Éclairer la guerre. À propos de Frédéric Gros et de Louis Gautier
Coup de sonde
Éclairer la guerre. À propos de Frédéric Gros et de Louis Gautier
Juger Mars, les philosophes n’ont généralement rien de plus pressé. L’actualité rajeunie de la guerre leur en donne une fois de plus l’occasion. Peut-il y avoir des guerres justes, et même des situations où il est moralement obligatoire d’entrer en conflit1, ou doit-on penser, avec Prévert, que quitte à se montrer héroïque, c’est-à-dire, après tout, exemplaire pour son prochain, autant le faire par le refus inconditionnel d’attenter à sa vie2 ? Y a-t-il des manières de faire la guerre qui soient pour toujours condamnables et d’autres légitimes, ou faut-il admettre, avec le général Sherman pendant la guerre de Sécession, que « la guerre, c’est l’enfer » et qu’il y a de l’impudence à vouloir tuer en règle ? Telles sont les questions par lesquelles les philosophes font comparaître la guerre devant le tribunal de la raison. Malgré leur qualité souvent remarquable, les nombreux essais écrits ces dernières années en ce sens3 ont le défaut de mesurer une catégorie trop vite déshistoricisée de guerre aux scrupules d’une conscience trop imprudemment désincarnée, porteuse de principes et de valeurs a priori qui semblent mûris en dehors du monde où ils trouvent à s’appliquer.
Mais la seule question que la philosophie a à poser à la guerre est-elle bien celle de sa légitimité ? N’est-il pas vrai qu’avant de juger la guerre, il serait bon de savoir ce que l’on juge, et donc d’abord de la définir ? Et c’est ici que les difficultés commencent. Clausewitz ne disait-il pas de la guerre qu’elle était un véritable caméléon4, jamais tout à fait la même, jamais tout à fait une autre ? Voilà qui ressemble pourtant bien à une question dont la philosophie a depuis toujours fait son affaire : celle d’un concept de la guerre. La philosophie peut-elle jouer un rôle dans ce travail de définition de la guerre, ou doit-elle attendre que des travaux positifs aient rendu leur verdict pour commencer son travail normatif ? Ne devine-t-on pas assez vite que, sur un objet comme la guerre, les valeurs participent d’emblée à la description de ce qui est estimé (qu’on pense à la distinction entre des actes de guerre et de police, au problème du statut des actes terroristes et de leurs responsables, etc.), et que cette division du travail est biaisée ?
C’est l’intérêt de deux ouvrages récents de soutenir que la philosophie peut aider non pas seulement à juger mais aussi à comprendre notre présent. Ils pratiquent ce qu’on pourrait appeler une pensée située. Entendons par là qu’ils se demandent comment les guerres d’aujourd’hui transforment précisément les questions que nous pouvons nous poser, philosophiquement, à leur sujet. Ces deux livres sont celui de Frédéric Gros, États de violence5, et celui de Louis Gautier, Face à la guerre6 tous deux servis, soit dit au passage, par une écriture admirable. Cette convergence d’attitude est d’autant plus remarquable que la rencontre semblait moins probable. Frédéric Gros est philosophe, auteur de plusieurs ouvrages justement célébrés sur Michel Foucault, et c’est dans l’esprit de ce que ce dernier appelait une « histoire du présent » que ce livre est écrit. Louis Gautier est certes universitaire, chercheur en sciences politiques et auteur de plusieurs ouvrages sur la politique militaire française, mais il est aussi un homme politique, ancien directeur adjoint du cabinet de Pierre Joxe puis conseiller de Lionel Jospin à Matignon pour les questions de défense, responsable du même dossier au Parti socialiste : à ce titre, il a été mêlé directement aux nombreuses crises récentes, du Golfe, du Kosovo et en Afghanistan, et c’est une thèse politique autant que théorique qu’il défend dans ce livre. Tout l’intérêt est que, pour nous faire comprendre la réalité de la guerre aujourd’hui, il ressente lui aussi le besoin de passer par la philosophie7. C’est donc en quelque sorte au milieu, au point de rencontre entre la méditation philosophique et l’urgence du combat, que ces livres se croisent et échangent leurs questions : y a-t-il une actualité philosophique de la guerre ? y a-t-il, dans le fracas et les fumées épaisses des conflits récents, quelque chose à penser ?
La guerre est finie ?
La lecture croisée de ces deux ouvrages s’impose d’autant plus que leurs thèses et leurs conclusions sont radicalement opposées. Cela apparaît dès les titres : Frédéric Gros sous-titre son ouvrage Essai sur la fin de la guerre, quand Louis Gautier intitule le sien, Face à la guerre. Le premier soutient que nous ne pouvons comprendre le nouveau discours des armes qu’à la condition de renoncer au concept même de guerre ; l’autre se propose au contraire de remettre le problème de la guerre au cœur du projet politique européen, qui tend trop facilement à le croire dépassé. Écartons tout de suite un malentendu. Que la guerre soit finie ne veut pas dire pour F. Gros que la paix perpétuelle s’est enfin installée. C’est bien au contraire la distinction de la paix et de la guerre qui perd son sens. Il ne s’agit pas de promettre, pas plus que d’inquiéter d’ailleurs : nulle prophétie sur la fin de l’histoire et le dernier homme, nul catastrophisme plus ou moins éclairé. Il s’agit seulement de saisir au plus près ce qui arrive, dans un esprit qui fait de la philosophie un instrument de ce que Humboldt appelait une caractéristique, c’est-à-dire un travail pour caractériser une singularité par différence avec ce qui lui est comparable. Mais F. Gros, contrairement à d’illustres ancêtres (Clausewitz, Caillois, Bataille…) ne compare pas la guerre à d’autres catégories vaguement traitées comme des invariants anthropologiques (le jeu, l’art, la politique, etc.) ; il sait qu’il préjugerait alors de ce qui est en question, à savoir la pertinence de la catégorie même de guerre8. Il prétend saisir « l’identité de la guerre » (p. 8) à partir d’elle-même, c’est-à-dire au point où la variation interne de ses propres formes, autrement dit la continuité de son histoire, signale qu’on a affaire non à une nouvelle figure de la guerre, mais bien à quelque chose qui, tout en y ressemblant – des êtres humains collectivement organisés qui se battent avec des armes les uns contre les autres –, ne relève plus de la même catégorie pratique. On voit la difficulté de méthode : comment, sans préjuger de l’unité d’un concept ni fixer une essence au sens philosophique, décider que sous la continuité apparente d’un phénomène se cache en réalité un changement de nature ? La réponse est foucaldienne : on cherchera, dans la divergence soudaine de lignes qui jusqu’alors se tenaient parallèles, dans le dénouement en surface de ce qui longtemps se tint contigu, le symptôme d’une discontinuité ou d’une mutation historique. On ne définira pas la guerre par un concept ; on l’identifiera par l’ensemble des relations maintenues dans une certaine durée, et on éclairera ce qu’elle a été à partir de ce qu’elle n’est plus. Ces relations constituantes qui apparaissent au moment où elles se défont, ce sont celles qui lient l’éthique, le politique et le juridique : la guerre, dit F. Gros,
c’est un conflit armé entre groupes soutenu par une tension éthique, un objectif politique et un cadre juridique,
et plus précisément,
c’est l’échange de mort donnant consistance à une unité politique et soutenu par une revendication de droit (p. 8).
On reconnaîtrait ainsi que quelque chose s’est passé ces dernières années qui n’est pas seulement une expression inconnue de l’éternel visage de la guerre, mais bien une disparition de la chose elle-même, à ce que le fracas des armes n’est plus aussi étroitement solidaire de ces trois dimensions et semble pouvoir se déployer sur d’autres plans, avec d’autres attendus et d’autres apories.
Mieux : c’est bien dans ses rapports à la pensée qu’on reconnaît que quelque chose de la guerre est en train de disparaître. Car la méthode de Frédéric Gros consiste à saisir la guerre non pas seulement comme objet pour la pensée, mais comme matrice de la pensée. Non seulement parce que c’est toujours pour des raisons pensées et pensables qu’on a fait la guerre, mais surtout parce que la guerre est elle-même une figure de la pensée, rien de plus, au fond, mais rien de moins non plus. Une figure complexe, qu’on peut définir par la distribution des problèmes pratiques des hommes sur trois niveaux ou trois dimensions qu’elle contribue à la fois à constituer, à articuler et à nourrir : la morale, la politique, le droit. La guerre n’est pas cet objet nu et sauvage qu’il faut questionner ; elle est la forme qu’ont prise pendant un temps fort long et sous des figures très diverses, les mouvements réflexifs par lesquels nous faisions entrer nos pratiques dans le domaine du pensable : manière dont la mort devenait le lieu d’une interrogation éthique, dont la violence se présentait comme intelligibilité énigmatique de l’histoire, dont la coercition se mettait paradoxalement au service d’un ordre institutionnel… C’est d’ailleurs parce qu’il traite la guerre comme une figure de la pensée, comme une manière dont l’homme a fait de lui-même un problème et s’est donné sa propre expérience comme objet à thématiser, que ce livre fait peu de place aux questions proprement stratégiques, aux problèmes pratiques les plus concrets de la guerre, à l’organisation des armées, etc.9 ; il se concentre précisément sur les modalités par lesquelles les hommes se sont mis, avec et par la guerre, à penser moralement, penser politiquement, penser juridiquement, chacune de ces manières de penser les problèmes pratiques étant articulée aux deux autres.
