Les controverses du « mariage pour tous » (table ronde)
L’ouverture du mariage aux couples de même sexe invite à s’interroger sur le mariage lui-même : est-il une célébration de l’amour ou la fondation de la famille ? On voit bien que c’est sur ce terrain que se déplace le débat, autour des questions de procréation et de filiation, de rapport au corps et de droit de l’enfant. Encore faut-il savoir si le droit seul est véritablement en mesure de les trancher.
Esprit – Quels sont les points clés du projet actuel qui introduiraient un changement significatif, voire une rupture, par rapport à l’état actuel du mariage et de la filiation ? Est-ce l’indifférenciation sexuelle (« parents » au lieu de « père » et « mère » dans le code civil) ? Est-ce le statut de l’enfant et de son éducation ? Est-ce la parenté déliée de l’engendrement ?
Xavier Lacroix – Bien qu’ayant une double formation de théologien et de philosophe, c’est plutôt en cette seconde capacité que je suis la plupart du temps sollicité. Ce qui est au cœur du débat, en effet, c’est une question d’éthique, par quoi j’entends une question qui touche au souci des biens humains fondamentaux. En effet, la définition de l’institution du mariage (il s’agit bien d’une institution et pas uniquement d’un contrat) est liée à celle de l’intérêt de l’enfant. Actuellement, certains voudraient définir la filiation en dehors de la génération. Or, cette articulation entre filiation et génération est, d’un point de vue social, souhaitable (bien que non nécessaire). Si la société a vocation à accompagner toutes les situations (pour proposer des aides, des droits, des solutions aux difficultés), elle n’a pas à toutes les instituer.
Bernard Sichère – Une telle question doit nous amener à distinguer différentes couches d’interprétation, donc à ne pas oublier la dimension historique. Il faut déjà se reporter au Pacs, pour se demander ce qui a changé depuis dans les revendications, mais peut-être aussi remonter plus loin, à ces années 1960 aux États-Unis, aux mouvements de libération sexuelle, au mouvement hippie qui proclamait l’amour libre, ainsi qu’aux mouvements des minorités sexuelles revendiquant leur singularité. Revendications paradoxales en un sens, dès lors que ces mouvements réclament aujourd’hui l’égalité (le mariage « pour tous »), mais au nom de leur singularité. Car cette singularité ne se « dissout » pas dans le cas général, puisqu’en son sein certains réclament des conditions particulières : le droit à la procréation médicalement assistée (Pma) pour les couples de femmes, ou le droit à la gestation pour autrui (Gpa, mères porteuses) pour les couples d’hommes.
Qu’est-ce que le mariage ?
X. Lacroix – Les revendications actuelles sont effectivement paradoxales, puisqu’elles demandent à entrer dans un modèle en même temps qu’à le modifier substantiellement, en remettant en cause l’un des piliers du mariage, la différence des sexes. Le problème, dans ce débat, c’est le flou qui règne souvent sur le mot « mariage » lui-même. Beaucoup le comprennent, pour reprendre les mots du député Noël Mamère, comme une « célébration sociale de l’amour ». Si c’est le cas, effectivement, on voit mal pourquoi ne pas célébrer l’amour qui existe entre deux hommes et deux femmes. Or, le mariage ouvre la voie à la filiation, à la famille, et c’est en fait sur cette question que se déplacent les controverses. Mais les deux aspects sont indissociables, la conjugalité est liée à la parentalité. Le mariage est l’institution (la seule) qui articule conjugalité et parentalité. Dans les sondages, la majorité des Français est favorable au mariage des couples de même sexe, mais opposée au droit à l’adoption, ce qui témoigne de la confusion qui existe.
