le haut du pavé ?

Michel Kokoreff – Si ce ne sont pas des éléments propres aux bandes, il y a néanmoins des éléments constitutifs des mondes populaires qui se manifestent dans leurs attitudes et leurs conduites que je retrouve d’ailleurs aujourd’hui dans l’univers des cités pauvres. Par exemple, l’expérience de la domination exprimée dans ce genre de phrase qu’ils adressent à Jean Monod dès la première rencontre : « Vous savez nous, on n’a pas grand-chose à dire, on n’est pas très intéressants à étudier. » C’est une remarque que je rencontre également lors de mes propres enquêtes. Parmi ces valeurs populaires, je vois par exemple un fort sentiment de proximité et de solidarité : le crime par excellence, c’est de tromper son copain.

Jean Monod – Dans la recherche de ce qui pouvait arrimer l’expérience collective de la bande à quelque chose qui avait la vie dure, il est vrai que les jeunes rencontraient d’autres traditions populaires, par exemple celle des Manouches. Ils découvraient à travers leur mode de vie un mélange de marginalité et de résistance proche de ce vers quoi ils tendaient. Ces rencontres avec des expériences différentes pouvaient les aider à développer une conscience différente.

Esprit – D’une certaine façon, vous faites appel à leur conscience politique latente, mais comment définir alors le rôle de l’ethnologue ? Votre participation est importante. Comment votre relation s’est-elle construite avec eux ?

Jean Monod – Je pense que nos relations ont surtout été des relations d’estime, pimentées par un goût du jeu et un imaginaire qui avait à voir avec la question de savoir ce que la société aurait pu être, si elle n’avait pas mal tourné. Où situer le commencement de la dérive ? Où les civilisations sont-elles devenues des systèmes d’asservissement à grande échelle ? Y a-t-il un « avant » de la dérive qui soit encore pensable ? Et cet avant peut-il être projeté dans le futur comme une possibilité nouvelle ? Avec l’écologie, on en revient aujourd’hui à un souci de la Terre qui rapproche la pensée contemporaine de la pensée indienne ; mais sans la spiritualité où elle puise son sens. La Terre est vivante, soit ; mais son esprit, comment entrer en relation avec lui ? La déspiritualisation du rapport au monde à laquelle aboutit l’aventure industrielle pourrait elle aussi avoir des limites. La redécouverte de la réciprocité dans tous les domaines – l’ethnologie en tant que dialogue entre les cultures, en étendant le mot culture à ce qui le fonde dans une naturalité déchosifiée – n’en est qu’à ses débuts… Pour en revenir à la conscience politique, je pense que les jeunes des bandes étaient plus avancés que moi à l’époque où je faisais mon enquête. J’avais une culture universitaire qu’ils n’avaient pas, et je m’intéressais plus à Che Guevara qu’aux Beatles. Mais ils savaient mieux que moi à quoi s’en tenir sur la société dont ils se sentaient exclus, parce qu’ils vivaient dans la rue, ils avaient été en prison, ils avaient eu accès à des milieux que je ne connaissais pas, ils avaient eu affaire à la police, à des éducateurs, à des truands, à des pédés. Or, tout en les subissant, ils savaient aussi jouer de cette faune…

Esprit – Mais vous montrez aussi un peu d’agacement devant leur culture de l’apparence, leur affectation, leur inaction. Vous évoquez l’imposture de leurs attitudes, l’aspect extraordinairement verbal de leur anticonformisme. D’ailleurs « barjot » est le verlan de « jobart », ce qui évoque une emphase rhétorique, complètement détachée de tout engagement réel…

Jean Monod – Mais je pouvais aussi me renvoyer la question. Je prenais du bon temps à tester l’hypothèse de mon maître, mais à part un article dans Elle et un livre, à quoi cela servirait-il ?

Esprit – Parmi les comparaisons qu’on peut faire entre les années 1960 et aujourd’hui, il faut mentionner l’âge. Le changement de calendrier dans l’entrée dans la vie adulte est-il perceptible à partir de ces bandes ?

