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Dans le même numéro

Entre droit du sang et droit du sol. Quelle nationalité pour les réfugiés ?

février 2016

#Divers

Quelle nationalité pour les réfugiés ?

L’accès des réfugiés à la nationalité d’un des États membres de l’Union européenne doit sortir de l’impasse d’un droit du sang hasardeux et d’un droit du sol limité à un seul État.

À la faveur de la crise des réfugiés, l’élargissement territorial de l’Union européenne cède désormais la place à l’élargissement démographique1. La question de l’intégration de ces nouveaux arrivants dessine les contours des politiques juridiques relatives à la nationalité en Europe : l’accès à la nationalité est en effet l’une des plus solides perspectives d’intégration de milliers de réfugiés s’installant, au fil des conflits, sur le continent.

Une rupture profonde naît de la reconnaissance du statut de réfugié : elle marque le délitement du lien de nationalité entre l’individu protégé et son État d’origine, considéré incapable d’assurer sa protection, ou même à l’origine de persécutions. L’accès à la nationalité du pays d’accueil est donc un moyen d’intégration des populations réfugiées au sein de l’Union européenne. Aux tenants d’une conception dure du droit de la nationalité, perçu comme un droit d’assimilation, dressant une barrière entre les étrangers et les nationaux, il est permis d’opposer une conception différente faisant de la nationalité un accélérateur de l’intégration et une manifestation, symbolique et politique, de l’appartenance à une nouvelle communauté étatique2. La nationalité garantit en effet le plus haut niveau d’égalité de traitement et permet de lever toutes les distinctions juridiques frappant les étrangers. Elle renforce le droit fondamental au travail, en faisant disparaître les dernières barrières d’accès aux professions réglementées et à la fonction publique. Elle sécurise également la résidence sur le territoire en rendant le droit au séjour absolu et inconditionnel. Elle confère enfin le statut de citoyen européen, ce qui correspond à de nouveaux droits de circulation et d’installation, ainsi qu’à des droits politiques européens venant compléter les droits politiques nationaux.

L’intégration des réfugiés ne se résume toutefois pas à l’obtention de la nationalité ; des attaches complémentaires apparaissent nécessairement en dehors de l’État. Sans caractère exclusif ou impératif, l’accès à la nationalité demeure toutefois l’un des moyens pertinents de la politique d’intégration des réfugiés.

Les modèles d’accès à la nationalité par le droit du sang et le droit du sol

Les deux grands modèles d’attribution de la nationalité sont répartis traditionnellement entre le droit du sang et le droit du sol, correspondant respectivement à la nationalité par la filiation et la nationalité par la naissance sur le territoire. Le droit du sang exclut mécaniquement les réfugiés : ils ne peuvent se prévaloir d’une filiation avec un Européen. Le droit du sol en revanche, sans permettre l’accès à la nationalité des réfugiés de première génération, peut servir de fondement pour l’accès à la nationalité de la deuxième génération. À ce titre, si les traditions historiques relatives aux droits du sang et du sol ont longtemps été divergentes en Europe, dans le temps et l’espace, les dynamiques contemporaines convergent vers l’extension du droit du sol.

Divergences historiques de temps et de lieux

Du Moyen-Âge à la période moderne, le concept de nationalité n’existe pas encore et l’appartenance à la communauté, la qualité de « sujet », est caractérisée par la naissance sur le territoire du royaume. Seuls les sujets naturels, Français car nés sur le territoire, disposent de la capacité successorale. Les « aubains », étrangers car nés hors du territoire, transmettent leurs biens au roi en application du « droit d’aubaine3 ». À cette période, c’est donc la jurisprudence relative à la capacité successorale qui dessine la frontière entre Français et étranger. Le parlement de Paris consacre par exemple en 1515 dans un arrêt la coutume prévoyant que l’étranger peut transmettre ses biens à ses enfants lorsque ceux-ci sont sujets naturels, c’est-à-dire nés sur le territoire du royaume. La définition de la communauté est donc fondée sur le droit du sol, dans ce rapport particulier qu’entretient la féodalité avec le territoire. Néanmoins, l’émigration de nombreux Français se développe au xvie siècle, sous l’effet conjugué des guerres et de l’essor économique. Le droit du sol ne bénéficiant pas aux enfants nés à l’étranger, ceux-ci se trouvent dans l’incapacité de succéder à leurs parents français. La situation, d’abord tranchée par le pouvoir monarchique au moyen du prononcé de « lettres de naturalité » (naturalisation d’Ancien Régime), amorce en France une réflexion sur l’instauration d’un droit du sang. Ce dernier est finalement consacré par l’arrêt Mabile du parlement de Paris, rendu en 1576, reconnaissant que l’enfant né à l’étranger de parents français sera reconnu comme un sujet naturel s’il vient s’établir « à perpétuelle demeure » (signe d’allégeance) en France. La situation, à l’approche de la Révolution, est donc marquée par un droit du sol prépondérant et une reconnaissance sous conditions du droit du sang4.