L’intérêt de cette approche, philosophiquement, est d’emblée de nous faire comprendre que la guerre n’est pas l’échec de la politique, pas plus qu’elle n’est le temps abandonné au Mal, ou ce que viendrait interrompre le règlement juridique des conflits. Elle ne s’oppose ni à la morale, ni à la politique, ni au droit. Que la guerre soit non pas, comme le voulait H. Arendt, un échec de la politique, mais au contraire une dimension constitutive du fait politique comme tel, c’est ce dont les philosophes discutent depuis longtemps. Le livre de F. Gros a l’intérêt d’insister sur tous les aspects de cette thèse, et pas seulement sur l’idée, relativement confuse, traduite plus ou moins maladroitement de Clausewitz, selon laquelle elle serait la continuation de la politique avec ou par (mit) d’autres moyens. La politique ne précède pas nécessairement la guerre, car c’est à travers elle que se constitue cette morphologie bien singulière du pouvoir qu’est la puissance étatique : les États se construisent par la guerre, se maintiennent dans la guerre, se mesurent sous la guerre… Mais la guerre est aussi un fait juridique : il n’y a pas de sens à parler de droit à la guerre au sens où on l’entend souvent : la guerre est de droit ; sinon, il s’agit d’autre chose, d’un brigandage, d’une razzia, d’un crime organisé. Elle est de droit au moins au sens où, quoi qu’on pense de la légalité internationale du déclenchement d’un conflit, il faut que les autorités compétentes nationales prennent la décision de faire la guerre, et la prennent dans les formes. Mais on devine que ce sont là encore des terrains qui furent déjà largement balisés par la philosophie politique et la pensée juridique.
Les passages les plus originaux de ce beau livre sont ceux de la première partie, où F. Gros montre que la guerre est le laboratoire où se sont mis en place, inventés, construits, dans les termes et avec les pièces variées des formes historiquement diverses de combat, certains modèles éthiques, certaines formes de problématisation de l’expérience morale, pour parler comme Foucault, qui ont pris une valeur générique et ont fait de la guerre la métaphore même de l’effort moral pris non pas du côté des valeurs à établir, mais du sujet qui doit s’y soutenir. La beauté de ces passages tient à l’effort proprement anthropologique de l’auteur qui fait apparaître sous la continuité apparente des formulations dans la longue durée, des configurations singulières beaucoup plus hétérogènes qu’on ne l’imagine. Il n’y a pas d’un côté l’esprit de sacrifice des temps passés, de l’autre notre époque hédoniste, mais des manières très diverses de faire du rapport à la menace de mort un foyer d’expérience éthique. À chaque forme particulière de guerre correspond un modèle éthique. Au duel chevaleresque, une éthique du nom, de la singularité, de ce qu’on se doit à soi-même, avec ce que cela suppose de socialisation immédiate du soi, d’aucuns diraient sans doute d’aliénation, ce soi le plus propre se présentant comme le nom d’une lignée ou celui qu’on écrira sur les pierres tombales et qu’on chantera dans les poèmes de cour. À la guerre des hoplites, une éthique de la position, où il s’agit d’être à la hauteur non plus tant de sa singularité que de sa place dans l’ensemble solidaire quoique indifférencié, non organique, de la phalange, où l’héroïsme de chacun est précisément de se vivre comme substituable et d’accepter de mourir à ce titre modeste. Aux guerres nationales correspond, enfin, une éthique de l’organicité, où l’on accepte de jouer le rôle d’organe différencié qui fait passer dans son propre corps les exigences de l’articulation propre à ce grand corps aux rouages subtils qu’est l’armée toute entière, que dis-je ? la nation même. Et à chacun de ses modèles, des références philosophiques, littéraires, militaires, précises et riches. Soit, dans l’ordre et pour faire simple, Nietzsche, Socrate, Hegel…
On voit au demeurant pourquoi la guerre ne saurait être pour la philosophie seulement un objet de juridiction. C’est que la manière dont la philosophie a pensé le rapport des sujets aux idéaux a trouvé dans la guerre son principal foyer d’élaboration et de réinvention. Si donc il s’agissait d’imaginer autre chose, il faudrait le faire au prix d’une intense activité de recréation de nos catégories pratiques les mieux enracinées. Tels sont donc quelques-uns des enjeux philosophiques que pose la guerre, et qui ne se réduisent pas à la question inlassablement répétée de sa validité. De fait, il ne s’agit pas pour F. Gros de soutenir une thèse sur la nécessité de la guerre pour la morale, pour la politique, pour le droit, mais au contraire de dire : sans la guerre, la morale, la politique, le droit ne seront plus les mêmes pour nous. Nous voilà donc invités à repenser, à la lumière rasante de ce crépuscule, ce que nous devons entendre par là désormais.
Cette bonne vieille guerre
Pourtant, on ne peut cacher une certaine déception. D’abord, le caractère très global de l’analyse fragilise la méthode : la Guerre, au sens où nous venons de l’exposer, s’étendrait de la Grèce homérique au premier conflit irakien. Il semble que, dans le fond, l’histoire n’ait connu que la Guerre, et que ce soit à nous qu’il revienne d’inventer, dans un vide d’exemple intégral, un Autre de la guerre. D’où le caractère relativement peu convaincant de la thèse qui voudrait établir la contingence de la catégorie dont il fait l’histoire, mais qui échoue à relativiser son objet et au contraire l’enracine dans une très longue durée dont on ne voit plus ni le commencement ni la fin. Foucault prenait soin d’encadrer la configuration historique dont il se proposait d’exposer la contingence et la facticité plus ou moins achevée, par l’exposition articulée de deux variantes au moins, encadrées en général par deux bords ou deux seuils, un bord inférieur, l’« avant » toujours un peu mythique (souvent périodisé sous les traits de la Renaissance), et un bord supérieur, l’« après » toujours légèrement prophétique, qui n’était autre que notre maintenant, avec, au milieu, deux constructions largement développées (recoupant plus ou moins l’Âge classique puis l’époque romantique). Ici, un seul bloc avec, certes, des variantes internes, mais guère de construction effective à travers laquelle on pourrait voir ce que voudrait dire, pour des hommes, vivre sans guerre.
Mais il y a plus embarrassant. C’est le caractère peu convaincant du diagnostic posé sur la « fin de la guerre », à travers l’analyse rapide de quelques aspects des conflits récents. Peut-on vraiment parler d’un dénouement des trois dimensions constitutives de l’identité de la guerre selon Frédéric Gros, et d’une redistribution des violences ailleurs, d’un repli selon d’autres axes ? Est-il vrai qu’on assiste à une « démoralisation », une « dépolitisation » et une « déjuridicisation » de l’usage de la force armée ? C’est ici que la lecture du livre de Louis Gautier s’avère précieuse. Car il s’agit précisément de montrer que ce discours sur la fin de la guerre est en grande partie une projection, par les Européens, des problématiques et de l’histoire de leur continent, à toute la planète, et qu’il ne correspond en rien à la réalité du monde :
Ce n’est pas parce que nous ne reconnaissons pas sous les traits des conflits actuels son effrayant visage du passé qu’elle a cessé d’exister10.
Dire que nous n’aurions plus qu’à gérer des violences, que tel est le nouveau paradigme de l’usage de la force, ce n’est pas tant décrire une réalité, qu’adhérer, sans peut-être s’en apercevoir tout à fait, à une option politique et stratégique particulière, qui appuie des choix tout à fait déterminés ; c’est en d’autres termes épouser une certaine idéologie, au sens d’une description de la situation orientée par des intérêts pratiques plus ou moins bien compris11. Celle-ci consiste dans le fond à entériner une passivation du recours à la force armée, qu’on ne peut plus penser comme une décision politique, raisonnée, anticipée ni même constructive au sens où elle ne se contenterait pas de vouloir faire cesser un désordre, de réagir à un accès de fièvre, mais contribuerait à bâtir un ordre et intégrerait l’éventualité du recours aux armes pour obtenir la réalisation de son projet. Passivation qui est sans doute le résultat de l’histoire traumatique des Européens, mais dans laquelle ils restent beaucoup plus isolés qu’ils ne l’imaginent et dont le résultat le plus clair est de les inféoder un peu plus, pour tout ce qui concerne leur sécurité, à leur allié américain.
Louis Gautier insiste en particulier pour réfuter la thèse d’une « dépolitilisation » de la guerre, au sens où les États n’auraient plus recours à la force pour asseoir leur puissance et où les violences ne seraient plus essentiellement insérées dans la grammaire de leurs rivalités. La logique de l’ingérence ou de « l’intervention », que Frédéric Gros considère comme caractéristique d’un tel mouvement12, n’est-elle pas, comme le soutiennent unanimement les pays du Sud, une forme de guerre qui ne dit pas son nom ? La position de neutralité n’est-elle pas illusoire : quand on est intervenu au Kosovo, n’est-ce pas au nom d’un certain équilibre européen ? N’est-on pas obligé de sérier les menaces et les troubles ? Ne risque-t-on donc pas d’être forcément accusé d’hypocrisie ? Mais quand bien même ces questions ne se poseraient pas, on ne peut ignorer que les États-Unis eux-mêmes ont restauré sans complexe une logique de la puissance qui ne se cache pas derrière ces mots, que ce soit sous la formule de Clinton d’abord (“Multilateralism when we can, unilateralism when we must”) ou sous celle de Bush ensuite (“Unilateralism when we can, multilateralism when we must”). Certes, les grandes puissances ne semblent plus tentées de se faire la guerre entre elles (malgré les inconnues qui pèsent à moyen terme sur les rivalités entre les États-Unis et la Chine par exemple). Mais, outre que cela est avant tout un effet de la dissuasion nucléaire,
les Européens sont les seuls dans le club des puissants… à tenir comme faibles les contreparties attendues pour leur sécurité de l’usage de la force. Ni la Chine, ni la Russie, ni les États-Unis ne font pareille analyse13.