Michel Kokoreff – C’est effectivement une transformation générale très importante. Pour autant, la différence ne me paraît pas si grande car le phénomène des bandes, disons des groupes de sociabilité informelle, avec un rôle structurant du groupe de pairs, concerne pour l’essentiel les jeunes entre 14 et 20 ans. C’est-à-dire entre le moment où l’emprise familiale se fait moindre, où l’on commence à décrocher par rapport à l’école, et le moment où l’on commence à entrevoir, d’une manière ou d’une autre, l’entrée sur le marché du travail, dans la vie active. C’est évidemment de ce côté que les choses sont plus problématiques aujourd’hui dans un contexte de surchômage des nouvelles générations. Faut-il en déduire que l’accès impossible à une vie normale favorise l’installation dans des carrières déviantes et la reproduction d’une culture de l’illicite ? Mais encore une fois, cette dimension, symbolisée aujourd’hui par le bizness, est peu présente dans les années 1960 et jusque dans les années 1980. Dans les Barjots, le thème du « milieu » affleure à plusieurs reprises. Mais on est dans une autre logique que celle de l’économie de la débrouille, on est dans une logique du banditisme.

La « jeunesse » : naissance d’une catégorie

Esprit – Pourquoi les références qui sont utilisées, surtout dans l’introduction, proviennent-elles essentiellement de la sociologie américaine ? Vous évoquez votre déception par rapport à la littérature grise – rapports de police, éducation surveillée – qui est disponible à l’époque en France. Était-ce la seule chose disponible à l’époque ?

Jean Monod – Les sociologues américains étaient ceux qui avaient étudié les bandes (the gangs) de plus près, et sous leur regard le phénomène avait l’aspect de quelque chose de très formalisé. Cette formalisation renvoyait à une marginalité qui avait un rapport avec le gangstérisme, mais aussi avec la persistance d’identités nationales et/ou ethniques et le phénomène des ghettos, qui auraient pu apparaître comme un point d’échec du mythe américain du melting-pot. D’une certaine façon, c’était une prise en compte d’une réalité, mais d’un autre côté, c’était une tentative de substituer aux causes réelles assez évidentes une sorte de mythe sociologique… Puis est arrivée l’époque, vers les années 1950, de la trouvaille de la « révolte sans cause » ! Comme si les États-Unis étaient le meilleur des mondes : comment pouvait-on s’y révolter ? C’est à partir de là que la vague a déferlé et que le phénomène s’est mondialisé. Le cinéma a été déterminant dans cette mondialisation du mythe, grâce à des films comme Rebel without a cause avec James Dean ou L’équipée sauvage avec Marlon Brando. Ces films faisaient du mythe une nouvelle réalité. Le rock and roll, grâce à l’invention du microsillon, a assuré la deuxième vague, jusqu’à devenir un spectacle de masse. Tout cela est en phase avec l’innovation technologique, dont les mythes de cette société sont la romance ; on les appelle des modes. Mais les bandes n’étaient pas seulement un phénomène de mode. Sans doute la bande avec ses insignes, ses styles de comportement, ses conflits, ses rites, est-elle une chose qui remonte à la grande époque du gangstérisme. Mais c’est aussi un phénomène social qui s’est reconstruit comme mythe de substitution d’une conquête qui avait atteint ses limites. L’équipée sauvage était une réappropriation travestie, dans les limites d’un enfermement non accepté, du mythe de la Conquête de l’Ouest. On se constituait des tribus sur le dos du peuple indien qu’on avait anéanti. C’était un acte de cannibalisme fondateur d’une grande efficacité. Rappelez-vous qu’à l’époque les États-Unis, aux yeux du monde, étaient une nation libératrice. Elle avait sauvé la planète du nazisme. Avec la mondialisation économique, où les États-Unis poursuivent aujourd’hui leur conquête du monde tous azimuts, on voit se former une autre vague.