Jean-Louis Schlegel – Mais le mariage n’est-il pas déjà largement vidé de son poids symbolique ? L’importance des divorces, des naissances hors mariage, des familles recomposées, la popularité du Pacs auprès des couples hétérosexuels, la dévalorisation ou la démission, dit-on, des pères…: le mariage homosexuel, loin de constituer une forme d’apocalypse comme certains le présentent, est au contraire dans la continuité des évolutions sociétales. Il s’agit peut-être d’un changement en droit, mais qui pour finir aura relativement peu d’incidence sur la réalité sociale, le mariage lui-même en ayant de moins en moins. D’où, d’ailleurs, le constat ironique, fréquemment entendu, que les homosexuels sont (avec les curés) les derniers à désirer se marier, ou à vouloir rejoindre une institution fortement fragilisée – et même déconsidérée. Je dis « vouloir rejoindre » : ce qui est en jeu, en effet, c’est un nouveau principe anthropologique, fondé sur la volonté (et la liberté), qui semble s’opposer et s’imposer à celui qui est fondé sur une loi naturelle, devenue sociale et consacrée par le droit à un moment de l’histoire. Pour le dire autrement, se marier ou non pour engendrer des enfants paraît un choix, ce que l’État a déjà largement entériné en apportant aide et protection à d’autres formes d’union et de parentalité.
X. Lacroix – Le débat ne porte pas sur les conduites sociologiques mais bien sur l’institution. Or, celle-ci n’est pas seulement un contrat entre deux personnes qui procède de la volonté individuelle (définition qui correspondrait au Pacs). L’institution est une forme de vie définie par la société, un corpus de droits et de devoirs qui préexiste à la volonté des individus. Le sens du mariage est de lier l’engagement conjugal et la filiation, par la présomption de paternité (que certains projets de loi du gouvernement actuel intègrent, d’autres non). Selon le doyen Jean Carbonnier, qui fait autorité en matière de droit de la famille, cette présomption de paternité est au cœur du mariage. Or, si elle disparaissait avec la réforme du mariage envisagée, par quoi serait-elle remplacée ? La reconnaissance juridique de la filiation, dès lors, ne pourrait plus passer que par l’adoption (qui procède de la volonté) ou la procréation (qui procède du biologique). Mais ni la volonté seule, ni le corporel seul ne peuvent définir la filiation ou la parenté. C’est donc le sens même de l’institution qui est en cause dans ce débat.
Cyrille Duvert – La question de savoir si le mariage est un contrat ou une institution est un vieux débat chez les juristes. La désinstitutionnalisation est déjà à l’œuvre et n’a pas attendu les revendications du mouvement gay. Par ailleurs, en droit civil, la finalité du mariage n’est pas la procréation qui n’en est qu’une conséquence possible, laquelle peut tout aussi bien survenir hors mariage. Le mariage a été, selon les périodes, analysé de différentes manières. Il a pu par exemple être vu jusqu’à peu comme un lieu où s’articule la différence des sexes et des générations, pour reprendre la formule de la sociologue Irène Théry. Jean Carbonnier, que vous citez, considérait quant à lui que ce qui peut en découler, soit la survenue d’enfants, constituait avant tout une charge, ayant pour but l’éducation des enfants d’une société, que la loi fait peser sur un ou des adultes par la « filiation ». D’où l’importance à l’origine de la présomption de paternité. Mais cette question est devenue secondaire pour la qualité de la filiation depuis que filiation dans et hors mariage ont été déhiérarchisées (ordonnance du 4 juillet 2005). Ayant été chargé par Jean Foyer, garde des Sceaux de 1962 à 1967, de mener les réformes du droit de la famille, Carbonnier a en quelque sorte contribué à une « juridicisation » plus fine et plus proche du réel de la famille qu’auparavant.
Effectivement, le débat actuel changerait la signification du mariage ; dire qu’il s’agit d’un simple « aménagement » de la loi est donc inexact. Cependant, il faut bien distinguer deux dimensions de la famille, puisque c’est de cela qu’il s’agit : la dimension horizontale (conjugalité) et la dimension verticale (filiation), ce pourquoi le mariage civil n’implique pas et n’oblige pas à avoir des enfants. On confond trop souvent la possibilité matérielle d’obtenir des enfants (ce qui fait naître le débat sur la Pma, la Gpa, etc.) et la possibilité juridique de rattacher les enfants par un lien aux parents (qu’ils soient ou non de même sexe). Conjugalité et filiation ne sont pas nécessairement simultanées et c’est cet oubli qui pose problème dans le débat actuel, car la question de la filiation est insuffisamment pensée, recouverte qu’elle est aussi bien par le mariage que par la Pma. En Belgique, par exemple, on a voté d’abord le mariage homosexuel, puis, quelques années plus tard, les dispositions relatives à la filiation.