Car la dissuasion n’a jamais empêché la guerre, soit parce que les puissances rivalisent indirectement comme du temps de la Guerre froide, soit parce que certains « petits » États sont prêts à défier les « gros », comme on le constate largement aujourd’hui. Que de tels conflits soient, comme on dit désormais, « asymétriques », n’empêche pas que ce soient des vraies guerres, et des guerres qu’il faut gagner, ce dont les Européens seuls sont notoirement incapables, comme ils s’en sont aperçus dès lors qu’il s’est agi de changer la donne en ex-Yougoslavie.
De plus, de nombreuses puissances moyennes se trouvent dans une situation de concurrence symétrique pour la domination régionale : ainsi l’Inde, le Pakistan et l’Iran. La guerre Iran-Irak avait déjà donné un avant-goût de ce que pouvaient être de tels conflits échappant à toute grammaire globale, et qui sont loin d’être inoffensifs pour l’ordre mondial. Comment prétendre, de toute manière, que le recours aux armes serait aujourd’hui décorrélé de la question de l’État quand on voit le grand nombre de conflits récents qui ont pour enjeu soit la création soit le contrôle du pouvoir d’État, dans les Balkans, par exemple, mais aussi entre Israël et la Palestine évidemment, au Proche-Orient kurde, etc. ? De même, la « guerre contre le terrorisme » passe pour le modèle de ce paroxysme nouveau de la violence armée qui ferait exploser les cadres classiques de la guerre. Mais on se laisse ici abuser par des mots. Le fait est que la guerre contre ou par le terrorisme passe par des États : soit parce que ceux-ci les soutiennent (jadis l’Afghanistan, le Soudan), soit au contraire parce qu’ils les subissent et sont l’enjeu de la bataille (l’Algérie, l’actuelle Irak14), soit au contraire parce qu’ils en profitent pour reconfigurer l’équilibre de la puissance au prétexte de les combattre (les États-Unis, à un moindre degré la Russie et la Chine). Il semble donc bien difficile, décidément, de parler de « dépolitisation » des armes.
De même, que les violences d’aujourd’hui se fassent sous la forme d’attentats suicides, de mercenaires parasitant les populations civiles, ou d’armes de haute technologie qui évitent presque totalement le corps à corps, autrement dit dans une dissymétrie radicale de ceux que la mort présente face à face, cela veut-il dire qu’il y ait « démoralisation » de la guerre15 ? D’abord on sera tenté de rappeler que de tels discours ont toujours existé. Et Napoléon de se plaindre à Koutouzov et au tsar Alexandre que la Russie ne fasse pas la guerre « dans les règles », ou les Américains de s’effrayer des kamikazes japonais pendant la Deuxième Guerre mondiale, sans parler de la légende du Spartiate Archimados s’écriant à la vue d’une arme de trait : « Par Hercule ! C’en est fait du courage… » Et puis, on se demandera si de telles qualifications négatives ne valent pas toujours en référence à telle ou telle figure historiquement constituée de la guerre (le combat chevaleresque, l’armée nationale, etc.), dont F. Gros a pourtant bien montré le caractère limité et contingent. Enfin, cette manière de voir dans la guerre technologique un simulacre de guerre rappelle un peu trop les propos nostalgiques de Baudrillard, regrettant dans le fond ces bonnes vieilles guerres bien saignantes qui seules avaient quelque chose à dire, comme si la mort seule parlait le langage de l’idéal, comme s’il était si difficile, pour les gens qui font profession de penser, de cesser d’héroïser le sacrifice16. À quoi Louis Gautier répond :
La guerre doit obéir aux seules lois de la nécessité et n’a que faire des surplus de bravoure17.
Après tout, le souci exclusif de l’efficacité est lui aussi une éthique… De plus, la recherche du « zéro mort » est dans la continuité de toute l’histoire militaire, qui recherche la supériorité et l’intervalle entre soi et l’ennemi. Enfin, ce n’est pas parce qu’on ne les voit pas à la télévision qu’il faut oublier qu’il y a aussi des pilotes dans les avions… Mais ce qu’il faut rappeler surtout, c’est que ces formes de la violence radicalement asymétriques restent finalement marginales. Ne les surestime-t-on pas au regard des modalités classiques d’engagements, qui sont les plus nombreuses, hélas ? L’expérience des conflits récents, au premier rang desquels la guerre d’Irak, montre que l’engagement armé n’a pas été périmé par la guerre de haute technologie, pas plus qu’il ne l’avait été par la menace nucléaire… La guerre, donc, même sous sa forme classique du combat, ne semble pas être sortie d’un coup de l’histoire.
L’actualité de la guerre
Mais que faut-il conclure de ce constat rectifié ? Que rien n’a changé ? Pire, que rien ne peut changer et que la guerre est notre condition ? Faut-il se résoudre à y voir l’indiscutable vérité de toute politique ? Certainement pas. Ce qui est remarquable et difficile dans la position soutenue par Louis Gautier, c’est précisément de défendre l’actualité de la guerre tout en refusant de la traiter comme un invariant anthropologique, une fatalité de l’espèce humaine, qu’elle soit liée à la structure jalouse de l’homme comme le pensait Rousseau, à la rationalité paradoxale de l’histoire comme le disait Hegel, ou à l’essence de la politique comme le soutenait Carl Schmitt. Au contraire, la guerre apparaît comme le règne éminent de la contingence, du hasard, de l’insensé, et c’est à ce titre même qu’elle est essentiellement évitable, au sens où rien ne destine l’humanité à la guerre. La victoire, même, ne prouve rien. Il y a dans ce livre un passage admirable où l’auteur nous met en garde contre toute tentation pour voir dans le choc militaire une ordalie, une épreuve de vérité, le moment lumineux où les masques tomberaient et où la force rendrait son verdict – tentation contre laquelle il eut à lutter lorsque Tony Blair insistait pour engager des troupes au sol au Kosovo, malgré l’inutilité des risques, comme si la confrontation la plus directe était forcément la plus vraie18. Non, le combat ne révèle même pas que l’un était plus fort que l’autre. C’est comme au sport : la chance décide souvent à la place des volontés et des structures. Ce qu’il y a d’ailleurs peut-être de plus frappant dans la guerre, c’est qu’elle dramatise le hasard. On voudrait qu’elle prouve quelque chose quant aux valeurs profondes des hommes. Mais non, le sens que des vivants donnent à leur existence ne brille pas d’un éclat plus souverain parce qu’ils montrent qu’ils le préfèrent à leur vie même, comme si, sans cette chose qu’on appellera « patrie », « liberté », « honneur », la vie n’aurait plus de sens… Vieux mythe idéaliste encore. S’il est une sagesse du xxe siècle, c’est celle qui, dès 1914, répète qu’on peut très bien mourir pour rien, et que jamais les sacrifices que les hommes ont consentis à la guerre n’ont démontré la force de leurs idéaux au regard de leurs aspirations animales : ils sont allés à la guerre comme ils sont allés au travail ou au lit, par paresse, par obéissance, par habitude, par vantardise, par goût du risque, par amitié… En soi, vu de nulle part, il est toujours grotesque que des hommes en viennent à s’entre-tuer pour résoudre leurs conflits. D’autant plus grotesque encore que la guerre fait du meurtre un acte générique : il s’agit de tuer des gens qui ne vous ont rien fait à vous personnellement.
Mais ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de justification universelle de la guerre – moraliste ou réaliste, dans le fond, les deux procèdent de manière tout aussi « morale » et anhistorique finalement –, ce n’est pas parce que la guerre n’est le vecteur d’aucune raison aussi fondamentale que paradoxale, qu’on ne peut pas avoir des raisons de la faire. Au contraire, précisément parce qu’elle est contingente, elle témoigne d’une efficacité possible de la raison dans l’histoire. Non pas bien sûr d’une raison qui surplombe l’histoire et décide a priori, dans l’éther de ses pensées pures et de ses valeurs universelles, ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui a du sens et ce qui n’en a pas, mais d’une raison locale, décidée à se ménager une place au sein de ce qui lui échappe, vigilante aux occasions et agile dans ses calculs, prête à se transformer pour transformer la réalité, et sans cesse à réinventer dans ses formes comme dans ses contenus. Gautier est résolument du côté de ces grands rationalistes pratiques que sont Machiavel ou Clausewitz, qui n’ont pas besoin d’imaginer qu’il y a une raison interne à la politique pour entreprendre de la traiter rationnellement. Finalement, la guerre, c’est tout le contraire d’un contact salvateur ; c’est la décision froide de désarmer l’ennemi et de lui imposer par la force notre volonté, c’est-à-dire notre projet politique, décision qu’on prend avec la conscience de risquer le pire :
L’important est de serrer la guerre avec les lois de la raison et de la politique. Tant que la guerre peut être encore régie par un droit ou des conventions et la négociation, sa fin explicite restera la paix. De sorte que si terribles que soient toujours les effets de la guerre, elle restera proportionnée à la visée de paix.
Tout ce qui n’est pas instrumentalisable dans la guerre, tout ce qui, par exemple, consiste à soumettre pour soumettre, humilier pour humilier, détruire pour détruire, tout cela, ne disons pas que ce n’est pas de la guerre, ce serait sans doute naïf, mais disons du moins que c’est son danger singulier. La guerre structure la violence extrême, celle qui intègre la mort dans son exercice. Elle l’empêche de se vouloir elle-même. Ce qui est caractéristique de la guerre à laquelle, selon Louis Gautier, nous devrions « faire face », c’est que la violence n’y apparaît pas comme échec, défaut, faillite, rupture d’ordre, mais bien au contraire comme quelque chose de rigoureusement pensé, d’envisagé, d’aussi intégré que possible à un projet de transformation collective d’une commune réalité. La guerre, c’est l’organisation de la violence, dans tous les sens du terme. Organisation au sens où l’on coordonne les violences, on les soumet à une discipline collective, avec un impératif d’efficacité. Organisation aussi au sens où on l’exerce selon une méthode, avec calcul et par étapes, où on l’anticipe. Organisation enfin au sens où on l’intègre organiquement à quelque chose qui n’est pas elle, où elle devient organe pour une totalité qui la dépasse et la met au service de ses fins. La guerre, c’est cette chose terrible qui veut que nous puissions envisager l’extrême violence comme un acte raisonnable. Et c’est à cette éventualité que nous, Européens, refusons aujourd’hui de faire face. Mais la conviction profonde de Louis Gautier est dans cette phrase :
Parlant de la peine de mort, Michel Foucault constatait : « La rationalité du supplice est plus abominable que le supplice », car il n’y a pas de divergence entre la rationalité et son exécution. L’inhumanité est entièrement dans la rationalité du supplice. Pour la guerre, on peut à l’inverse soutenir que la rationalité de la guerre est en soi une abomination, mais elle l’est moins que la guerre elle-même.