Michel Kokoreff – En France, il y a peu de travaux consistants. Si dans les années 1960, les blousons noirs suscitent une abondante littérature, elle se situe entre témoignage et essai, morale et thérapie sociale. À cette époque, en sociologie, l’ouvrage de référence est celui de Philippe Robert en 1966, réédité avec Pierre Lascoumes, en 19744. Il ne s’agit pas d’une enquête de terrain mais d’une vaste synthèse qui dépasse d’ailleurs le cadre hexagonal. À part ça, jusqu’aux premiers travaux de Gérard Mauger, le champ est dominé par une production intermédiaire, qui est le fait de professionnels (journalistes, travailleurs sociaux, magistrats, etc.). Pourquoi cette absence de réflexion sur les bandes, ou sur la délinquance juvénile en milieu urbain, par rapport aux États-Unis où la tradition est-elle plus installée ? Je reprendrai volontiers à mon compte une hypothèse formulée par François Dubet selon laquelle les États-Unis sont en fait le seul pays où les bandes sont considérées comme un phénomène normal parce qu’elles sont considérées comme une forme de socialisation à part entière, voire désirable. En France, en revanche, les bandes sont un objet introuvable, mythique nous l’avons dit, en ceci qu’elles permettent de décrire l’anomie actuelle. Autrement dit, cela renvoie au mode de constitution de la société française qui, depuis le xixe siècle, est structurée autour du rôle de l’État et d’un fort clivage de classe. C’est à partir des années 1980 que ce type de formation sociale va s’effriter. Mais encore à cette époque, le problème social se concentre sur l’intégration, la socialisation, la déconflictualisation des jeunes classes populaires, plutôt que sur la violence, la ségrégation urbaine, la question raciale. Ce n’est pas un hasard si le thème des bandes est revenu au tournant des années 1990 au moment où le hip-hop se développe en France, où il est question des bandes ethniques, et aussi du thème des cités-ghettos. Sur la scène intellectuelle, on assiste à la quasi-disparition des travaux sur les classes sociales et à la redécouverte de l’École de Chicago, qui constitue un paradigme dominant. Depuis, les bandes font partie intégrante du paysage social intellectuel et médiatique.

En fait, d’une façon générale, dans le discours social, médiatique, on fait comme si les bandes renvoyaient à un type de sociabilité très dur, très intense, très homogène, alors que, lorsqu’on commence à regarder de près, les choses sont beaucoup plus flottantes, voire insaisissables. Le mot « bande » est un mot qui fait peur, alors que la chose reste assez difficile à saisir.

Jean Monod – Quand j’ai présenté mon travail au séminaire de Lévi-Strauss, Jean Pouillon était enchanté par cette fluidité. Lévi-Strauss semblait un peu déçu : « N’y a-t-il que des mœurs ? N’y a-t-il pas de rites ? » C’était beaucoup plus informel que ce à quoi il s’était attendu… Moi aussi ! Finalement, en l’absence de solution au fait que, de génération en génération, les inégalités augmentent, je pense que le premier rite dont il y ait à tenir compte, pour ce qui concerne les jeunes en difficulté, c’est celui de la réinvention périodique du mythe négatif substitué aux conditions qui leur sont imposées. À vrai dire, cette réinvention est de moins en moins inventive, alors qu’on a affaire à une réalité de plus en plus composite et explosive. Pourtant les études n’ont pas manqué. On peut se poser la question : qu’est-ce qu’une société qui fait si peu de cas de la science des sociétés qu’elle ne cesse de subventionner depuis plus de quarante ans ? Avec la notion projective de « voyoucratie » développée dans les discours de Sarkozy, l’affectation d’ignorance du caractère sociopathique des conditions qui sont faites aux jeunes issus de l’immigration atteint un des sommets où se repère une régression sociale et idéologique.

Michel Kokoreff – Jean Monod remet en cause un continuum qui irait des formes les plus organisées aux formes les moins organisées de bandes. Dans les deux cas, on le voit bien aujourd’hui, la tendance est de mettre en évidence la violence, comme si elle les caractérisait par essence. Or c’est méconnaître l’originalité des modes de sociabilité juvénile, l’existence de modes de régulation informelle. La troisième partie des Barjots est particulièrement stimulante à cet égard. Elle décrit l’univers de la bande comme une sorte d’univers à tiroir où notamment la bagarre joue un rôle très important. Les rixes entre bandes de quartier, de la même manière que l’embrouille aujourd’hui dans la culture des cités, ont une fonction positive de solidarité.