X. Lacroix – Cette distinction a quelque chose d’un peu sophistique, la preuve en étant que le hiatus que vous évoquez est en général de courte durée. Le mariage, s’il ne l’implique pas forcément, ouvre néanmoins la voie à la famille (comme en témoigne le « livret de famille » que l’on reçoit à l’issue de la cérémonie). Plus fondamentalement, cependant, la question qui se pose ici n’est pas tant celle d’une discrimination envers des adultes qui voudraient se marier, mais envers les enfants, déjà nés, ou à naître. On priverait d’avance par la loi des enfants de ce bien élémentaire qui est d’avoir un père et une mère. L’enfant n’est pas un objet, c’est un sujet de droits, et l’un de ses droits, défini par la convention internationale des droits de l’enfant (en son article 7), est de connaître son père et sa mère et d’être élevé par eux.
Médecine, filiation, « droit de l’enfant »
Les grandes évolutions dues au changement de la médecine (fécondation in vitro…) ont changé la procréation elle-même. L’opposition à l’autorisation pour les couples de même sexe d’avoir par exemple recours à la Pma, aujourd’hui réservée aux couples hétérosexuels, ne vise-t-elle pas finalement à maintenir la fiction de la naturalité alors que celle-ci n’existe déjà plus ?
B. Sichère – Dans ce domaine, la science touche aux fondements mêmes de l’espèce humaine. Elle s’arroge le droit de dire quand finit la vie, quand et comment on doit concevoir un enfant, etc. En appeler à la loi naturelle, dès lors, est problématique. Il me semble que ce qui définit l’espèce humaine, c’est le fait que « père » et « mère » ne sont ni des réalités « naturelles » ni des « images » mais des symboles, des signifiants transcendants aux individus. C’est là qu’il y a un os. Dans le cas d’un couple de lesbiennes qui a recours à l’insémination artificielle, quel est le statut du donneur ? Cet homme qui se contente de donner son sperme est-il vraiment un père ? Et quelle sorte de mère est celle qui accepte de porter dans son ventre un enfant pour un autre ? L’ordre symbolique résiste, audelà des fantasmes et des caprices individuels.
X. Lacroix – En effet, le don de gamètes n’est pas simplement un don de matière. Il s’agit aussi du don d’un héritage génétique. Pour définir la filiation, il est nécessaire d’articuler corps et culture. Ces deux dimensions sont, dans les débats contemporains, trop souvent dissociées. On revendique alors, au nom de la culture, le droit de dissocier presque totalement la procréation du corps. En raison du faible nombre d’enfants adoptables, en France comme à l’étranger, les couples de même sexe auront du mal à adopter ; les adoptions concerneront donc pour beaucoup des enfants issus de Pma. Les revendications de la part des couples de même sexe (en l’occurrence, des couples de femmes, dont l’une peut recevoir un don de sperme et mener à bien la gestation) induisent d’ailleurs un changement du statut de la Pma. Cette aide a été pensée, au départ, comme un palliatif onéreux, aléatoire et difficile à la stérilité accidentelle. Il s’agit d’un remède médical à un problème médical. Or, ce que l’on veut en faire à présent, c’est une méthode de procréation. En somme, on dissocie la différence des sexes de la procréation, comme on dissocie la procréation de la filiation.
J.-L. Schlegel – Il y a une illusion à prétendre sortir de la différence (ou, selon certains, de la discrimination) par le droit au mariage et aux enfants ; l’enfant rappelle une différence infranchissable. L’identité absolue n’est pas possible, et pas non plus souhaitable ; et d’ailleurs, les homosexuels veulent également être reconnus dans leur spécificité. Mais peut-on être soi-même et un autre ?
Néanmoins, cet argument de l’ipséité, ou de la singularité irréductible, pourrait aussi devenir un atout. Les adversaires du mariage homosexuel prétendent qu’il supprime l’altérité – homme/femme, père/mère… – nécessaire à la construction de l’enfant. Mais, selon moi, c’est un argument trop facile : il est douteux que toute altérité soit absente dans un couple de personnes de même sexe. Cela oblige à bien situer les craintes : il y a quelque chose de risible à penser que les problèmes seront du côté des enfants de 5, 10 et même 15-20 ans, élevés par des « parents » surmotivés. De là l’inanité de nombreuses enquêtes (que Xavier Lacroix a montrée à juste titre) auprès d’enfants élevés dans des familles homoparentales, en général pour montrer qu’ils sont tout sauf malheureux, ou qu’ils sont « comme les autres ». Le problème posé est autre : dans les familles homosexuelles les enfants seront systématiquement passés par un « tiers » (que ce soit par l’adoption, une Pma ou une mère porteuse) qui reste pour le moment sans statut dans cette histoire, et privés de leur origine, et cette blessure risque d’être tôt ou tard ravivée et cause de troubles divers.