Si donc nous voulons être à la hauteur de notre présent, nous devons non pas renoncer au concept de guerre, mais au contraire nous efforcer de dégager la figure contemporaine de sa rationalité…
Il est vrai que Louis Gautier ne donne pas finalement de vision globale claire quant à la manière de qualifier cette actualité philosophique de la guerre. Mais du moins pouvons-nous déjà tirer des remarques précédentes une méthodologie. Puisque la guerre reste une des modalités d’exercice les plus caractéristiques du pouvoir d’État, il faut chercher à identifier et à interpréter ses transformations dans le cadre juridico-politique qui est naturellement le sien. De même qu’on a trop vite conclu à une mutation si radicale du paradigme de la politique qu’elle ne passerait plus du tout par l’État – ce qu’une certaine lecture de Foucault a durci en opposant la problématique de la « gouvernementalité » à celle de la « souveraineté » –, alors que ce sont les technologies juridico-politiques elles-mêmes qui ont changé19, de même on risque de ne pas voir que les nouvelles formes de guerre, avec les brouillages caractéristiques qu’elles semblent induire entre guerre et paix, extérieur et intérieur, ennemi et délinquant, sont non pas des dépassements de la politique, mais bien des transformations du pouvoir d’État, qui lui permettent de modifier et de multiplier les formes et les lieux de son intervention coercitive. Autrement dit, ce qu’il y a de nouveau dans la guerre, dans ce qui s’appelle la guerre, il faut le chercher dans la réécriture du droit qui l’encadre.
Peut-on caractériser plus précisément ces transformations ? Ce serait là, assurément, l’objet d’un autre livre, qui concilierait l’exigence proprement conceptuelle de celui de Frédéric Gros et la rigueur descriptive de celui de Louis Gautier. On veut ici surtout l’appeler de nos vœux. On peut pourtant se risquer à lancer une piste pour conclure, en mêlant quelques indications que ces deux ouvrages nous fournissent. Car ce qui semble finalement caractéristique des changements de problématique dans l’usage de la force armée, c’est sa plus grande individualisation. Que doit-on entendre par là ? D’abord que, du côté des « victimes » potentielles de la guerre, on accepte moins la logique de la sanction collective, comme si la population faisait partie du grand corps vital d’un État : d’où le souci de distinguer civils et militaires, hommes et matériels, etc. Ensuite – et corrélativement – que, du côté des « coupables », on tend de plus en plus à traduire en justice et à rendre directement comptables des actions qu’ils ont perpétrées au nom de leur État, les dirigeants et les exécutants des ordres publics. Dans tous les cas, le droit international semble prendre en charge directement non plus des États, mais des individus. Cela se voit tout particulièrement à travers la création de la qualification de « crime contre l’humanité » : car, comme l’a rappelé Marcela Iacub, il s’agit à travers lui de punir un agent de l’État pour un crime commis sur un ressortissant de son propre pays, et non pas, comme dans le crime de guerre, sur le ressortissant d’une autre entité politique20. Il s’agit là d’une transformation radicale dans la logique de l’exercice du pouvoir souverain : car désormais entre un État et les actes commis en son nom, il y a le droit international ; entre un ordre donné par un détenteur légal de l’autorité et la légalité même de ce qu’il ordonne, il y a les autres puissances. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’on dessaisisse les États de leur pouvoir pour les confier à une police mondiale : cela veut dire que le droit international ne se réduit plus seulement à la logique des conventions et des traités, et qu’inversement, dans les relations politiques entre États, peuvent entrer d’autres considérations légales que celles des actions qui visent l’un ou l’autre, des considérations qui concernent le rapport de chacun avec sa propre population. On peut donc penser autrement que dans l’alternative entre un utopique État mondial et un ordre metternichien des puissances souveraines. Notre temps s’est rendu capable de penser un droit positif qui ne se confonde pas avec un appareil d’État. Tout se passe donc comme si entre le droit et l’État, il y avait les autres États. Si une raison semble de plus en plus incapable de rendre une guerre pensable, c’est bien la pure raison d’État. L’idée que pour faire vivre une instance capable de projet collectif, on doive lui sacrifier des vies, quel que soit finalement l’usage qu’elle fera de ce pouvoir, cette idée-là ne passe plus. Avec elle, c’est toute une économie politique du sacrifice qui s’est effondrée, sur nos continents du moins. Encore une fois, cela n’empêche pas qu’il faille penser la guerre ; mais cela nous oblige à la penser autrement…
Ces remarques ne nous incitent, a priori, ni à nous réjouir, ni à nous inquiéter. Il ne s’agit pas de savoir si nous approuvons ou réprouvons les temps que nous vivons, mais où sont les prises qu’ils nous laissent, les pointes tremblantes sur lesquelles l’histoire hésite et par où nous pouvons la faire basculer. Si les quelques suggestions qui précèdent vont dans la bonne direction, cela voudrait dire que l’actualité philosophique de la guerre, nous devrions la chercher dans la lecture des textes juridiques qui prolifèrent aujourd’hui autour d’elle. Nous devrions, aussi, tenter de la mettre en relation avec les transformations des modes d’exercice non militaires du pouvoir d’État, autrement dit avec le droit interne des pays occidentaux. Nous aurions là les linéaments d’une histoire de la souveraineté, et des instruments pour étudier la nouvelle morphologie de la puissance dans le siècle qui s’ouvre. Quelques-uns, suivant le Kelsen de 1944, espéreront que cette généralisation de la « technique juridique », autonomisée de la pure logique politique, permettra d’aller vers la paix par le droit21. D’autres, plus nombreux sans doute, hausseront les épaules et, déjà sceptiques à l’égard du droit en général, se diront que face à la guerre, il doit s’agir d’une aimable plaisanterie22. Il ne nous appartient pas de trancher ici. Disons seulement que la force, quoi qu’il arrive, n’est jamais nue, qu’elle s’exerce toujours, même quand elle revendique l’inutilité de toute justification face à elle, comme une démonstration, et que la guerre, loin d’être un déchaînement de pulsions archaïques et incontrôlées, est ce qu’il y a de plus pensé dans l’extrême violence, de sorte que, quelle que soit la manière dont on l’envisage, elle doit se couler dans les cadres par lesquels chaque culture se donne à penser sa propre réalité. Et c’est sans doute cela que ces deux livres nous disent d’une même voix : que la guerre est une figure de la pensée. Et aussi ceci : que la philosophie, face aux événements spectaculaires par lesquels la guerre se donne à voir une fois de plus, n’est pas condamnée à tenir le discours du bien et du mal, mais peut contribuer à répondre à cette question très simple et très vitale que se posent aussi bien ceux à qui on ordonne de lâcher les bombes que ceux qui sont en dessous : « Mais enfin, que nous arrive-t-il donc ? » Ce n’est pas le moindre mérite de ces deux livres que de s’efforcer d’y faire écho.
Patrice Maniglier
Librairie
Malika Zeghal, LES ISLAMISTES MAROCAINS. LE DÉFI À LA MONARCHIE. Paris, La Découverte, 2005, 336 p., 21 €
Après « l’ouverture » décidée en 1992 par Hassan II, une dynamique s’est instaurée au Maroc qui a été interprétée comme le point de départ d’une libéralisation sur le plan politique et d’une autonomisation progressive du religieux par rapport au pouvoir. Mais la montée en puissance de groupes ou partis islamistes (création de Justice et bienfaisance, une association proche, mais « hors jeu politique » car non reconnue par le pouvoir, du leader mystique Cheikh Yassine ; percée militante et électorale du Parti de la justice et du développement [Pjd], contrôlé par le pouvoir, en 1997 et 2002) et les attentats de Casablanca et Madrid ont trop souvent convaincu l’opinion occidentale que l’islam politique marocain représente un bloc homogène qui résiste au mouvement de démocratisation initié par le pouvoir royal. C’est oublier qu’au Maroc « la Commanderie des croyants » tenait traditionnellement les oulémas sous sa coupe grâce à une politique de segmentation et qu’il conservait le monopole de la représentation sacrale. Et qu’en conséquence l’ouverture a fragilisé sa position sur le plan de la sacralité et de l’hégémonie religieuse (la famille royale alaouite descend directement du Prophète). L’ouvrage décrit fort bien l’évolution politique de Cheikh Yassine – dont l’épître contre la monarchie, l’Islam ou le déluge, date de 1974 – et de Justice et bienfaisance qui contestent la sacralité royale sur son propre terrain d’une part ; et d’autre part celle du Pjd qui, bien que favorable au pouvoir, le fragilise sur le plan du pouvoir spirituel du fait qu’il contribue à une pluralisation du religieux. Très rigoureux et limpide, l’ouvrage de Malika Zeghal, par ailleurs auteur d’un ouvrage de référence sur l’Égypte23, comporte une dimension comparatiste qui rend encore plus éclairante son analyse du Maroc.
