Fin de vie : pour une entente des malades et des médecins
Au-delà des campagnes médiatiques sur l’euthanasie, mourir à l’hôpital est une réalité banale. Pourquoi est-ce ainsi que l’on meurt ? Quelle incidence cela a-t-il sur les relations avec le personnel hospitalier ? Que peut faire la loi pour encadrer la prise en charge des personnes dans les derniers jours de leur vie ?
On a souvent reproché à la France d’être en avance d’une révolution parce qu’elle était en retard d’une réforme. Comment faut-il voir la promulgation récente de la loi visant à encadrer l’accompagnement de la fin de vie (loi du 22 avril 2005) ? Comparée à l’intensité des débats juridiques générateurs de jurisprudence aux États-Unis, la situation française semblait marquée du sceau de l’opacité. En effet, tandis qu’outre-Atlantique plusieurs jugements avaient consacré le droit des malades à refuser tout traitement, même nécessaire à leur survie1, directement ou à travers leur représentation par leurs proches, en France aucune loi, aucune jurisprudence ne fixait l’attitude que devaient avoir les médecins face aux situations de fin de vie. Le seul arrêt en la matière avait été rendu par le tribunal correctionnel de Dieppe qui avait condamné pour homicide involontaire un médecin qui, sans aucune concertation ni avec ses collègues ni avec l’équipe soignante, avait débranché le respirateur qui maintenait en survie temporaire une patiente accidentée au pronostic désespéré. On pouvait remarquer, d’une part, l’artifice consistant à qualifier d’involontaire un acte qui ne l’était certainement pas et, d’autre part, la relative clémence du juge (15 mois de prison avec sursis) comme s’il avait été tenu compte du pronostic désespéré à court terme. Tout semblait s’être passé, dans l’esprit des juges, comme s’ils étaient conscients que le décès serait survenu quoi qu’ait fait le médecin mais qu’il était hors de question, dans l’état du droit de l’époque, de ne pas sanctionner un arrêt de thérapeutique active, d’autant qu’il avait été pris unilatéralement et en opposition avec l’avis de l’équipe soignante. Mais les attendus de ce jugement (juillet 1995), confirmé plus tard en appel (Rouen, mars 1996) puis en cassation (février 1997), mentionnaient que l’attitude du médecin concerné « était en désaccord avec toute logique et toute éthique médicale, et contraire aux règles consacrées par la pratique… ». Le constat fait alors par la Société de réanimation de langue française qu’il n’existait pas en effet de guide professionnel concernant les pratiques de fin de vie avait suscité la création d’un groupe de travail chargé de rédiger des recommandations sur ce sujet (voir plus loin).
Il a fallu le traumatisme de l’affaire Vincent Humbert pour que le débat politique s’installe sur le fond et que le législateur décide d’encadrer de façon claire les situations de fin de vie. L’évolution vers une meilleure prise en compte des souhaits et de l’autonomie des malades et de leurs proches avait débuté avec la loi du 4 mars 2002, loi sur les « droits des patients », promulguée lorsque Bernard Kouchner était ministre de la Santé. Cette loi ne disait cependant pas grand-chose de la fin de vie. Surtout, elle ne garantissait formellement que les droits des malades conscients. La loi Léonetti (votée en avril 2005) réglera le problème autrement redoutable du patient incapable de s’exprimer.