C. Duvert – Il ne faut pas confondre les revendications actuelles de la communauté homosexuelle avec les versions les plus extrémistes (queer theory) de quasi-négation des distinctions, entre corps et culture, entre homme et femme, etc. Cependant, il faut aussi admettre que nature et culture sont perpétuellement mélangées dans les sociétés, ce dont elles sont conscientes, comme en est conscient le droit qui les régit. Il n’y a pas d’un côté des filiations purement « biologiques », et de l’autre des filiations médicales, « artificielles », culturelles. Le droit de la filiation est aussi bien nature qu’imitation de la nature, et il s’essaye à conjuguer ces deux aspects selon des modalités qui diffèrent selon les époques.
Pour ce qui est de l’enfant, il n’est pas sujet de droit avant sa naissance, et, même une fois qu’il est né, il ne possède pas de « droits-créance », c’est-à-dire qu’il ne peut pas se retourner contre ses parents, ou l’État, pour leur « reprocher » la manière dont il a été conçu. Il existe à cela des exceptions très ponctuelles, par exemple l’épisode de l’arrêt Perruche (novembre 2000) où l’action d’un enfant né handicapé contre le médecin qui n’avait pas diagnostiqué la rubéole de sa mère a été accueillie. La loi de 2002 a interdit ce type d’action pour des raisons de responsabilité médicale, mais aussi parce que le raisonnement pourrait conduire par exemple à ce qu’un enfant reproche à ses propres parents de l’avoir laissé naître handicapé en connaissance de cause. La solution « Perruche » pourrait donc avoir des conséquences très vastes sur les rapports au sein des familles, et entre les familles et l’État.
Par ailleurs, il existe déjà nombre de situations dans lesquelles la manière dont l’enfant vient au monde peut être considérée comme lui étant préjudiciable, par exemple l’accouchement sous X, ou même la Pma. La société répond à ces situations, ou bien les moyens pour le faire sont en débat. On peut songer à la mise en place du Conseil national d’accès aux origines personnelles (Cnaop, loi du 22 janvier 2002) qui propose un équilibre satisfaisant entre l’intérêt des parents abandonnant et celui de l’enfant adopté en demande d’informations sur son origine, et la question de la levée de l’anonymat du don de gamètes est aujourd’hui posée.
X. Lacroix – Certes, mais il y a une différence entre ces aménagements au cas par cas et une loi. Il est hypocrite de placer l’enfant dans une situation bancale ou difficile et de vouloir que la loi rectifie cela (par exemple parce que l’on a pratiqué une insémination artificielle – encore illégale en France – à l’étranger, et que l’on revendique des droits pour l’enfant qui en est né et pour l’autre parent). On confond alors égalité de droit et droit à l’égalité. La responsabilité vient des adultes, qui ont placé l’enfant dans cette situation de paralégalité, et veulent que la loi légitime leur conduite. Il serait plus juste que la loi dise la carence : l’enfant a un père et pas de mère, une mère et pas de père. Cela ne signifie pas que l’autre partenaire n’a pas de droits ; il existe déjà des possibilités de délégation de l’autorité parentale, d’adoption en cas de décès, de définition comme tuteur… Des droits spécifiques peuvent donc être octroyés, par des décisions des tribunaux au cas par cas et par la jurisprudence, mais cela ne revient pas à donner le statut de père ou de mère, en changeant la loi pour tous.
Le dangereux écart : ordre juridique et ordre symbolique
C. Duvert – Vous touchez également là à la question de la stratégie politique et militante, car il n’y a pas ici d’urgence sociétale. Pour qu’un groupe obtienne un statut, il y a deux méthodes (qui peuvent d’ailleurs être concomitantes) : la première consiste à l’obtenir par fragments, progressivement, la seconde à l’obtenir directement. Le mouvement gay et lesbien a employé les deux, mais se trouve actuellement plutôt dans la seconde optique. La volonté de parler de « deux pères » ou « deux mères » fait partie du paradoxe de cette stratégie de reconnaissance : on veut être reconnu comme le même, tout en préservant sa différence. L’exigence est une exigence de droits, mais aussi de symboles (car l’obtention progressive des mêmes droits pour répondre aux problèmes concrets des couples de même sexe pourrait se faire sans passer par le mariage).