La législation issue de la Révolution française est incertaine. La Constitution de 1791 définit en son titre II les « citoyens français » de manière générale, et accueille les principes d’Ancien Régime selon lesquels sont Français les individus nés sur le territoire, mais aussi les individus nés à l’étranger de père français venant s’établir en France : pas de révolution ici donc. Parmi ces citoyens « passifs », la Constitution détermine en son titre III les citoyens « actifs », seuls admis à l’exercice des droits politiques, selon la distinction chère à Sieyès. Les Constitutions suivantes de 1793, 1795 et 1799 rompent cependant avec ces principes : elles ne distinguent plus entre citoyens passifs et actifs ; elles font du droit du sol l’unique fondement de l’accès à la citoyenneté française. Mais s’agit-il alors de la définition de l’ensemble des membres de la communauté nationale, ou seulement d’une partie admise à exercer les droits politiques ? Les historiens sont divisés sur la question, tout comme la jurisprudence5. Il est donc délicat d’affirmer que la France révolutionnaire a appliqué à partir de 1793 le seul principe du droit du sol.

Le Code civil de 1804 tranche en toutes hypothèses le débat en prévoyant que la loi constitutionnelle définit uniquement les citoyens et qu’il revient à la législation civile de définir les Français. La tradition d’Ancien Régime est rompue : le droit du sang devient l’unique mode d’attribution de la nationalité à la naissance. Si le droit du sol subsiste, il ne permet plus que d’acquérir la nationalité à la majorité, suite à une manifestation de volonté de l’intéressé. Le ius sanguinis, tiré du droit romain, est préféré au droit du sol, très marqué par le régime féodal. La guerre a aussi durablement fait naître un sentiment patriotique : le sang, mieux que la naissance sur le territoire, garantit l’unité nationale. Dès lors, le modèle tiré du Code civil fondé sur le droit du sang fera l’objet d’une importante diffusion en Europe, particulièrement en Allemagne par l’intermédiaire de la Prusse dès la première moitié du xixe siècle6.

Un problème se pose cependant rapidement en raison de la conscription. Dans les régions frontalières particulièrement, des individus nés en France de parents étrangers échappent au tirage au sort et à un service militaire de plusieurs années, alors que rien ne les distingue en fait des jeunes Français. Face aux protestations, des évolutions vont intervenir progressivement. Le législateur adopte le 7 février 1851 la loi créant le double droit du sol : l’enfant né en France d’un parent qui lui-même y est né se voit attribuer la nationalité à la naissance ; il conserve toutefois la possibilité de répudier cette nationalité à la majorité7. Et sous les effets d’une immigration grandissante, le législateur, par la loi du 26 juin 1889, supprime cette possibilité de répudiation, de même qu’il fait de la naissance en France un critère d’accession automatique à la nationalité, l’acceptation de l’individu étant présumée. Selon le mot célèbre de Niboyet, c’est « l’ombre du bureau de recrutement8 » qui plane sur le droit de la nationalité. La conception française relative aux droits du sang et du sol est ainsi fixée et n’évoluera quasiment plus : l’attribution de la nationalité à la naissance est prévue en principe par le droit du sang et à titre accessoire par le double droit du sol ; le droit du sol permet en outre d’acquérir la nationalité, mais à la majorité.