En comparant, de façon souvent réductrice, la différence d’approche du problème de la fin de vie dans les pays anglo-saxons et en France, on oppose souvent la tradition protestante et le respect de l’autonomie des personnes qui s’y attacheraient dans les premiers et la tradition catholique créatrice de paternalisme médical dans le nôtre. Cette conception, qui n’est pas sans rappeler la théorie des climats, ne résiste pas à l’analyse historique. Il faut en effet rappeler les difficultés rencontrées par les deux femmes considérées, à juste titre, comme les pionnières de l’accompagnement de la fin de vie, Cicely Saunders en Angleterre et Elisabeth Kübler-Ross aux États-Unis. À la fin des années 1960, il fallut à l’une comme à l’autre lutter contre les habitudes d’indifférence à la souffrance et à l’angoisse des mourants que manifestaient les soignants de l’époque, surmonter les mauvaises raisons de ne pas administrer d’antalgiques morphiniques, imposer l’idée que parler de sa mort avec le mourant était légitime2. Sans entrer dans une perspective historique et économique, il faut également rappeler que les 30 ou 40 ans qui séparent les travaux de ces deux femmes de la promulgation de lois en France sont peu à l’échelle de l’histoire de la médecine et que tirer conclusion de ce « retard » serait hasardeux. Tout au plus pourrait-on remarquer que l’implication des familles dans les décisions de fin de vie en réanimation aux États-Unis est d’autant plus logique qu’elles dépensent des sommes considérables pour la prolongation des soins à leur proche dans un système privé, et que de leur possibilité ou le désir de payer pour ces soins dépend leur prolongation, ce qui n’est pas le cas en France. La part du libéralisme économique dans le mode de relation consumériste à la médecine ne doit pas être escamotée.
Évolution de la médecine, évolution de l’approche des mourants
Le vertige, souvent légitime, que suscitent les progrès fulgurants de la médecine et de la chirurgie depuis la dernière guerre a parfois conduit les médecins et encore plus la société à considérer la mort comme un échec ou, pire, comme la conséquence d’une erreur médicale. Les films et les jeux électroniques n’ont jamais été aussi violents, les images d’actualité n’ont jamais montré autant de catastrophes et de morts par milliers, et pourtant l’espérance d’immortalité n’a jamais été aussi forte dans nos sociétés riches. La série télévisée Urgences a connu un tel succès outre-Atlantique, que des médecins réanimateurs se sont vus reprocher la modestie de leur performance par rapport aux prouesses accomplies par les héros télévisuels ! L’embarras, et parfois l’irritation, des soignants est grand lorsqu’il faut expliquer à des enfants qui ont dépassé la soixantaine que leur père ou leur mère est atteint d’un mal incurable. Cette absence de projection imaginaire dans la mort a été très justement soulignée au cours de la mission d’information parlementaire qui a abouti à la proposition de loi sur la fin de vie3.
Le temps est loin où l’on pouvait imaginer cette mort sereine à domicile, entouré des siens, ses volontés et ses recommandations exprimées. La mort à l’hôpital est devenue la règle, la mort à domicile l’exception.
Et pourtant, les conditions de la fin de vie à l’hôpital sont bien souvent indignes, si ce n’est épouvantables. Les médecins urgentistes et les réanimateurs ont attiré l’attention sur ces morts totalement prévues qui surviennent néanmoins sur un brancard dans un service d’urgence surchargé ou dans un service d’hospitalisation et dans la solitude la plus totale4. La situation dans les services de réanimation n’est pas toujours satisfaisante non plus. Ces services ont certes été responsables de progrès médicaux extraordinaires permettant à des malades qui, autrefois, auraient été assurément condamnés de reprendre une vie normale ou presque après un séjour dans un lieu de haute compétence et de haute technicité. Néanmoins 10 à 20 % des patients qui y séjournent ne sortiront pas vivants de l’hôpital. Le droit légitime des citoyens des sociétés riches à recourir à ces moyens spécialisés et très coûteux fait des services de réanimation un lieu où l’on meurt de plus en plus souvent. Ainsi, aux États-Unis, il a été estimé que 20 % des décès nationaux survenaient en réanimation. Ces chiffres ne sont probablement pas très différents en France. On s’éloigne de l’image idyllique de la fin de vie qu’expriment les tableaux de Greuze au xviiie siècle, pour entrer dans un univers technique où le malade meurt non plus entouré des siens mais de machines et d’écrans, percé de « tuyaux ».