C’est vrai qu’il n’y a pas de rites au sens initiatique. Au sens fort des ethnologues, au sens où Pierre Clastres dans la Société contre l’État, par exemple, décrit des rites d’initiation qui consistent à dire : « Tu n’es pas plus, tu n’es pas moins qu’un autre. » Par contre, il y a une ritualisation du conflit. Par exemple, Jean Monod distingue deux niveaux de rituel : celui qui résulte d’un certain type d’équilibre entre la société et la bande et celui qui résulte d’un certain type d’équilibre à l’intérieur de la bande elle-même. La ritualisation du conflit se retrouve dans le motif du défi. Un des personnages du livre fait notamment apparaître cette ritualisation car le rite c’est de le mettre au défi. Cela rejoint ce que l’on disait sur les relations de plaisanterie : ce n’est pas du rituel au sens fort, au sens ethnologique du terme mais une extrême codification des relations sociales, des rapports au corps, des relations entre filles et garçons. On en revient à la même question : l’impression que tout ça est très labile, très mouvant, pas très figé, que les groupes vont et viennent, ils se dégroupent et se regroupent tout le temps, et simultanément cette extrême codification passe par la territorialisation. Peut-être que la manière de s’en sortir c’est d’oublier le rituel, terme trop richement connoté dans le cas précis. Il faut considérer qu’il y a une codification des relations et que si l’on ne la respecte pas on se fait jeter du groupe. On prend alors complètement le contre-pied de toutes les thèses sur l’anomie, la déstructuration des normes mais aussi de l’idée que l’on a affaire à un monde de sauvages, marqué par la démission parentale, la violence aveugle, le vandalisme, etc.

Jean Monod – C’est vrai, mais ce qui est important aussi, c’est de situer la dynamique des bandes dans son lieu sociologique. C’est un des lieux problématiques de cette société. D’une part, la transmission (des savoirs, compétences, possibilités, etc. où une société se maintient en se renouvelant) n’est pas normalement assurée. D’autre part, des gens, en raison de leur origine « ethnique », ne sont pas accueillis comme il faudrait. S’ils ont les mêmes droits, ils n’ont pas les mêmes possibilités. On peut raisonnablement s’attendre à ce qu’ils réagissent. Si cette absence d’accueil est une négligence, qu’est-ce qui empêche qu’on y remédie ? Si c’est un fait exprès, les gouvernants de cette société s’exposent à de sérieuses difficultés. Le fait est qu’une part de plus en plus importante de la population mondiale est prise en otage par le système de la dépossession territoriale qui sert de base à une économie destructrice, où la course aux profits d’une minorité n’a pas pour conséquence une redistribution des richesses dans un esprit de justice, mais la création délibérée d’une masse croissante au plus bas prix. C’est ainsi qu’on aboutit aujourd’hui à l’institution du travail sous-payé des jeunes. Je pense que c’est dans ce contexte qu’il faut situer la problématique des jeunes des cités, qui ne manquent ni d’énergie, ni d’inventivité – ni d’humour, pas toujours compris ! – mais ne voient autour d’eux aucun espace qu’ils puissent s’approprier, devant eux guère de travail où ils puissent s’épanouir.

L’exclusion par l’assignation à un territoire

Esprit – Le rapport à l’espace apparaît aujourd’hui déterminant, alors qu’il est assez libre dans la période des années 1960. La question sociale est aujourd’hui territorialisée. On parle d’ailleurs moins des « bandes » que des « jeunes des cités ».