Il s’en déduit un principe articulant historiquement les conceptions relatives au droit de la nationalité. Les pays d’immigration comme la France mettent en œuvre le droit du sol pour garantir un égal traitement entre les individus nés sur le territoire, particulièrement au regard de la conscription. Les pays d’émigration comme l’Allemagne n’ont pas ce besoin et se satisfont du traditionnel ius sanguinis consacré par le Code civil français de 1804 et diffusé en Europe. L’opposition d’un modèle français électif et ouvert, d’une part, et d’un modèle allemand ethnique et raciste, d’autre part, ne saurait donc trouver sa source dans les dispositions juridiques relatives à la nationalité. C’est de l’affrontement politique et guerrier entre ces deux nations9 que naît cette culture des « conceptions de la nation » dont le substrat philosophique et politique dépasse de très loin les seules dispositions juridiques de la nationalité d’un État.

Convergence contemporaine autour du droit du sol

L’Europe dans son ensemble est aujourd’hui devenue une terre d’immigration et très logiquement le droit du sol s’y diffuse, non plus pour les besoins de la conscription, mais plutôt pour assurer l’intégration des populations immigrées d’une part, et pour faire face à des problèmes démographiques liés à la natalité d’autre part. L’Allemagne a ainsi adopté en 2000, pour la première fois de son histoire, une législation permettant aux individus nés sur le territoire et dont les parents sont en séjour régulier de se voir attribuer la nationalité allemande dès la naissance. L’intégration des enfants de ces Gastarbeiter (travailleurs étrangers), souvent d’origine turque et durablement installés sur le sol germanique, rendait impérative l’adoption de dispositifs juridiques facilitant l’accès à la nationalité. Le phénomène n’est pas isolé ; suivant des justifications tout à fait similaires, l’Autriche a intégré de manière inédite le droit du sol dans sa législation en 2005, permettant aux enfants nés sur le territoire et y résidant de manière ininterrompue depuis six années d’acquérir la nationalité. De la même manière, la Grèce a adopté en 2010 le double droit du sol et en 2015 le droit du sol. Les enfants nés en Grèce de parents étrangers en séjour régulier peuvent accéder à la nationalité par simple déclaration au moment de l’entrée à l’école primaire. Ce pays, traditionnellement très attaché au droit du sang depuis le xixe siècle, réformait là encore pour la première fois de son histoire le droit de la nationalité pour y inclure le droit du sol. En France, les débats réguliers relatifs au droit du sol ne concernent jamais son principe mais plutôt ses modalités. La réforme de 1993 instaurée par le gouvernement Balladur a réintroduit la nécessité pour le jeune né en France de manifester sa volonté lors de sa majorité pour acquérir la nationalité. Le gouvernement Jospin a supprimé en 1998 cette exigence de manifestation de volonté pour revenir à l’état du droit précédent, c’est-à-dire l’acquisition automatique à la majorité déjà prévue par la loi de 1889. Ces exemples, parmi d’autres10, démontrent une réelle convergence des pays européens vers le droit du sol, rejoignant des pays traditionnellement en faveur de ce modèle comme le Royaume-Uni.

La convergence ne doit cependant pas cacher la disparité des conditions d’accès à la nationalité par droit du sol. Aucun État européen, à la différence des États-Unis par exemple, n’attribue sa nationalité par le seul fait de la naissance sur le territoire. D’autres conditions s’ajoutent nécessairement, ayant notamment trait à la durée de résidence de l’intéressé sur le territoire ou à la régularité du séjour de ses parents. La tendance de fond est pourtant profonde. Certains auteurs évoquent même l’abandon du droit du sang, considéré comme inadapté aux nouveaux enjeux de la filiation, trop aléatoire et excluant11. En tout état de cause, en Europe, le droit du sol bénéficiera globalement aux enfants des réfugiés nés sur le territoire. Cette solution sur le long terme coexiste avec des modes d’accès plus rapides à la nationalité, reposant sur la résidence, au profit de l’ensemble de la population des réfugiés.

Les modèles d’accès à la nationalité par la résidence

En réalité, si le droit du sang et le droit du sol concentrent l’attention, le problème de la nationalité des étrangers est le plus souvent réglé par une troisième voie, celle de la naturalisation. Elle est habituellement facilitée pour les réfugiés. Mais depuis plusieurs années, une certaine incertitude se dessine autour de la naturalisation, sa libéralisation cédant la place à une approche sécuritaire et restrictionniste. L’Union européenne pourrait ainsi envisager un mode d’accession autonome à la citoyenneté européenne, de manière à libérer les réfugiés des contingences des législations des États.