Les modalités de la confrontation des services de réanimation à la fin de vie ont également changé au fil du temps. Lors de leur création, il y a 40 à 50 ans, ils s’adressaient à des patients plutôt jeunes et en bonne santé préalable, victimes d’une maladie aiguë, pour lesquels l’engagement thérapeutique ne pouvait être que maximal et la mort ne résulter que de l’impuissance des moyens de l’époque. De nos jours, le vieillissement de la population, la survie prolongée et dans d’assez bonnes conditions de patients avec des pathologies chroniques graves (maladies cardio-vasculaires, sida, etc.) ont considérablement modifié le type de pathologie prise en charge en réanimation. Parallèlement, la puissance des moyens diagnostiques et thérapeutiques a connu un tel essor que bien des malades qui seraient auparavant décédés rapidement sont maintenus en vie jusqu’à leur guérison ou malheureusement en survie dans l’impasse thérapeutique. C’est le problème de l’acharnement thérapeutique (aussi appelé obstination déraisonnable) qui est posé là : ces malades n’ont aucune chance de survie dans des conditions acceptables, mais il n’y a aucune raison que leurs fonctions vitales s’arrêtent spontanément à brève échéance, tant qu’elles restent soutenues par les puissants moyens mis en œuvre (respirateur et rein artificiels, médicaments cardiotoniques, antibiotiques…). La seule façon de ne pas provoquer de telles situations serait de n’admettre en réanimation aucun des malades susceptibles d’aboutir à cette impasse, faisant ainsi le choix de ne pas sauver ceux qui pourraient l’être et que rien ou si peu de choses ne distingue à l’admission dans le service. L’exemple très médiatisé d’un ministre admis en réanimation après un arrêt cardiaque, ayant passé des semaines sous le soutien de toutes les thérapeutiques précitées, est emblématique. Son cerveau n’avait pas subi de dégât irréversible au cours de l’arrêt cardiaque, ce qu’il était strictement impossible d’affirmer ou d’infirmer lors de son admission, il est ressorti de réanimation en parfaite santé. Eût-il souffert de lésions cérébrales rendant ultérieurement toute vie relationnelle impossible, l’appréciation de l’efficacité et de la pertinence des moyens mis en œuvre aurait été tout autre. C’est le dilemme quotidien que vivent les équipes de réanimation sur lequel nous reviendrons.
Soins palliatifs, euthanasie, loi sur la fin de vie : impacts sur la vie hospitalière
La prise de conscience de l’absolue nécessité du développement des soins palliatifs dans notre pays est trop récente. D’abord simple circulaire ministérielle en 1986, la nécessité des soins palliatifs a force de loi depuis 1999 et 2002. L’analyse qualitative et quantitative du développement et de l’efficacité des soins palliatifs n’entre pas dans le cadre de cet article. Il convient néanmoins de rappeler l’insuffisance criante des moyens (il faudrait notamment tripler le nombre de lits dédiés) soulignée dans le rapport remis par Marie de Hennezel au ministre de la Santé5. Bien que ce sujet dépasse également le cadre de cette contribution, on ne peut que souligner l’étonnante opposition, renforcée par la médiatisation réductrice du débat, entre les positions des militants des soins palliatifs et celles des militants du droit à l’euthanasie. Leurs champs d’intérêts respectifs sont en fait radicalement différents. Les premiers œuvrent pour une prise en charge adéquate et digne des problèmes liés à la fin de vie au sein de structures et de réseaux adaptés : soulagement des souffrances physiques et morales, accompagnement du mourant et de son entourage. Ils refusent toute forme d’administration délibérée de la mort mais admettent la validité du principe du double effet qui permet d’augmenter les doses de sédatifs tant que nécessité par la souffrance du malade, au risque de hâter, sans le vouloir délibérément, le décès. Ils considèrent que plus de 90 % des demandes d’euthanasie disparaissent lorsque des soins palliatifs de qualité sont institués. Les seconds font un intense travail médiatique et politique afin de voir promulguer une loi autorisant le suicide assisté (à l’instar de la