Dans les périodes postcoloniales, on voit des relations de type différent dans le monde arabe entre État et oulémas : parfois, le contrôle direct et l’affaiblissement du corps des oulémas (Algérie, Tunisie) ou l’hégémonie d’un État sur une institution religieuse qui reste assez importante pour renaître politiquement ; d’autres fois, un partenariat d’égaux où les uns ou les autres peuvent reprendre le dessus (Arabie Saoudite).
Dans le cas du Maroc, l’ouverture démocratique a favorisé une pluralisation des acteurs religieux, c’est la raison pour laquelle la monarchie doit favoriser la séparation de la religion et de la politique.
Paradoxalement, la monarchie marocaine est mieux dotée que les Républiques arabes pour se lancer dans un tel processus. Le monarque peut choisir de se faire simplement gardien de la religion, une entreprise qui serait bien plus difficile pour des dirigeants sans ancrage religieux. De la sorte, il assurerait sa continuité au sein de cette fonction, et dans le même temps, il pourrait laisser au gouvernement la possibilité de gouverner, et surtout de changer de représentants au gré des consultations de citoyens.
Plus à même que les dirigeants arabes que l’on croit « laïcs » de favoriser des changements dans les rapports de la religion et de la politique, Mohammed VI n’en doit pas moins prendre des décisions qui tardent.
Olivier Mongin
Dick Howard, CHRONIQUES AMÉRICAINES. La démocratie à l’épreuve. Paris, Buchet-Chastel, 2006, 370 p., 20 €
Dans un de ses dessins, le caricaturiste italien Altan fait dire à l’un de ses personnages : « Les Italiens sont un peuple extraordinaire. J’aimerais tant qu’ils soient un peuple normal. » Cette phrase pourrait très bien s’appliquer aux Américains, souvent vus, de France, comme un peuple qui devrait être proche de nous et pourtant nous étonne par ses excentricités. Dans son dernier ouvrage, Dick Howard ne dresse pas à proprement parler un portrait de l’Amérique, mais nous en montre différentes facettes. Comme il l’explique dans l’avant-propos à ce recueil de chroniques, écrites toutes les semaines entre novembre 2004 et novembre 2005 :
J’ai accepté le pari d’écrire toutes les semaines, le vendredi, un court essai partant des événements qui me paraissaient susceptibles d’offrir non pas un résumé ou un portrait en miniature, mais une réflexion, voire un jugement, sur le vécu de la démocratie américaine.
Ne cédant jamais à la facilité, ni à une sujétion excessive vis-à-vis de l’actualité, il nous livre une véritable réflexion, nourrie d’histoire et de philosophie, nous invitant, avec lui, à penser la démocratie américaine à partir d’événements précis. Ses chroniques traitent de sujets très divers, allant de la politique à l’art, en passant par la justice, la religion ou les médias. Certaines d’entre elles nous rappellent des événements que nous avions peut-être oubliés, comme l’affaire Terri Schiavo, lors de laquelle le président Bush intervint pour condamner l’euthanasie projetée par Michael Schiavo, le mari de Terri, plongée dans le coma depuis 15 ans, allant ainsi à l’encontre de la décision de la Cour suprême. D’autres nous font découvrir des affaires qui n’ont pas, ou peu, traversé l’Atlantique, comme la controverse au sujet des prises de position du professeur Wald Churchill sur les attentats du 11 septembre. D’autres encore reviennent sur des événements mondiaux (le tsunami de décembre 2004, la mort du pape Jean-Paul II en avril 2005) en expliquant leur impact sur les États-Unis.
Au-delà des événements en eux-mêmes, c’est la réflexion qui les accompagne qui représente l’aspect le plus intéressant de cet ouvrage. L’auteur, en effet, a toujours à cœur de ramener les différents débats qu’il dépeint à de grands problèmes liés à la pratique démocratique. Le politique, pour lui, est une valeur essentielle, qui trop souvent se perd dans les sociétés contemporaines, et aux États-Unis en particulier, pour être remplacée par une politique fondée sur le moralisme et le volontarisme, qui permettent, par l’affirmation de vérités présentées comme absolues, d’évacuer toute forme de débat.
C’est justement ce débat que Dick Howard s’attache à faire revivre, à travers un examen attentif de certains traits de la vie politique américaine (le discours sur l’état de l’Union, la Cour suprême, la pratique du filibuster…), encadré par des références et des arguments plus généraux. Ainsi, son livre traite bien sûr des États-Unis, mais nous invite également à réfléchir aux problèmes que pose la démocratie en général, et aux dérives qu’elle peut engendrer :
comment éviter la tentation toujours présente d’unifier les volontés individuelles ? Ou, pour le dire autrement, comment éviter le piège antipolitique ?
Le spectre de la dépolitisation menace les démocraties contemporaines ; il se manifeste à travers la transformation de la politique en spectacle, la profusion de discours moralisateurs, l’appel systématique à la pitié plutôt qu’à la réflexion (comme dans le cas de la catastrophe du tsunami), et Dick Howard ne cesse d’en rappeler les dangers, sans rester néanmoins dans l’optique de la seule dénonciation. Il nous livre également des bribes de son quotidien, nous montrant comment la lecture attentive des journaux, européens comme américains, du New York Times à Suffolk Life, permet de se faire une idée de l’état de la démocratie.
L’auteur analyse avec finesse la situation des États-Unis entre la réélection triomphale de G.W. Bush et, un an plus tard, le désastre de Katrina et l’enlisement de l’armée en Irak, et appelle à la mise en place d’une « politique du jugement » qui remplace le discours actuel fondé sur la rhétorique de la menace et les principes de la morale, en critiquant sans complaisance aucune aussi bien les démocrates que les républicains. Une autre caractéristique de cet ouvrage est qu’il n’épingle pas le « peuple américain », et se fonde au contraire sur un certain optimisme, une foi dans la capacité de la démocratie, donc du peuple, à rebondir, à se poser les bonnes questions pour sortir de l’impasse :
Ai-je été trop optimiste, en croyant que le citoyen ne se laisse pas faire ; en voulant déceler derrière les inégalités matérielles un goût pour la liberté ; en espérant, enfin, le réveil de la solidarité ? Aurais-je trop lu Tocqueville ?
Dick Howard n’est pas le seul à lire Tocqueville, mais il n’en abuse pas, et il ne reste plus qu’à poursuivre la réflexion qu’il engage pour que son optimisme se révèle justifié.
Alice Béja
Joyce Carol Oates, LES CHUTES. Paris, Philippe Rey, 2005, 508 p., 22, 80 € (traduit de l’anglais par Claude Seban)
Roman après roman, Joyce Carol Oates explore avec une méticulosité de médecin légiste la part d’ombre, les « délicieuses pourritures », de la société américaine. Les Chutes raconte l’ascension et le déclin d’une famille en même temps que les ravages humains et environnementaux engendrés par l’industrialisation effrénée d’une région des États-Unis.
12 juin 1950 : dans la chambre d’un palace situé à deux pas des chutes du Niagara, Ariah Littrell se réveille, seule dans son lit, d’une nuit de noce cauchemardesque. Son mari, le jeune pasteur Gilbert Erskine, horrifié et dégoûté par la découverte simultanée qu’il a faite, la veille au soir, et de l’acte sexuel et du désir de sa femme, vient de se suicider en se jetant dans les vertigineuses Horseshoes Falls qui jouxtent l’extrémité du parc de l’hôtel. « Veuve et mariée en l’espace d’un jour », Ariah décide de participer aux recherches du corps de son mari. C’est à cette occasion qu’elle fait la connaissance d’un brillant avocat du lieu : Dirk Burnaby dont le grand-père s’était fait connaître en cheminant trois fois sur un fil au-dessus des Chutes, la dernière tentative lui ayant d’ailleurs été fatale. Les conditions de ce décès n’ont rien d’anecdotique, le funambulisme constituant, tout au long du roman, une métaphore de l’existence.
La rencontre entre Ariah et Dirk marque le début d’une passion (et d’un mariage) qui durera dix ans et de laquelle naîtront trois enfants. Mais ce bonheur est infiniment plus fragile qu’il ne paraît de prime abord. En effet, si Ariah constitue la « corde raide » de Dirk, elle va également se révéler être son abîme en lui refusant tout soutien lorsque surviendront des difficultés. En 1961, celui-ci est contacté par une habitante de la zone industrielle de Niagara Falls, Nina Olshaker, qui le supplie de venir constater, à son domicile, les effets de la pollution provoquée par la multiplication des usines chimiques implantées au cœur même de son quartier. Après avoir refusé à plusieurs reprises, Dirk finit par accepter et se retrouve, en l’espace de quelques minutes de route, plongé dans un monde dantesque dont il ne soupçonnait nullement l’existence. Ce qu’il constate le terrifie. L’air est irrespirable et brûle les yeux et les poumons tandis que la pollution du sol suinte à travers les murs de la cave. Joyce Carol Oates décrit en fait la tristement célèbre affaire dite de « Love Canal » (du nom du quartier en question) avec ses milliers de leucémies et ses souffrances sans fin.