La naturalisation, une troisième voie entre droit du sol et droit du sang

Statut de réfugié et naturalisation sont intimement liés. Les rédacteurs de la convention de Genève sur le statut des réfugiés de 1951, conscients que la nationalité d’origine d’un réfugié est parfaitement ineffective, ont prévu un article 34 stipulant :

Les États contractants faciliteront, dans toute la mesure du possible, l’assimilation et la naturalisation des réfugiés. Ils s’efforceront notamment d’accélérer la procédure de naturalisation et de réduire, dans toute la mesure du possible, les taxes et les frais de cette procédure.

Quel est le sens de cette obligation ? Cela signifie d’abord que l’ensemble des États parties à la convention de Genève doit ouvrir de bonne foi la possibilité d’une naturalisation aux personnes reconnues réfugiées. En revanche, il ne leur est pas fait obligation de procéder à cette naturalisation ; il ne s’agit que de faciliter la procédure. Globalement, les États européens prévoient une réduction substantielle, voire une disparition du délai que doit normalement attendre un étranger pour engager une demande de naturalisation. La France permet ainsi aux réfugiés de demander la naturalisation sans délai, une fois le statut reconnu (au lieu de cinq années pour les autres étrangers), la Belgique réduit le délai de trois à deux années au profit des réfugiés, la Grèce de dix à trois années, l’Autriche de six à trois années, la Suède de cinq à quatre années, l’Italie de dix à cinq années, l’Allemagne de huit à six années12, etc. Restent toutefois les autres conditions de la naturalisation, notamment les exigences de maîtrise linguistique et culturelle, et la nécessité de disposer de revenus propres – conditions qui restent délicates à satisfaire pour des réfugiés fraîchement arrivés et sans attaches préexistantes avec leur pays d’accueil. Les États ne semblent pas en la matière privilégier les réfugiés au regard du reste de la population des étrangers. Il est intéressant de noter qu’en 2014, en France, 55 010 étrangers étaient naturalisés Français (sur une population totale de 4, 2 millions), et parmi eux 4 236 réfugiés (sur une population totale de 175 00013).

Quelles sont les perspectives du droit de la naturalisation en Europe ? Des critiques très fortes ont été nourries à l’encontre de l’attribution de la nationalité à la naissance, considérée par certains auteurs comme une véritable loterie14. Au contraire, la naturalisation, en ce qu’elle fait reposer l’appartenance à la communauté étatique sur un accord des deux parties (l’individu et l’État), apparaît sous cet angle plus conforme aux principes libéraux. Néanmoins, la naturalisation est particulièrement soumise à la logique sécuritaire et à la méfiance vis-à-vis des étrangers, qui se développent toutes deux volontiers durant les périodes troublées. Un tournant antilibéral et restrictionniste, que certains auteurs considèrent comme déjà advenu15, pourrait donc empêcher la naturalisation de produire les effets escomptés au profit de la population des réfugiés. Une autre voie est-elle à chercher du côté de l’Union européenne ?

L’accès autonome à la citoyenneté européenne : réalités et perspectives

Aujourd’hui, le seul et unique mode d’accession à la citoyenneté européenne est la possession de la nationalité d’un État membre. Quelles sont dès lors les perspectives d’autonomisation de la citoyenneté européenne vis-à-vis des nationalités étatiques ?

L’étranger, à la différence du national, voit son entrée et son séjour réglementés, de même qu’il peut être soumis, le cas échéant, à une mesure d’éloignement vers son pays d’origine. La citoyenneté européenne, en l’état de la réglementation, ne rompt pas avec cette approche. La liberté d’installation instaurée par les traités européens ne vaut que tant que le citoyen européen dispose de ressources suffisantes pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille au sein de l’État membre qui l’accueille. À défaut, un citoyen européen peut être expulsé vers l’État membre dont il possède la nationalité. Il n’y a d’ailleurs qu’à songer à la situation des minorités issues notamment de Roumanie pour saisir à quel point la situation du citoyen européen peut être ramenée à celle d’un étranger. Or une nationalité dans le modèle démocratique contemporain correspond à une double fonction territoriale (droit de séjour absolu) et politique (accession aux droits du citoyen). La citoyenneté européenne est à ce titre imparfaite puisque si elle consacre des droits politiques, les droits territoriaux qu’elle confère sont encore très contingents. Seule la disparition des restrictions à la liberté d’installation permettrait de doter la citoyenneté européenne d’une pleine fonction territoriale et ainsi de la transformer en véritable nationalité fédérale. Il n’existerait alors plus de rapport nationaux/étrangers au sein de l’Union européenne : l’unité territoriale ainsi obtenue renforcerait nécessairement la communauté politique formée par les citoyens européens.