B. Sichère – Le droit est-il à même de « donner » du symbole ? L’ordre symbolique n’est pas identique à l’ordre juridique, il le dépasse. La suppression officielle du « patronyme » en 2002, par exemple, fait que l’on ne parle plus de « nom du père », mais de « nom de famille », puisque l’on peut désormais porter le nom de son père ou de sa mère. Mais le nom de la mère, c’est le nom du père de la mère, ce qui veut dire qu’on est loin d’en avoir fini avec le nom du père !
En fait, le destin de l’enfant ne se joue pas d’abord dans l’ordre juridique mais en regard du désir des parents et de la loi symbolique qui le règle. C’est bien pour cela que la revendication de l’égalité par certains gays ou certaines lesbiennes ne tient pas la route, puisqu’elle sépare a priori la procréation du désir d’un sexe pour l’autre. Quelle parole de vérité va être dite à un enfant pour lui expliquer qu’il a été « fabriqué » au moyen d’un subterfuge par deux femmes qui ne désirent pas les hommes ou deux hommes qui ne désirent pas les femmes ?
X. Lacroix – Cela renvoie à la fonction du droit. Est-ce de permettre à chacun d’exercer la liberté dans l’égalité, ou est-ce aussi l’étayage de biens communs humains ? Le bien commun, ici, c’est la parole de vérité sur l’origine, sur la naissance, sur la place du corporel dans l’origine. Le corps n’est pas l’origine, mais l’origine passe par le corps. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles l’Église tient tant à la place du corps, parce que la vie est un don, et non pas simplement un objet de désir ou de volonté.
J.-L. Schlegel – Le discours de l’Église catholique sur ces sujets est logique, cohérent et justifié en raison, mais il y a un paradoxe : les arguments scripturaires ou théologiques sont largement éclipsés par une construction purement anthropologique et rationnelle (contrairement par exemple à la position, similaire sur le fond, défendue par Gilles Bernheim, grand rabbin de France, mais fondée par lui avant tout sur le livre de la Genèse et la tradition talmudique1). Je ne dis pas que l’Église est infidèle à la tradition biblique ou théologique : elle la retraduit dans le langage universel de la raison, que tous peuvent comprendre. Nonobstant certains qui se récrient au nom de la laïcité, les religions ont leur mot à dire sur les questions de société, mais faut-il qu’elles le disent dans leur vocabulaire – religieux, scripturaire, théologique – ou qu’elles le « traduisent », en quelque sorte, en langage séculier, comme le demandait Habermas2 ? On a parfois l’impression, et on pourrait remonter jusqu’aux lois sur la contraception et l’Ivg, que l’Église est enfermée dans une argumentation raisonnable « connotée », avec des axiomes préalables non dits mais dont personne n’est dupe, qui reposent toujours, peu ou prou, sur la loi naturelle ; avec sa raison propre, elle semble, sur ces questions, en opposition constante vis-à-vis de la société, de ses progrès techniques et scientifiques, s’excluant ainsi en quelque sorte d’elle-même du débat. L’Église a aussi un passé et un présent avec les homosexuels, qui ne facilite pas sa parole. Alors que les Écritures, et l’Évangile en particulier, sont un corpus immense et contradictoire qui renferme aussi des paradoxes et des renversements impressionnants de la Loi et de la liberté, opposés à une anthropologie fondée sur la nature, à des évidences naturelles et des institutions prétendues éternelles. En christianisme, catholique surtout, la raison équilibre une foi portée aux excès fondamentalistes et autres, mais la foi remet en place une raison trop portée à soutenir l’existant au nom de la nature créée intangible. L’Église, qui prétend annoncer l’Évangile, doit-elle défendre une seule « anthropologie » (en réalité l’occidentale) ?