Dirk accepte de plaider la cause de cette femme. Cette décision lui sera fatale tant sur le plan professionnel que sentimental. Du jour au lendemain ses « amis », dont les intérêts sont étroitement liés aux groupes industriels implantés dans la région, lui tournent le dos et, chose plus surprenante en apparence, il perd l’amour de son épouse qui décide de le quitter. Joyce Carol Oates dépeint à la perfection la mentalité maccarthyste d’une partie des dirigeants de ce que Eisenhower allait dénoncer sous l’expression de « complexe militaro-industriel ». Comme dans Reflets en eau trouble – qui s’inspirait de l’accident de Ted Kennedy à Chappaquidick –, l’auteure stigmatise le déclin moral et spirituel de l’establishment américain. Mais elle brosse surtout avec une extraordinaire précision le portrait psychologique d’une femme qui, incapable d’assumer les contraintes morales de l’existence, les exigences éthiques de l’engagement matrimonial, abandonne son mari au moment même où non seulement il a le plus besoin de son amour mais encore où elle devrait en être le plus fière. Elle qui, au début de leur mariage était terrorisée à l’idée qu’il ne la quitte reproduit à son endroit l’abandon dont elle a été victime au matin de sa première nuit de noce. On retrouve là une nouvelle exploration du thème central d’Au commencement était la vie où une petite fille abandonnée croit trouver, devenue adulte, le bonheur dans l’amour d’un médecin et dans l’exercice de la profession d’infirmière mais finit, à son tour, par agir envers les autres de la façon dont on s’est comporté autrefois à son égard. Et l’on se demande donc en refermant les Chutes si, malgré les souffrances qu’elle inflige, Ariah ne serait pas, au total, plus à plaindre qu’à blâmer.
Au sein de cet univers crépusculaire où le goût du pouvoir et le souci de soi tiennent lieu de règles de vie, la triste leçon qui s’impose est, comme le dit l’un des personnages, que l’on a toujours tort, dans la vie, de « sous-estimer la pourriture morale de l’adversaire ».
Jean-Paul Maréchal
Alona Kimhi, LILY LA TIGRESSE. Paris, Gallimard, 2006, 430 p., 21, 90 €
Avec la parution en français de son second roman, Lily la tigresse, Alona Kimhi confirme son originalité parmi les auteurs les plus prometteurs de la littérature israélienne contemporaine. Aux côtés de Orly-Castel Bloom et de Zeruya Shalev notamment, elle fait partie de cette génération de jeunes femmes qui revendiquent un rapport inédit à la langue hébraïque et, loin des épopées pionnières et idéologiques de la génération précédente, se livre à l’exploration des faiblesses humaines.
Née en Ukraine, à Lvov, Kimhi émigre avec sa famille en Israël en 1972 à l’âge de six ans ; elle affirme n’avoir maîtrisé l’hébreu qu’au moment de son service militaire et n’avoir perdu son accent russe qu’en commençant une carrière de comédienne, vite abandonnée. En 1996, elle publie un recueil de nouvelles, Anastasia, bien accueilli par la critique. En 1999, son premier roman, Suzanne la pleureuse24, obtient le prix Bernstein, précédemment attribué à des écrivains comme Amoz Oz ou David Grossman. Lily est un peu le miroir haut en couleur de l’héroïne semi-autiste de son précédent livre, Suzanne, version actualisée d’Eugénie Grandet, qui menait avec sa mère une existence terne et étriquée jusqu’à la venue d’un cousin lointain.
Féministe nourrie des écrits de Susan Sontag, de Simone de Beauvoir ou de Sylvia Plath, elle compose d’exubérants romans d’apprentissage féminin. Politiquement à gauche, elle exprime un désir violent d’ébranlement du système et de libération des pensées. Adepte de la modernité, elle invente en hébreu un style incisif, plus proche du langage parlé que des textes sacrés.
Elle excelle à raconter des histoires de femmes trentenaires : Lily, « 112 kilogrammes de femme » ; Ninouch sa seule amie, arrachée à la prostitution ; Michaëla, imperturbable conductrice de taxi.
Lili ne tolère plus d’être considérée comme objet conditionné par le monde environnant : n’a-t-elle pas été abandonnée à la veille du mariage par son fiancé Amikam qui ne supportait plus l’idée de vivre officiellement avec une épouse obèse ? Elle tente instinctivement de se réapproprier une vie et se cherche avec gloutonnerie, à l’affût de tout plaisir physique. Les scènes érotiques ne manquent pas : masturbation, débauches dans les bars glauques de Tel-Aviv, dépucelage dans un Boeing. Racontées avec causticité, dans une liberté inouïe de ton et de style, elles témoignent du désir sexuel de la femme mais aussi et surtout de sa volonté de s’affirmer dans la relation à autrui, de trouver l’amour et d’induire le changement. Quand, par hasard, dans un cirque, Lily retrouve Taro, le Japonais qui lui fait perdre sa virginité dans les toilettes d’un avion, le récit bascule. Après une nuit orgiaque, Taro, devenu transsexuel mais non homosexuel, lui offre un bébé tigre qui bouleverse sa vie, induisant sa lente métamorphose en carnassier insatiable et assassin jusqu’à son envol pour un autre voyage.
Le roman est ainsi traversé par l’idée du changement et de son acceptation : en racontant sur un mode ironique les aventures picaresques de ses héroïnes, Kimhi injecte par touches fines des allusions à la situation politique de son pays et s’éloigne d’une représentation idéalisée. Là où vivent Lily et ses amies, les enfants sont battus, maltraités, les femmes sont la proie de proxénètes violents, des réseaux se constituent pour exploiter la misère sous les formes les plus sordides. Le cheminement de Ninouch, orchestré par son protecteur, est éloquent : la jeune femme à la beauté parfaite fait le trottoir, sert de domestique à la famille, travaille à la prostitution d’enfants avant d’être rachetée par un homme qui, amoureux mais jaloux, la bat et finit par la tuer.
Ces épisodes d’une cruauté insoutenable rythment le récit de Lily et lui insufflent une densité violente et d’une vérité poignante. Le réalisme des descriptions, leur environnement concret et repérable, bouleversent la vision de la vie à Tel-Aviv. Les aspirations à l’équité, à la morale, au respect, valeurs jadis données comme acquises, sont bouleversées. La Shoah est rapidement mentionnée quand Lily évoque ses parents, médiocres acteurs de théâtre yiddish, mais le pays évoqué en toile de fond n’est plus dominé par le passé.
Les discours qui privilégient la collectivité et évacuent dans l’urgence tout ce qui pourrait entraver la construction de la nation n’ont plus cours : l’individu ressent même une certaine exaspération contre le pays, et puise dans cette hostilité la force pour résister aux pressions idéologiques. L’humour dévastateur et choquant d’Alona Kimhi révèle l’effort colossal de la volonté pour s’arracher à la pesanteur des conflits. Elle exprime la singularité de Lily par le sarcasme, la dérision, pour mieux convaincre que tout acte qui privilégie la recherche de soi ou qui aide à se sentir bien dans un pays déchiré est légitime autant qu’honorable. Une causticité jubilatoire permet à la fois d’intégrer l’actualité et de la tenir à distance : ainsi, pour ranimer l’ardeur de son ancien fiancé, Lily se prête à une mise en scène où elle incarne une Palestinienne :
Victoire, il a mordu à l’hameçon et pose son journal. Ses yeux glissent sur mon corps qui se dessine à travers ma robe de chambre entrouverte. Comment donc ai-je pu oublier que la situation au Moyen-Orient était le principal aphrodisiaque de mon homme ?
Mais si Alona Kimhi se veut provocante, elle use de ce stratagème pour mieux hypnotiser le lecteur et le sensibiliser à la puissance de son style : les mots sont là pour bousculer, offrir un espace de liberté et légitimer par l’écriture ces nouveaux modes de pensée.
Car la langue hébraïque est aussi au cœur du roman. À A. B. Yehoshua qui regrette que la jeune génération d’écrivains appauvrisse l’hébreu littéraire en le rendant trop proche de l’hébreu parlé ou à Aharon Appelfeld qui voit dans la langue hébraïque narrative ancienne un outil clair et précis pour fixer l’imaginaire, Alona Kimhi répond qu’il devient obsolète de lire la vieille garde : il faut plutôt chercher à être un rebelle moderne, s’exprimer avec ses armes propres et donner vie à son histoire. Elle affirme ainsi inventer parfois des termes en hébreu et jouer avec cette langue comme les Russes aiment à jouer avec la leur : car, comme pour nombre d’écrivains israéliens, la langue maternelle d’Alona Kimhi n’est pas l’hébreu. Le passage d’une langue à l’autre est constitutif de son histoire et des liens qu’elle a tissés entre la langue de son enfance et la langue apprise.
Par sa liberté, par sa vivacité, par le choc de ses ellipses, Kimhi témoigne de la jouissance qu’elle éprouve à manier l’hébreu, à l’apprivoiser, à le traquer, pour qu’il témoigne au mieux de son univers intime. Le partage généreux de cette expérience rend la lecture de Lily la tigresse exceptionnelle.
Sylvie Bressler
Antoine Lilti, LE MONDE DES SALONS. Sociabilité et mondanité à Paris au xviiie siècle. Paris, Fayard, 2005, 568 p.
Après « ruelle », « coterie », « cercle », « bureau d’esprit », « maison », « société » ou « compagnie », le mot « salon », qui désigne un lieu où l’on reçoit, est un néologisme de 1794 sous la plume du littérateur Nicolas de Chamfort (1740-1794, Maximes et pensées). Dès lors, « salon » est polysémique : « mode de vie raffinée » d’une élite, loisirs superficiels des oisifs et idéal de « communication intellectuelle » des gens éclairés. Le salon littéraire illustre socialement le déplacement de la Cour vers la ville, de Versailles vers Paris, de Paris vers les villes d’eau à la saison des bains. Il traduit l’urbanisation du raffinement et de la distinction nobiliaire. Il embourgeoise la « curialisation » dont Norbert Elias a montré l’impact sur les processus de la sociabilité moderne25. Creuset de la sociabilité savante de Paris au temps des Lumières, tenu par des femmes comme Madame Geoffrin (1699-1777), cadre de la conversation « mondaine », lieu d’affirmation de l’« opinion publique » qui minerait l’Ancien Régime, le salon dès 1800 environ, entre pratiques et représentations, signale l’essor des Lumières radicales, celles des « philosophes » (abbé Morellet, encyclopédistes, Diderot, d’Holbach, etc.).