Ce n’est que sur ce fondement qu’il serait imaginable de prévoir dans les traités un mode d’accession autonome à la citoyenneté européenne (devenue nationalité fédérale), pourquoi pas au profit des réfugiés, selon des critères reposant par exemple sur la résidence (naturalisation) ou le droit du sol. Ces réfugiés, alors devenus citoyens européens, seraient ainsi libres de s’installer dans n’importe quel État membre, sans posséder la nationalité de l’un d’entre eux. Deux modes d’accession à la citoyenneté européenne coexisteraient alors, sans rapport hiérarchique : les droits de la nationalité des États membres et le droit de la nationalité de l’Union européenne. En théorie constitutionnelle, l’Union européenne correspondrait sur ce point au modèle de la fédération16.

Néanmoins, réfléchir à l’instauration d’une liberté d’installation totale au profit des citoyens européens, à l’heure où les principes de Schengen font l’objet de nombreuses attaques, peut s’avérer délicat d’un point de vue politique. Il en va de même de la réflexion sur un mode d’accession autonome à la citoyenneté européenne. Aux États-Unis, c’est le choc retentissant de la guerre de Sécession et de la discrimination raciale qui a conduit en 1868 à l’adoption d’un xive amendement fixant des conditions autonomes d’accès à la nationalité fédérale au sein de la Constitution fédérale : il s’agissait alors de garantir, face aux manquements des États du Sud, l’accès à la nationalité des populations noires17. Une insuffisance manifeste et durable des États membres de l’Union européenne en matière d’intégration des populations réfugiées pourrait créer les conditions d’un tel choc.

La solitude des demandeurs d’asile. Un éclairage littéraire : Pristina de Toine Heijmans1

Dans son second roman, le Néerlandais Toine Heijmans revient sur la condition des demandeurs d’asile aux Pays-Bas. Après avoir recueilli leurs témoignages dans un de ses trois ouvrages de non-fiction – les deux autres portaient sur le milieu européen du rap et sur la construction d’un nouveau quartier résidentiel à Amsterdam –, il s’empare de cette question sociopolitique pour mesurer la pesanteur de tout système juridique, la pertinence de l’acte humanitaire et la perversion du pouvoir politique et surtout pour décliner, en une galerie de portraits subrepticement introduits, le sens de l’appartenance identitaire et de l’héritage culturel. Construite comme une intrigue policière – avec pour seul élément le nom d’Irin Past, le fonctionnaire Albert Drilling est envoyé sur une île au large de la côte nord de la Hollande pour retrouver une réfugiée restée illégalement et la renvoyer dans son pays d’origine – la narration se déploie entre descriptions de centres de détention et de conflits armés, fulgurance de souvenirs souvent refoulés et évocation de scènes intimes.

Toine Heijmans excelle à inventer une écriture qui, dépassant les méandres de la problématique juridique, rend sensibles la solitude des demandeurs d’asile et l’anonymat dans lequel ils se débattent. Il ne néglige pas de mettre en scène avec précision tout ce qui se joue quand les procédures d’accueil sont épuisées, montrant le cynisme des hommes politiques qui craignent les retombées pour leur carrière, l’hypocrisie des exécutants qui se donnent bonne conscience en monnayant les conditions du départ ou l’ambiguïté des citoyens qui s’opposent au renvoi. Il n’hésite pas à pointer la violence qui peut régner dans les camps de réfugiés où des minorités réactivent leurs confrontations en dépit de l’exil qui les réunit. La présence d’Albert Drilling dans toutes ces séquences, des camps de réfugiés à la ville de Pristina en passant par l’Égypte ou l’île néerlandaise sans oublier la vidéoconférence avec le ministre de tutelle, leur ôte tout caractère didactique, comme si la froideur mécanique de ses analyses et de ses réactions en dévoilait paradoxalement la dimension humaine et universelle : chacun des protagonistes, à sa manière, devient un réfugié, en quête de son identité.