Suisse) et l’euthanasie (à l’instar de la Hollande et de la Belgique) ; ils dénoncent ce qu’ils considèrent comme l’hypocrisie de la théorie du double effet et fondent leur action sur la publication de sondages d’opinions qui indiqueraient que l’écrasante majorité des Français seraient favorables à l’euthanasie. La violence du débat entre ces deux positions est à la mesure du non-dit qui le sous-tend. Les sondages réputés favorables à l’euthanasie posent la question d’une telle façon (en substance : « Si vous étiez atteint d’une maladie incurable et génératrice de souffrances morales et/ou physiques intolérables, souhaiteriez-vous que l’on vous aide à mourir ? ») que toute personne sensée répondrait positivement. Ils fondent leur argumentaire sur l’existence de « centaines de milliers de cas d’euthanasie » dans les hôpitaux et notamment en réanimation, là où il s’agit en fait de non-acharnement thérapeutique et non d’administration de la mort. Mais les militants des soins palliatifs ne se prononcent pas toujours de façon claire sur ce qu’il convient de proposer au faible pourcentage de patients dont les souffrances ne sont pas soulagées et/ou qui persistent à réclamer l’euthanasie. De même ne dissipent-ils pas toujours l’ambiguïté de la théorie du double effet lorsque l’augmentation des doses de calmants est telle que personne ne songerait à contester que cela abrégera la vie, et que la motivation du prescripteur ne se trouve dès lors justifiée que par la morale de l’intention.
Néanmoins, on peut aisément concevoir que le débat sur l’euthanasie ait contribué au débat plus général sur la fin de vie et que l’accroissement salutaire des moyens accordés par le politique à la prise en charge palliative constitue une part de la réponse.
L’affaire Humbert-Chaussoy, qui a trouvé un dénouement serein à travers le non-lieu général récemment prononcé (27 février 2006), a été le catalyseur d’une réflexion sociologique et politique sur la fin de vie. Elle a également profondément ébranlé la communauté hospitalière, celle des réanimateurs en particulier, et permis de mieux situer la position de l’institution hospitalière dans des débats difficiles.
Les études épidémiologiques anglo-saxonnes et notamment américaines avaient démontré depuis longtemps que la plupart des décès en réanimation se produisaient au décours d’une décision de limitation de l’intensité thérapeutique ou de l’arrêt d’une de ces thérapeutiques. Il aura fallu attendre jusqu’à la publication par Édouard Ferrand dans le prestigieux Lancet pour que ce fait soit confirmé dans la pratique française6. La reconnaissance croissante de cette réalité et, nous l’avons vu, la nécessité d’organiser et d’homogénéiser les pratiques des professionnels avaient motivé la rédaction par la Société de réanimation de langue française de recommandations de bonne pratique pour la fin de vie en réanimation. Les dispositions préconisées7 : collégialité des décisions, documentation des débats, concertation avec la famille, refus de l’injection létale, arrêt ou limitation des thérapeutiques actives au profit de la mise en œuvre de soins palliatifs ont par la suite été quasi intégralement repris dans la loi. Avant la promulgation de celle-ci, nombre d’équipes avaient le sentiment d’une pratique clandestine ou à tout le moins risquée puisqu’elle pouvait être qualifiée d’homicide volontaire (l’arrêt du respirateur par exemple étant temporellement suivi du décès) avec préméditation (du fait de la concertation préalable). Or, le danger inouï de cette prolongation abusive de soins lourds et bien souvent traumatisants pour l’entourage devenus sans espoir, qu’elle soit qualifiée d’acharnement thérapeutique ou d’obstination déraisonnable, avait été souligné depuis longtemps par le Conseil de l’Europe qui déclarait en 1999 que
le prolongement artificiel du processus de la mort, que ce soit par l’utilisation de moyens médicaux hors de proportion avec l’état du malade ou par la poursuite du traitement sans son consentement… fait aujourd’hui peser une menace sur les droits fondamentaux que confère à tout malade incurable et à tout mourant sa dignité d’être humain8.