Vers 1770, le salon parisien est une institution cosmopolite qui miniaturise les nationalités européennes. Il est aussi une institution de représentation sociale et culturelle, fondée sur l’hospitalité mondaine, dépourvue de statut, où la maîtresse de maison et l’écrivain coopté s’imposent. Le « philosophe » est alors l’héritier social et culturel de l’« honnête homme » raffiné par la mondanité curiale triomphante au salon.
Contre l’histoire du salon comme lieu de conversation détachée du monde social, Lilti réactualise la connaissance d’un « objet saturé de discours et de représentations ». Selon lui, le « salon philosophique » est une construction idéologique et sociale des xixe et xxe siècles. L’opposition antiautoritaire à l’Empire qu’incarne Germaine de Staël, impose l’imagerie salonnière comme nostalgie libérale des Lumières, ère du progrès moral et de la vie intellectuelle. Sous la Restauration, le salon s’élève comme monument mémoriel du « raffinement de la vie aristocratique » d’avant 1789. Certains rescapés du xviiie siècle y paradent encore. À la fin du Second Empire, il se républicanise contre le bonapartisme. Avec la IIIe République, tout en couleur locale, le salon vire aux anecdotes compilées par les polygraphes positivistes (Hippolyte Buffenoir). Pour Taine, sociologue historique des causes de la Révolution, le salon illustre ce que devient une « noblesse d’utilité » muée en « noblesse d’ornement ». De Sainte-Beuve à Proust, autour de l’« histoire des femmes », le salon structure l’imaginaire littéraire et entretient la filiation mémorielle avec la « bonne société », celle polie par la conversation littéraire, celle aussi des jeux mondains ou des liaisons dangereuses.
Entre historiographie classique et sources (correspondance, rapports policiers, Contrôle des étrangers, papiers diplomatiques, mémoires personnels, traités de civilité, inventaires après décès), Lilti évoque les pratiques sociales du salon. Hospitalité, calendrier hebdomadaire des visites, repas « philosophique » ou repas « aristocratique », gastronomie, savoir-vivre, billet d’invitation, divertissement, représentation théâtrale, fête, jeu d’argent (le salon, ce tripot !), galanterie, libertinage, stratégie matrimoniale, expérience scientifique, « mesmérisme », conversation, plaisanterie, jeux de mots, lecture à haute voix : Lilti balise ainsi les multiples « plaisirs » du salon, dans la solennité ou l’intimité de la mondanité. Il inventorie les lieux urbains (Palais-Royal, demeures princières, hôtel aristocratique et bourgeois, couvent). Il examine la spécialisation salonnière du logis domestique qui se mondanise (antichambre, cabinet, salle à manger, salle de parade et « salon de compagnie ») dans l’esthétique néoclassique. Il évalue l’« économie matérielle du salon », soit le prix élevé de la sociabilité mondaine (espace, loyer, domesticité, provisions de bois et de lumière, aliments, boisson, mobilier, bibelots, tableaux, bibliothèques). Onéreux, le coût financier du salon résume celui de la mondanité des Lumières. Elle se situe à l’interface socio-économique de l’aristocratie curiale et de la grande finance du mécénat dans une société où la consommation matérielle devient le symptôme de la distinction sociale. Si en 1764, les 3 952 livres de rente annuelle de Julie de Lespinasse n’assurent plus sa politique salonnière dans son modeste logis (son train de vie nécessite 9 000 livres), en 1770 les dépenses mondaines de Madame Du Deffand atteindraient 39 000 livres ! Requête personnelle, lettres de recommandation, invitation, premier contact avec la « coterie » : Lilti étudie aussi l’« accès au salon » dans le cadre hospitalier qui ouvre le logis aux étrangers (comment y pénètre-t-on ? comment y est-on invité ? comment y devient-on un habitué ?).
Au-delà de l’histoire matérielle et sociale qui montre l’enracinement du salon dans le monde de l’Ancien Régime, Lilti pense ce lieu d’abord comme le creuset d’une sociabilité plurielle, aristocratique et bourgeoise, frivole et intellectuelle, mais toujours mondaine, plutôt que comme, a priori, une entreprise philosophique. Proche du « salon ministériel » et de la loge maçonnique, accueillant maints diplomates en poste à Paris de 1774 à la Révolution (les Necker reçoivent 640 fois des diplomates), le salon « frappe par sa plasticité sociale ». Il s’ouvre à mille « usages, aussi efficaces pour chanter l’élégance défunte d’une aristocratie condamnée, que pour exalter le triomphe des Lumières ». Réceptacle des nouvelles et des rumeurs du monde, le salon fait écho aux scandales du siècle, notamment la violente querelle de 1766 qui oppose David Hume et Jean-Jacques Rousseau, le « philosophe persécuté » et misanthrope. Partisane de l’un ou l’autre des écrivains, l’opinion mondaine en forge ou en discrédite la réputation. En outre, le salon, où se croisent des espions, offre le « cadre traditionnel des intrigues de cour et des luttes d’influence ». Il joue alors un « rôle politique et diplomatique, constitutif d’une véritable politique de la mondanité ». Le salon est donc l’objet d’un fin contrôle policier.
Lilti offre une convaincante et complexe « histoire de la vie mondaine sous l’Ancien Régime ». Entre histoire des pratiques sociales, des idées et des représentations, son travail original renouvelle le sens des Lumières. En prouvant que la distinction traditionnelle entre salon littéraire et salon aristocratique est une fiction aussi forte que l’« espace égalitaire du salon », il montre que la représentation des Lumières dépend des impératifs politiques et sociaux du temps présent (sous Vichy, l’historien républicain en exil à New York Roger Picard transforme le salon en « foyer de résistance »), ainsi que des reconfigurations épistémologiques (le féminisme historiographique pense le salon comme lieu d’intégration des femmes dans la sociabilité masculine de l’Ancien Régime). Après la nostalgie mémorielle pour le raffinement nobiliaire d’avant 1789 et la soudure idéologique entre salons et Lumières dans la culture politique et littéraire sous la IIIe République (exposition de 1927 au musée Carnavalet, « Les grands salons littéraires »), ce qui conduit les néomonarchiens à dénoncer le « sacre de l’écrivain » hostile à la vieille France (Maurras), est-il alors étonnant que l’image du salon, comme lieu des « débats intellectuels » sur l’impasse politique de l’Ancien Régime, naît d’une historiographie culturellement politisée ? Une historiographie qui pense durablement la Révolution comme la fille naturelle des Lumières et de l’opinion publique, notamment issue des salons ouverts sur l’espace public (Jürgen Habermas), symptôme de la « modernité bourgeoise », héritière des rituels de l’information monarchique.
Actualiser le projet de ce beau livre d’histoire sociale et culturelle, reviendrait à étudier les formes et le fonctionnement contemporains du « foyer intellectuel » (club, cercle de pensée, groupe de pression, café « philosophique », association, etc.), parfois virtuel (coalition d’internautes). On mesurerait l’impact du prestige et de l’autorité morale sur la sociabilité politique ou médiatique – et cela dans l’antichambre des divers pouvoirs du monde contemporain. Forger l’« opinion publique » : à ce propos, quels sont aujourd’hui les « cercles d’esprit » qui contrebalanceront mieux la puissance sociale de la télévision comme monopole de vérité sur le sens du monde ?
Michel Porret
Jacques Lusseyran, ET LA LUMIÈRE FUT. Préface de Jacqueline Pardon Paris, éditions du Félin, coll. « Résistance-Liberté-Mémoire », 2005, 282 p.
Cet ouvrage autobiographique, paru en octobre 2005, est l’avant-dernier de la collection « Résistance-Liberté-Mémoire », dont le but est de remettre à la disposition du public des ouvrages essentiels concernant la Résistance, aujourd’hui introuvables, et
qui non seulement témoignent d’un passé crucial, mais aussi peuvent tracer les lignes de l’avenir.
Car ici, poursuit le responsable de la collection,
il s’agit des valeurs, il s’agit du sacrifice rendu aux mots pour qu’ils gardent leur sens – liberté, honneur, démocratie, France, humanité…
L’auteur, Jacques Lusseyran, né à Paris le 19 septembre 1924 et mort brutalement dans un accident de voiture le 27 juillet 1971, était aveugle depuis l’âge de sept ans et demi. Membre du comité directeur de Défense de la France, il a été arrêté le 20 juillet 1943 à la suite d’une trahison – ainsi que plusieurs autres camarades –, emprisonné à Fresnes, puis déporté au camp de concentration de Buchenwald en janvier 1944. Il en est revenu le 23 avril 1945 « non pas comme une victime, mais comme un vainqueur », ainsi que le rappelle Jacqueline Pardon dans la préface du livre.
De Lusseyran, qu’il avait connu à Esprit, à son retour de déportation26, Jean-Marie Domenach, m’avait dit, lors d’un entretien réalisé en mai 1991 :
C’était un personnage incroyable, un homme qui m’a hanté, d’une certaine manière, parce qu’il provoquait en moi des réactions à la fois admiratives – j’étais ébloui – et des réactions « inquiètes ». Parce qu’il y avait une espèce de violence chez cet homme ; d’énergie… On avait l’impression qu’il était tout le temps sous tension27.
Si l’homme était étonnant, le professeur ne l’était pas moins. Je cite encore Jean-Marie Domenach, qui avait enseigné avec lui, un été, à Middlebury College, aux États-Unis :
Il faisait les plus beaux cours que j’ai entendus sur la littérature. Je me rappelle entre autres un cours sur Proust […]. C’était extraordinaire, avec une voix qui portait loin, avec une vigueur, une éloquence, sans emphase d’ailleurs ; c’était vraiment parmi les plus beaux cours que j’ai entendus dans ma vie28.