Michel Kokoreff – Tout à fait. Cela n’est pas nouveau, bien sûr. On retrouve dans les bandes un sens du territoire très prononcé. Et cela dès les années 1960, mais aussi par exemple dans les travaux de Michèle Perrot5 sur les bandes d’Apaches à la fin du xixe siècle. De même, tout ce qu’on connaît des bandes, par exemple aux États-Unis ou en Angleterre, rappelle cette territorialisation. Néanmoins, ce qui me semble avoir changé depuis les années 1960, et surtout à partir des années 1980, c’est que la dimension territoriale est venue recouvrir d’autres dimensions de l’identité. Par exemple, le refus du travail était très important pour les Apaches comme pour les blousons noirs. Il n’en demeure pas moins que les uns et les autres étaient aussi ouvriers et finissaient par entrer dans la sphère du travail pour occuper une position similaire à celle de leurs parents. À partir des années 1980, comme on le sait bien, cette dynamique s’est cassée. Je dirai qu’à un processus de désaffiliation sociale s’est ajouté un processus de réaffiliation territoriale. À une identité de position s’est substituée une identité locale. Le territoire se déploie à des échelles variables (le bâtiment, la cité, le quartier, le département, etc.) et définit des identités à la fois négatives (le délit d’adresse) et positives (les ressources associatives) qui se combinent parfois mais se distinguent souvent. Les quartiers dégradés rendent visibles un processus plus général que l’on constate dans d’autres espaces urbains, encore « populaires » ou déjà gentrifiés, « boboisés ». Jean Monod parlait de lieux sociologiques pour caractériser la bande. Ce qui est peut-être nouveau depuis une dizaine d’années, ce n’est pas seulement ce processus général de territorialisation de la question sociale, c’est aussi le marquage ethnique des territoires. On voit bien comment les « quartiers » sont devenus des réserves d’indigènes. Ces territoires ne se définissent pas simplement en termes de classes, parce que de toute façon les classes ont éclaté, elles se sont fragmentées. Ces territoires sont définis en termes ethniques ou raciaux, et les populations qui y habitent ont tendance à avoir une vision du monde social qui distingue un « nous » (« Arabes », « Noirs ») et un « eux » (les « Français de souche », les « Blancs »). Jeunes et moins jeunes ont le sentiment que les quartiers sont devenus des « ghettos » et que, du coup, ils sont traités comme des indigènes, avec ses communautés, ses « caïds », ses espaces de non-droit. L’ensemble des rapports avec les institutions, à commencer par la police, mais aussi les bailleurs sociaux ou l’école, est perçu de cette manière. De sorte que, classiquement, la tentation est forte de retourner le stigmate et de s’autodéfinir par le territoire. Ce n’est pas uniquement un problème de bande, mais une question qui touche l’ensemble de la société française travaillé par le racisme, l’islamophobie, la crispation sur l’« identité nationale ». C’est toute la différence avec l’époque où Jean Monod a écrit son livre. À ce moment-là, les appartenances ethniques étaient assez peu prégnantes. Aujourd’hui, c’est devenu la grande affaire.

Jean Monod – Effectivement, à l’époque, un Marocain, un Algérien, c’étaient plutôt des leaders, alors que le racisme était partout. Les bandes étaient-elles pour autant des îlots de non-racisme ? Sans doute, mais dans une dynamique qui pouvait tout aussi bien se renverser. Les endroits fermés génèrent des conflits hiérarchisés. Les zones de non-droit sont propices à la mise à l’épreuve des solidarités. Aujourd’hui, il y a des cités qu’on n’appelle pas encore des ghettos, mais ne sont-elles pas des lieux expérimentaux ? Ne sont-elles pas des réserves ? N’est-on pas avec les cités en train de créer des réserves de main-d’œuvre à bas prix ? De ce point de vue, les cités ne sont-elles pas aussi nécessaires à l’industrie que la main-d’œuvre saisonnière étrangère l’est devenue à l’agriculture ? En même temps, ne sont-elles pas des zones de circonscription du danger que génère le système de production de cette société ?