Cesser de s’opposer à une mort inéluctable ne consiste pas en une euthanasie comme le considèrent les militants pro-euthanasie, ainsi qu’on l’a vu plus haut. Le respect des mourants que l’institution hospitalière tente, progressivement et non sans difficulté, de mettre en place mérite mieux qu’une instrumentalisation politique. C’est bien la philosophie de la loi récemment promulguée qui affirme son intention de respecter la vie et d’accepter la mort.
L’implication de l’hôpital dans la fin de vie est immense, que cela soit dans des services de cancérologie, de maladies infectieuses, dans des structures de soins palliatifs, ou en réanimation. Concernant l’approche décisionnelle dans ces derniers, force est de reconnaître que nulle loi, nulle pratique ne pourra donner entièrement satisfaction lors qu’il s’agit de la frustration suprême que constitue la fin de l’existence. Des tensions potentielles ou actuelles persisteront probablement quelle que soit la qualité de la réflexion sur la fin de vie. Ainsi, une enquête a révélé que le degré de satisfaction de l’équipe infirmière n’était que de 33 % tandis que celui des médecins était de 73 % au cours du processus décisionnel concernant la fin de vie en réanimation9. La crainte des suites médico-légales semblait entrer en ligne de compte dans ce déficit de communication mis en évidence dans cette étude antérieure à la promulgation de la loi sur la fin de vie. De façon plus inquiétante, il a été récemment montré que le fait d’avoir participé à la décision de fin de vie était un facteur majeur de survenue d’un stress post-traumatique chez les proches d’un patient décédé en réanimation10. La loi, reprenant en cela les recommandations de la Société de réanimation de langue française, a souligné à juste titre la nécessité de la collégialité de la procédure et de l’implication des proches. Il appartiendra aux médecins et à l’institution hospitalière de trouver l’approche la plus humaine possible, différente sans doute selon les contextes, pour ne pas passer insidieusement de l’ancienne opacité des décisions à la violence d’une transparence qui, mal employée, pourrait se révéler génératrice d’angoisse et de culpabilité.
Pour qui cette loi est-elle faite ? Que dit-elle et que ne dit-elle pas ?
L’hommage quasi unanime rendu au législateur tant par la classe politique que par les médias atteste de la qualité exceptionnelle du débat préparatoire à cette loi et de la pertinence de son champ d’application. Rappelons que, chose rare sous la ve République, l’initiative de cette loi fut parlementaire, par la création d’une mission d’information par le président de l’Assemblée nationale, Jean-Louis Debré. L’extrême et salutaire médiatisation de l’affaire Humbert-Chaussoy rendait indispensable une réflexion sur la fin de vie et une prise de position politique. Cette mission fut confiée à deux députés, l’un issu de la majorité, l’autre de l’opposition. Très rapidement, la Commission qu’elle institua comprit qu’il ne fallait pas entrer à chaud dans le débat sur l’euthanasie, faute de quoi il n’y aurait jamais consensus parmi les parlementaires pour légiférer sur la fin de vie. Le vote à l’unanimité par l’Assemblée nationale de la proposition de loi issue des travaux de cette commission illustra le bien-fondé de cette démarche. Ayant auditionné des personnalités du monde juridique, religieux, maçonnique, associatif, des autorités morales et des professionnels de santé, notamment les dirigeants de la Société de réanimation de langue française, cette commission proposa effectivement un texte qui consacrait le refus de l’obstination déraisonnable, dans le cadre du renforcement des droits des malades (initié par la loi de 2002 dite loi Kouchner), définissait précisément les procédures d’arrêt de traitement en fonction de l’état de conscience du malade, s’il est en fin de vie ou non, affirmait le caractère indispensable d’une procédure collégiale de décision (dont les modalités viennent d’être fixées