Articulée autour des rebondissements de l’enquête – quel est le pays d’origine d’Irin Past ? Est-ce son vrai nom ? Qui est son père ? Quel a été son vécu dans les camps de réfugiés ? Pourquoi accepter certaines des conditions d’Albert Drilling ? Comment interpréter ses liens avec les trois amis de l’île, le bourgmestre, l’entrepreneur et le timonier ? Pourquoi retourner au Kosovo, à Pristina ? –, la puissance de ce roman est de faire dialoguer une pluralité d’images sans qu’elles se croisent vraiment. Au hasard des pages, le fil du récit s’égare et des bribes d’histoire s’imposent, bousculant la chronologie et éclairant autrement la condition de réfugié. Les efforts d’Irin pour maîtriser les nuances de la langue néerlandaise et sa détermination à faire siennes toutes les coutumes de la petite île questionnent le sens de l’intégration. Le tableau bouleversant qui montre le dénommé Don dans sa caravane imaginer des noms fictifs pour les fugitifs qui viennent le solliciter et leur raconter avec une telle force leur généalogie qu’ils finissent par y croire et se l’approprier révèle la dureté de l’anonymat. Les hésitations du bourgmestre à accueillir des réfugiés, puis sa décision de permettre à Irin de rester en dépit de la dislocation du camp attestent à la fois des préjugés envers les demandeurs d’asile et de leur acceptation progressive. L’épisode qui relate le rare acte de bravoure d’Albert Drilling, qui désamorce une bagarre entre Serbes et Albanais dans le camp où il travaille, évoque les vagues indifférenciées de réfugiés avec le remplacement des Congolais, Sierra-Léonais et Libériens par ceux que les fonctionnaires appellent les ex-Yougoslaves et la violence qui peut éclater à tout moment.

Les paysages sont au cœur de l’épreuve de force qui se joue entre le fonctionnaire solitaire, possédé par sa mission, et la jeune réfugiée confrontée à son passé. Ils se dressent à la fois immuables dans leur beauté et témoins silencieux. L’île, le village, la mer, le phare deviennent autres selon que le timonier est aux commandes du ferry, qu’Albert Drilling, encore inconnu, ou Irin, arrivant avec les autres réfugiés ou repartant, menottes aux poignets, effectuent la traversée. Les dunes majestueuses, où les deux héros en perdition s’affrontent, incarnent les ambivalences de l’histoire avec la présence des bunkers, les reliquats de bombes, les blessures légères qu’une course dans le sable provoque et celles plus lourdes qu’elles réveillent. La ville de Pristina est comme entre parenthèses, tantôt hostile, tantôt lumineuse, préfigurant un dénouement aussi heureux qu’inattendu.

Ce sentiment permanent d’insécurité est encore accentué par l’incursion de détails – l’âge d’Irin, le fait que l’île soit son treizième déplacement, les temps forts des vingt années de carrière d’Albert Drilling –, l’allusion soudaine à des scènes insoutenables comme les attouchements, le viol, l’assassinat, le renvoi dans le pays d’origine par les forces de l’ordre.

Sans jamais porter de jugement moral, en datant et documentant précisément l’origine des demandeurs d’asile de son roman, Toine Heijmans invite à un périple toujours actuel dans un monde parallèle, précisément sans frontières parce que pour y survivre, il faut devenir intouchable, comme étranger à soi-même. Irin l’affirme : « La non-liberté de son existence dans les camps d’étrangers était en même temps sa plus grande liberté. »

1.

Toine Heijmans, Pristina, Paris, Christian Bourgois, 2016.

Sylvie Bressler
  • *.

    Doctorant en droit public à l’université de Lille, centre de recherches Droits et perspectives du droit, chercheur invité à l’université de Westminster (Royaume-Uni) en 2015.

  • 1.

    Voir Étienne Balibar, « Europe et réfugiés : l’élargissement », Mediapart, blog, 15 septembre 2015. Disponible sur http://blogs.mediapart.fr/blog/ebalibar/150915/europe-et-refugies-l-elargissement-par-etienne-balibar (consulté le 9 décembre 2015).

  • 2.

    Voir par exemple Ocde, la Naturalisation : un passeport pour une meilleure intégration des immigrés ?, Paris, Éditions Ocde, 2011.

  • 3.

    Jean-François Dubost, « Étrangers en France », Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, Puf, 2010, p. 519-524.

  • 4.