Michel Kokoreff – C’est une circonscription du danger. On peut avoir par rapport à cette question une posture humaniste, réformiste, ouverte, tout à fait légitime. Mais il y a une posture aussi beaucoup plus cynique qui contribue à instrumentaliser politiquement ces réserves d’indigènes. C’est là que l’on peut être le plus pessimiste car, finalement, la gestion politique des émeutes de 2005 et le mensonge qui a été entretenu au sommet de l’État se sont avérés très rentables électoralement. Localement, le quartier sensible de la commune est un fonds de commerce électoral. La rhétorique du faire peur que suscitent les bandes et les jeunes des milieux populaires rejoint plus généralement un mode de gouvernement par la peur (des immigrés, des jeunes assimilés à l’immigration, des musulmans, etc.).

Cela fait quand même trente ans qu’on est sur ces questions, il y a eu toutes sortes de diagnostics, une quantité d’ouvrages en sciences sociales. Comment se fait-il que l’on en soit à faire toujours les mêmes constats ? Il faut croire que toutes ces difficultés peuvent faire l’objet d’opérations politiques, qui ont leur rentabilité électorale.

Jean Monod – La conclusion que j’aurais tendance à tirer de cette évolution répétitive est que le phénomène des bandes à connotation de « sauvagerie » se produit toujours à l’endroit de la même cassure. Cette cassure atteint avec les cités un point critique qui situe les jeunes dans un écart de plus en plus grand avec la société globale. Pour une raison simple, c’est que les cassures s’y entassent : cassure familiale, scolaire, culturelle, sociale, ethnique, résidentielle, pénale. Est-ce à dire qu’on trouve, dans la répétition de l’écart, une vérification de l’hypothèse de Lévi-Strauss ? Oui, au sens où de nouvelles cultures se forment dans la société industrielle à l’endroit de ses cassures. Mais est-ce l’uniformisation qui produit ces différences, ou sont-ce ses cassures ? Si tel est le cas, la question devient : pourquoi la société les entretient-elle ? C’est sans doute qu’à la différence des sociétés traditionnelles, fondées sur une alliance avec le monde qu’elles renouvellent, la société industrielle, née d’une cassure, avance à coups de cassures. Ses mythes rencontrant périodiquement leurs limites, son histoire devient rituelle. Alors, elle ne progresse plus, elle tourne en rond. On l’a bien vu avec le retour d’un discours étatique autoritaire, auquel mai 68 avait réussi à momentanément couper le sifflet. Ce discours à teneur sacrificielle est une composante de la mémoire française dans laquelle ont sans doute eu plaisir à se reconnaître une majorité d’électeurs.

  • *.

    Jean Monod est ethnologue, poète, cinéaste, auteur, depuis sa rupture avec l’institution, de livres à tirage limité ou épuisés, comme Dionysos, 1986 ; Wora, la déesse cachée, 1987 ; Lumière d’ailleurs, 1987 ; Quipus, 1988 ; Colonel Ffi, 1998 ; Distante écume, 1999 ; Tombeau de neige, 2002 ; Poèmes vocaliques, 2004 ; et de scénarios en cours de tournage. Michel Kokoreff est sociologue, il enseigne à l’université Paris-Descartes. Dernier ouvrage : Sociologie des émeutes, Paris, Payot, février 2008.

  • 1.

    Jean Monod, les Barjots. Essai d’ethnologie des bandes (1968), préf. Michel Kokoreff, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2007.

  • 2.

    Voir Jean Monod, Un riche cannibale, Paris, 10-18/Christian Bourgois, 1970 (épuisé).

  • 3.

    Voir, notamment, Françoise Tétard, « Le phénomène “blousons noirs” en France. Fin des années 1950-début des années 1960 », Révolte et société, actes du IVe colloque d’histoire du présent, t. II, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988.

  • 4.

    Philippe Robert et Pierre Lascoumes, les Bandes d’adolescents. Une théorie de la ségrégation, Paris, Éditions sociales, 1974.

  • 5.

    Michèle Perrot, « Dans la France de la Belle Époque, les “Apaches”, premières bandes de jeunes » (1979), repris dans son ouvrage, les Ombres de l’histoire, Paris, Flammarion, 2001, sous le titre « Dans le Paris de la Belle Époque, les “Apaches” ».