par décret), et bien évidemment excluait implicitement de son champ l’administration d’une substance dans le seul but de provoquer la mort. De façon surprenante, le Conseil national de l’ordre des médecins refusa la demande que lui faisait le législateur d’inclure la notion de double effet des thérapeutiques palliatives (sédation de la douleur au risque d’abréger la vie sans intention première à cet égard) dans le code de déontologie, obligeant ainsi ce dernier à le faire à sa place dans les considérants de la loi. On pourra s’étonner que l’instance qui se veut représentative des professionnels n’ait pas tenu compte de l’avis unanime de tous ceux qui sont confrontés à la fin de vie, et se réjouir en revanche de la sagesse du législateur. Ainsi rédigée, la loi a été source de soulagement profond pour tous ceux, réanimateurs ou non, qui prennent en charge des patients en fin de vie. Elle modifie incontestablement la pratique de ceux qui n’osaient pas s’abstenir d’acharnement thérapeutique, mais elle permet également à ceux, fort nombreux, dont la pratique avait devancé la loi d’exercer leur métier plus sereinement. Elle fut aussi ressentie comme une loi faite pour les médecins par ceux qui, déçus qu’elle ait clairement rejeté l’euthanasie hors de son champ, étaient contraints à continuer leur combat, quitte à instrumentaliser certaines souffrances. En fait, opposer les intérêts des patients et ceux des médecins n’a guère de sens, et toutes les lois récentes (à commencer par celle d’avril 2002) ont manifesté le désir de renforcer la synergie d’intérêts conjoints entre patients désireux d’être non seulement bien soignés mais également entendus, et médecins comprenant (et ils sont nombreux) que le soin aux patients est une activité globale faite à parts égales de compétence médicale et humaine.
La loi, comme on l’a vu, n’a pas abordé le problème de l’euthanasie, alors que ce problème persiste de l’aveu même des opposants à sa pratique. On pourrait espérer un débat aussi serein sur ce sujet de société qu’il l’a été à propos de la fin de vie. Pour cela, deux clarifications seront indispensables. Premièrement, il conviendra que les arguments présentés pour ou contre une dépénalisation de l’euthanasie restent dans le domaine du réel et que les chiffres avancés ne mélangent pas des situations aussi différentes que le refus de l’obstination déraisonnable et l’euthanasie proprement dite. Il sera, à cet égard, particulièrement intéressant de scruter attentivement les exemples belge et hollandais, en gardant en mémoire qu’il a été montré que la moitié des cas d’euthanasie aux Pays-Bas ne sont pas déclarés, contrairement à ce que prévoit la loi11. Cela affaiblit l’idée selon laquelle la dépénalisation éviterait la clandestinité. Deuxièmement, force sera d’examiner en détail la pertinence de la théorie du double effet, initialement promue par l’Église catholique12. En effet, quelle est la logique du bien recherché pour un patient inconscient mais ne souffrant pas, lorsqu’on retire le respirateur qui le maintient en survie ? Il ne fait pas de doute qu’il mourra des conséquences de cet acte alors qu’il ne souffrait nullement de son maintien. En fait, la légitimité de l’acte, fréquemment pratiqué en réanimation, tient en partie à un critère de dignité de la vie (le malade n’aurait pas voulu mourir avec « des tuyaux partout », et ce spectacle est intolérable pour toute personne douée de sentiments et pour les proches en particulier). Néanmoins, ce critère de dignité de la vie est d’un maniement fort délicat tant sont grandes les dérives qu’il peut justifier. Aucune instance religieuse ne semble souhaiter qu’il prévale sur le respect de la vie, tandis qu’il est utilisé de façon parfois excessive par les partisans de l’euthanasie. Plutôt que les débats passionnés et parfois manichéens chers à notre pays, gagnerions-nous de nous inspirer de l’abondante littérature anglo-saxonne où l’on peut trouver d’une part confirmation sur le caractère