    Voir, pour l’ensemble, Anne Lefebvre-Teillard, « Ius sanguinis : l’émergence d’un principe. Éléments d’histoire de la nationalité française », Revue critique de droit international privé, no 2, 1993, p. 228-233 ; Patrick Weil, Qu’est ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité depuis la Révolution, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2005, p. 23-24.

  • 5.

    Voir A. Lefebvre-Teillard, « Ius sanguinis : l’émergence d’un principe », art. cité, p. 244-246 ; P. Weil, Qu’est ce qu’un Français ?, op. cit., p. 37-39.

  • 6.

    Pour une remarquable analyse des débats relatifs à l’adoption de ces dispositions et des conceptions opposées de Tronchet et Bonaparte, voir P. Weil, Qu’est ce qu’un Français ?, op. cit., p. 37-52.

  • 7.

    Possibilité largement utilisée, voir ibid., p. 73.

  • 8.

    Jean-Paulin Niboyet, Traité de droit international privé français, tome I, Paris, Sirey, 1938, p. 54.

  • 9.

    P. Weil, Qu’est ce qu’un Français ?, op. cit., p. 281-315.

  • 10.

    Pour plus de détails sur cette tendance, voir Iseult Honohan, “Ius Soli Citizenship”, Eudo Citizenship Policy Brief, 2010, no 1. Disponible sur http://eudo-citizenship.eu/docs/ius-soli-policy-brief.pdf (consulté le 9 décembre 2015).

  • 11.

    Voir Rainer Bauböck et Costica Dumbrava, “Bloodlines and Belonging: Time to Abandon Ius Sanguinis?”, Eui Rscas, 2015/80, Eudo Citizenship Observatory. Disponible sur http://cadmus.eui.eu//handle/1814/37578 (consulté le 9 décembre 2015).

  • 12.

    Voir pour plus de précision Andreas Zimmermann (sous la dir. de), The 1951 Convention Relating to the Status of Refugees and its 1967 Protocol: A Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 1453-1456.

  • 13.

    Soit un rapport de 1/41 pour les réfugiés et de 1/76 pour les étrangers, ce qui démontre un taux de naturalisation plus important dans la population des réfugiés que dans la population générale des étrangers. Voir Insee, « Acquisitions de la nationalité française en 2014 » et « Populations française, étrangère et immigrée en France depuis 2006 », disponibles sur http://www.insee.fr (consultés le 25 novembre 2015). Voir aussi Ofpra, Rapport d’activité 2014. À l’écoute du monde, Paris, p. 106-107.

  • 14.

    Voir notamment Ayelet Shachar, The Birthright Lottery: Citizenship and Global Inequality, Cambridge, Harvard University Press, 2009.

  • 15.

    Voir par exemple Derek McGhee, The End of Multiculturalism: Terrorism, Integration and Human Rights, Buckingham, Open University Press, 2008 (à propos du Royaume-Uni) ; Martin A. Schain, “The State Strikes Back: Immigration Policy in the European Union”, European Journal of International Law, vol. 20, no 1, 2009, p. 93-109. Sur le tournant antilibéral de la déchéance de nationalité, votre notre note, « La déchéance de nationalité : un outil pertinent ? », Esprit, mai 2015, p. 118-120, et également notre tribune avec P. Weil, « Refusons l’extension de la déchéance », Le Monde, 8 décembre 2015.

  • 16.

    Et non à un État fédéral, dans lequel la nationalité fédérale l’emporte sur les nationalités fédérées. Sur cette question, voir les écrits de référence d’Olivier Beaud, Théorie de la fédération, Paris, Puf, 2007, et « Une question négligée dans le droit de la nationalité : la question de la nationalité dans une fédération », Juspoliticum, no 12, juin 2014, 2002. Disponible sur http://juspoliticum.com/Une-question-negligee-dans-le.html (consulté le 9 décembre 2015).

  • 17.

    Voir Gerald L. Neuman, « Fédéralisme et citoyenneté aux États-Unis et dans l’Union européenne », Critique internationale, no 21, 2003, p. 151-169.

LEPOUTRE Jules

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Les religions dans l’arène publique

Dans un contexte de déculturation et de repli identitaire, les affirmations religieuses – en particulier celles de l’islam – interrogent les équilibres politiques et mettent les sociétés à l’épreuve. Les textes d’Olivier Roy, Smaïn Laacher, Jean-Louis Schlegel et Camille Riquier permettent de repenser la place des religions dans l’arène publique, en France et en Europe.

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