X. Lacroix – L’Église, ce ne sont pas que des évêques, ou des prêtres, mais aussi des laïcs. Or, lorsque ceux-ci s’expriment, comme c’est mon cas, ils voient surtout les arguments anthropologiques et bien souvent ils sont en accord avec des experts agnostiques ou athées. Plus profondément, il me semble que les arguments, dans ce domaine, doivent être recherchés du côté de l’anthropologie plutôt que de la théologie.
C. Duvert – On voit bien cependant que chaque Église parle depuis sa propre culture théologique, malgré tout. Gilles Bernheim, par exemple, condamne le projet de loi envisagé, mais désire « une société où la modernité prendrait toute sa place ». Il est assez difficile au judaïsme d’être hostile aux mères porteuses, car on pourrait facilement lui opposer l’épisode d’Abraham et Sarah, qui, stérile, demande à Abraham d’inséminer pour elle Agar, leur servante égyptienne. De même, le président du Conseil français du culte musulman (Cfcm) parle du mariage, de mémoire, comme d’un « pacte qui implique une certaine durabilité », ce qui peut correspondre à la vision du droit musulman. La fonction de « suppléance » revendiquée par l’Église la ramène quand même à ses catégories fondamentales.
B. Sichère – Nous retrouvons ici la distinction que j’ai introduite entre ordre juridique et ordre symbolique. Ce que je veux dire, c’est que l’ordre juridique est ce qui vient énoncer, à un moment donné dans une culture donnée, ce à quoi appelle l’ordre symbolique. Il est là notamment pour rappeler le lien que tout ordre symbolique implique entre différence des sexes et procréation. C’est ce lien, je pense, que les trois monothéismes sont attachés à maintenir, même si on pourrait souhaiter qu’ils avancent davantage des arguments théologiques pour cela. C’est pourquoi j’ai pris l’exemple tout à l’heure de la paternité et du nom du père, même si je sais bien que la notion de paternité est en pleine dégénérescence chez nous. Le droit n’a pas à suivre toutes les évolutions d’une société, il a plutôt à maintenir des crans d’arrêt qui sont transcendants aux volontés des uns et des autres.
X. Lacroix – Il y a en effet un écart inévitable entre le réel et le droit. Par réel, je n’entends pas les pratiques sociologiques, mais bien ce que nous avons appelé le « signifiant », plus précisément l’articulation entre corps et signifiant, ce qui résiste, in fine, aux évolutions juridiques et aux lois telles qu’elles sont définies par le politique.
J.-L. Schlegel – Je suis d’accord, cet écart existe toujours, mais encore faut-il savoir ce qu’on s’autorise au nom du réel (dont l’universalité est contestée, on l’a assez dit). En effet, certains chrétiens réclament que les Églises dénoncent le mariage civil, en définitive décomposition avec le mariage homosexuel, et que le mariage religieux en soit totalement dissocié. C’est une voie dangereuse, comme on le voit avec des mariages juifs et musulmans purement religieux ; en effet, en cas de lien exclusivement religieux, sa rupture pourra entraîner le déni des droits civils de la femme (en général non prévus ou prévus à son désavantage) ou du conjoint lésé. Les Églises comme les religions non chrétiennes n’ont aucun pouvoir d’intervention civile en cas d’échec de leur loi propre.
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Cyrille Duvert est avocat et juriste, il a codirigé (avec Pascale Bloch et Natacha Sauphanor-Brouillaud) Différenciation et indifférenciation des personnes dans le code civil, Paris, Economica, coll. « Études juridiques », 2006. Xavier Lacroix, philosophe, théologien et éthicien, est l’auteur du Corps retrouvé, Paris, Bayard, 2012. Jean-Louis Schlegel est éditeur et sociologue, il a dirigé l’ouvrage À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2012. Bernard Sichère est philosophe, il a récemment publié Ce grand soleil qui ne meurt pas, Paris, Grasset, 2011.
- 1.
Voir Gilles Bernheim, Mariage homosexuel, homoparentalité et adoption : ce que l’on oublie souvent de dire. Consultable à l’adresse suivante : http://www.grandrabbindefrance.com/mariage-homosexuel-homoparentalit%C3%A9-et-adoption-ce-que-l%E2%80%99-oubliesouvent-de-dire-essai-de-gilles-bern
- 2.
Voir Jürgen Habermas, « Une conscience de ce qui manque. Les liens de la foi et de la raison », Esprit, mai 2007.