exceptionnel des demandes d’euthanasie, qui se limitent essentiellement aux douleurs absolument intraitables mais également, et c’est là plus inquiétant, sont également formulées dans des contextes de dépression sévère, et d’autre part des débats passionnants mais posés sur le problème du double effet. Ainsi dans le British Medical Journal13 pouvait-on lire les points de vue opposés de deux éminents professeurs d’éthique médicale, l’un soutenant la validité éthique de ce concept et les risques de sa transgression, l’autre faisant valoir que c’est l’intérêt du malade qui doit prévaloir sur toute autre considération, que l’intention seule ne peut déterminer la moralité d’une action et que l’argument du double effet ne réglant pas tous les problèmes, force sera d’ouvrir le débat sur l’euthanasie. À aucun moment dans ces deux prises de position n’était jeté d’anathème sur la position de l’autre. Le débat nécessaire doit prendre en compte le rapport dialectique des contradictions que manifestent partisans et opposants de l’euthanasie. Le développement des soins palliatifs a probablement constitué une réponse aux demandes pressantes d’euthanasie dans un pays qui ne s’occupait pas de ses mourants. Néanmoins, en période d’inflation galopante des dépenses de santé, il convient de garder en mémoire que l’euthanasie restera toujours une solution moins onéreuse que le développement des soins palliatifs. Comme le dit de façon lapidaire la directrice d’un centre de recherche sur les soins palliatifs de Washington (citée dans le prestigieux New England Journal of Medicine14) :
La demande de suicide assisté n’est pas considérable dans les bons systèmes de santé, mais elle pourrait l’être dans des systèmes bien moins appropriés.
La fragilisation et la marginalisation croissantes des populations démunies et/ou âgées pourraient faciliter des dérives que ne souhaitent évidemment pas les partisans de l’euthanasie. Toute réflexion sur sa légalisation devra s’accompagner également d’une réflexion sur la protection de ces populations. Les mots de Hansard cités par Cicely Saunders15 méritent d’être médités :
Le droit de mourir risquerait d’être interprété trop facilement comme le devoir présumé de mourir.
Le monde hospitalier où, comme on l’a dit, se produit la plupart des décès dans les pays riches, a besoin de repères pour son éthique et pour sa pratique. Il ne peut pas être régulièrement mis en lumière dans l’actualité au cours de faits qui le dépassent, sans risquer de grave crise morale dont le préjudice se ressentirait également chez les malades. On l’a bien vu au moment de l’affaire Humbert-Chaussoy. Il est évident que l’institution hospitalière a accueilli avec soulagement la loi sur la fin de vie qui répond à ses attentes. Elle a été décriée par ceux qui auraient souhaité qu’une loi soit promulguée pour résoudre un cas spécifique, ce qui serait surprenant dans un État de droit16. Il a également été dit qu’elle ne résoudrait rien d’un cas similaire à celui de Vincent Humbert, ce qui n’est pas exact. En effet, la loi autorise l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation ainsi que l’administration d’une sédation pour éviter tout inconfort. La vivacité et le caractère passionnel des arguments des détracteurs de la loi qui l’ont dénoncée sans nuances contrastent avec la qualité exceptionnelle et l’abondance de la littérature scientifique et éthique sur la signification, les implications et les modalités de l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation artificielles dans les pays anglo-saxons17.
Légiférer dans l’urgence, sous le coup d’une affaire médiatisée, risque ainsi de ruiner les efforts d’argumentation et de noyer dans la violence des arguments passionnels les résultats de la réflexion scientifique et éthique, dont l’hôpital est le premier lieu d’élaboration et de mise à l’épreuve.
- *.
Respectivement hôpital Louis-Mourier, Colombes (service de réanimation médicale) et hôpital Henri-Mondor, Créteil.
- 1.
Les références de ces jugements peuvent être trouvées dans l’article extrêmement intéressant de J. E. Perry intitulé, “The Terri Schiavo case”, paru dans Annals of Internal Medicine, 2005, 143, p. 744-748.
- 2.
Voir le livre d’Elisabeth Kübler-Ross paru sous le titre On Death and Dying, en 1969 et traduit en français sous le titre les Derniers instants de la vie, Genève, Labor et Fides, ainsi que celui de Cicely Saunders paru sous le titre Living with Dying en 1983 et traduit en français sous le titre la Vie aidant la mort, Paris, Medsi.
- 3.
Rapport (n° 1708) fait au nom de la mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie, Assemblée nationale, 2005.
- 4.
Voir l’article de B. Tardy intitulé “Death of terminally ill patients on a stretcher in the emergency department: a French speciality?”, paru dans Intensive Care Medicine, 2002, 28, p. 1625-1628, dans lequel il est rapporté que 35 % des décès survenus dans un service d’urgence étaient le fait de patients atteints d’une maladie terminale. Voir également la communication intitulée « Les conditions de décès à l’hôpital » présentée par E. Ferrand au congrès de la Société française d’anesthésie-réanimation (2005), et abondamment citée par la presse : malgré le fait que proches et soignants étaient au courant de l’imminence du décès, peu de patients ont bénéficié d’une prise en charge palliative, 24 % seulement sont morts entourés par un proche et 16 % sans personne.
- 5.
Voir le livre qui en est issu : Propositions pour une vie digne jusqu’au bout, Paris, Le Seuil, 2004.
- 6.
Voir l’article intitulé “Witholding and withdrawal of life support intensive-care units in France” (Lancet, 2001, 357, p. 9-14) qui rapporte que plus de 50 % des morts en réanimation sont précédées de décisions de limitation ou d’arrêt de thérapeutiques actives.
- 7.
« Limitations et arrêts de thérapeutique(s) active(s) en réanimation adulte. Recommandations de la Société de réanimation de langue française », document accessible sur www.srlf.org/societe/infoethique/thera.active.html
- 8.
Conseil de l’Europe, Assemblée parlementaire. Protection des droits de l’homme et de la dignité des malades incurables et des mourants. Recommandation 1418, 25 juin 1999.
- 9.
E. Ferrand. “Discrepancies between perception by physicians and nursing staff of intensive care unit end-of-life decisions”, American Journal of Respiratory and Critical Care Medicine, 2003, 167, p. 1310-1315.
- 10.
E. Azoulay, “Risk of post-traumatic stress symptoms in family members of intensive care unit patients”, American Journal of Respiratory and Critical Care Medicine, 2005, 171, p. 987-994.
- 11.
Voir l’article de Onwuteaka-Philipsen intitulé “Dutch experience of monitoring euthanasia”, publié dans British Medical Journal, 2005, 331, p. 691-693. À noter, dans le même numéro de ce journal, quatre autres articles prenant position pour ou contre la légalisation de l’euthanasie sans céder à la réduction ni à l’invective.
- 12.
Voir la remarquable analyse qui en est faite par C. Mélot dans le chapitre « Principe du double effet », dans Problèmes éthiques en réanimation, F. Lemaire, Masson, 2003.
- 13.
“Foreseeing is not necessarily the same as intending” par R. Gillon et “The moral character of clinicians or the best interests of patients ?” par L. Doyal, dans British Medical Journal 1999, 318, p. 1431-1433.
- 14.
S. Okie, “Physician-assisted suicide. Oregon and beyond”, New England Journal of Medicine, 2005, 352, p. 1627-1630.
- 15.
Ibid.
- 16.
Voir à ce propos Jacques Ricot, « Une loi exemplaire sur la fin de vie », Esprit, juin 2005.
- 17.
Le lecteur intéressé trouvera une source de références pertinentes dans l’article de D. Casarett, “Appropriate use of artificial nutrition and hydration”, paru dans New England Journal of Medicine, 2005, 353, p. 2607-2612.