Quant au livre, il est éblouissant. De cet ouvrage à l’écriture limpide, poétique et forte, Christian Bobin écrivait en 199529, dans un texte demeuré inédit, qu’il ne ressemblait « à rien de connu – comme toujours l’intelligence vraie, l’amour vrai, la parole juste ».
Un hymne à « l’eau claire de l’enfance30 », aux amitiés passionnées de l’adolescence, au courage, à la lumière, à la joie. Mais aussi un hommage à tous les camarades qui n’ont pas survécu au régime des camps nazis et dont la mort vous laisse inconsolé, on pourrait même dire « amputé », lorsqu’il s’agit de l’alter ego avec qui on a tout partagé depuis l’enfance. Un ouvrage, pour tout dire, qui va complètement à l’encontre de cette « esthétique du mal » si prisée aujourd’hui et dont Jérôme Garcin, en 1994, dans son livre sur Jean Prévost – abattu par les Allemands le 1er août 1944 – dénonçait la persistance, « quarante-cinq ans après la Libération31 ».
Ce livre a une histoire : en 1953, Jacques Lusseyran publiait aux éditions de la Table ronde une première version de Et la lumière fut. La presse écrite et la radio de l’époque s’en firent largement l’écho et l’Académie française lui décerna un prix. En 1954, l’auteur donnait une suite à ce premier ouvrage : Silence des hommes, publié chez le même éditeur. D’avril 1960 à mai 1961, Lusseyran, devenu professeur de littérature française aux États-Unis32, reprenait ces deux ouvrages pour en faire un nouveau livre, qui allait plus loin dans le temps. Ce livre, intitulé à nouveau Et la lumière fut, a été traduit et publié en anglais en 1963, puis dans cinq autres langues, de 1966 à 1982. Il fallut attendre 1987 – seize ans après la mort de l’auteur – pour que ce nouvel ouvrage fût publié en français, aux éditions des Trois arches, avec toutefois quelques remaniements dus à l’éditeur.
Il revient donc aux éditions du Félin de publier enfin, dans sa version originale, le texte écrit par Jacques Lusseyran aux États-Unis.
Cet ouvrage se situe au croisement du spirituel et du politique et nous livre une expérience très particulière de la cécité, vécue par un garçon prodigieusement doué, soutenu par des parents extraordinairement respectueux de son être et de sa liberté. C’est dire son intérêt multiple.
Il s’ordonne tout entier autour de l’opposition des Ténèbres et de la Lumière. Pour Jacques Lusseyran, au commencement est la lumière, celle d’une enfance heureuse, placée sous la protection de parents généreux et attentifs. Mais aussi la lumière au sens premier du terme, qui exerce sur lui une véritable fascination. Et, un matin de mai 1932, l’accident, atroce, survenu dans la bousculade d’une sortie de classe : l’œil droit est arraché ; la rétine de l’œil gauche déchiquetée. Le lendemain, l’enfant amoureux de la lumière est devenu complètement et définitivement aveugle. Pendant quelques semaines, tout lui semble « épuisé, éteint », il est pris de peur et croit « un instant le monde perdu » (p. 26).
Et soudain, la révélation : « Cessant de mendier aux passants le soleil », l’enfant tourne son regard vers l’intérieur de lui-même, et le retrouve, d’un coup :
Il éclatait là dans ma tête, dans ma poitrine, paisible, fidèle. […] Je le reconnus, soudain amusé, je le cherchais au-dehors quand il m’attendait chez moi. […].
Avec la lumière intérieure, qui s’accompagne d’une vision colorée des êtres et des choses, Jacques redécouvre la joie. Mais, pour reprendre une vie et une scolarité normales, il n’en doit pas moins faire l’apprentissage de la vicariance et, surtout, vaincre les obstacles que lui oppose l’incompréhension des voyants. Là, en effet se situent les « ténèbres » de l’aveugle :
Qu’on le veuille ou non, la cécité n’est pas bien reçue dans le monde des voyants : elle est si mal connue et, on le dirait parfois, si redoutée ! Aussi commence-t-elle toujours par l’isolement.
Outre la vision intérieure, ce sont l’amour de ses parents et l’amitié de ses pairs qui vont illuminer la jeunesse de Jacques Lusseyran. Après les camaraderies de l’enfance, la véritable amitié fait irruption dans sa vie avec la rencontre de Jean Besniée, en 1935, au lycée Montaigne. Ces deux-là partageront tout et ne se quitteront plus, de la sixième aux classes préparatoires. Il faudra la déportation puis la mort de Jean pour les séparer.
L’amitié est l’un des grands thèmes solaires de ce livre. Elle prendra la dimension de la fraternité avec l’entrée en résistance.
Avec la montée du nazisme en Allemagne puis le commencement de la guerre, des ténèbres bien plus redoutables que la cécité étendent leur emprise sur l’Europe. Jacques Lusseyran, passionné par la langue et la culture allemandes, en a suivi la progression avec horreur en écoutant la radio allemande, puis à l’occasion d’un court voyage à Stuttgart, en 1938.
En juin 1940, Jacques et Jean entendent l’appel du général de Gaulle et décident, sans savoir encore quand ni comment, de devenir des soldats de la France libre. Le 1er octobre, l’idée de résistance prend forme, avec la rentrée en classe de philosophie à Louis-le-Grand et l’arrivée d’un nouveau professeur d’histoire.
Huit mois plus tard, Jacques, l’adolescent aveugle, fonde un mouvement de résistance qui regroupe des camarades de Louis-le-Grand et d’Henri IV. Un comité central est créé et le désigne comme chef du mouvement, seul chargé du recrutement, car, selon ses camarades, sa cécité lui donne « le sens des êtres » (p. 166). L’un des membres du comité devient son adjoint. Il s’agit de Jacques Oudin, désigné dans le livre par le prénom de « Georges ».
Le mouvement prend rapidement de l’ampleur et se donne le nom superbe de « Volontaires de la liberté » (Vdl). Dès sa création, il s’est donné pour principale mission d’éclairer l’opinion publique, par la distribution de tracts et d’un bulletin de nouvelles. En mars 1942, ce bulletin devient un petit journal au titre incisif : Le Tigre, en mémoire de Clemenceau.
En octobre 1942, Jacques entre en khâgne, tandis que les activités du mouvement s’étendent – ce qui nous laisse rêveurs quant à ses capacités intellectuelles et à sa puissance de travail… Au début de 1943, Jacques et « Georges » sont amenés à rencontrer Philippe Viannay, fondateur du mouvement Défense de la France (DF33), qui tire tous les quinze jours à dix mille exemplaires un vrai journal clandestin, dont l’objectif est avant tout « le réveil des consciences » (p. 199). Ils vont bientôt accepter d’apporter à DF les troupes qui lui font défaut pour la distribution du journal. Deux membres du Comité central des Vdl refusent d’adhérer à leur décision, entraînant la défection d’une partie du mouvement. Les autres suivent Jacques et Georges qui deviennent membres du comité directeur de DF. Jacques est nommé responsable national de la diffusion, assisté de Georges qui devient son Argus, prêt à lui « annoncer tous les dangers que les yeux perçoivent seuls » (p. 198).
La seule ligne commune aux membres de DF est « la survivance des valeurs chrétiennes » (p. 200), mais sans référence à une Église quelconque. Lusseyran lui-même a été élevé par des parents anthroposophes et s’il se dit chrétien « de toute [sa] foi34 », il n’appartient à aucune Église.
Deux mois après l’adhésion des Vdl, le tirage de DF a quintuplé et le journal est distribué dans toute la France. Pour le 14 juillet est prévue une vaste opération de distribution dans les wagons du métro. Pour ce numéro spécial, Jacques a écrit, sous le pseudonyme de « Vindex », un article intitulé « 14 juillet, fête de la liberté », où il fait appel à la conscience morale des Français. L’opération réussit parfaitement, grâce à une organisation sans faille, et grâce au courage et au sang-froid époustouflants des vingt-sept équipes de diffuseurs qui se sont relayées du matin jusqu’à la fin de l’après-midi35.
Entre-temps, Jacques a subi un échec lourd de conséquences pour son avenir professionnel : le 1er juillet 1942 est en effet paru un décret signé d’Abel Bonnard, ministre de l’Éducation nationale, interdisant à diverses catégories de malades et d’infirmes – dont les aveugles – d’accéder aux concours de recrutement et aux emplois de l’enseignement secondaire. Sur les conseils et avec l’appui de ses professeurs, Jacques a demandé et obtenu une dérogation signée du directeur de l’Enseignement supérieur. Le 30 mai 1943, il a donc commencé normalement les épreuves du concours. Le lendemain, une lettre signée d’Abel Bonnard, lui annonçant que le ministre n’avait pas entériné la dérogation consentie en sa faveur, lui ordonnait d’interrompre les épreuves. Voilà donc le jeune héros de la Résistance – pour qui la cécité avait été jusque-là « pleine de sens » (p. 214) – classé du côté des inaptes.
Cependant, il approfondit sa réflexion spirituelle et fait, un soir, une expérience mystique, où dominent un sentiment de paix et de bonheur, et la certitude que la mort est un commencement36. D’ailleurs, avec Jean, le thème de la mort revient souvent dans les conversations. Cela est-il vraiment étonnant, pour des garçons qui risquent leur vie chaque jour ?
Nous avions peur en ce temps-là. N’allez pas vous imaginer autre chose ! Nous étions passionnés, mais nous n’étions pas fous.
Le 20 juillet 1943, vers cinq heures du matin, la peur prend voix et visages. Ceux de six Allemands, armés, venus l’arrêter à son domicile. Ils le conduisent rue des Saussaies. Les interrogatoires se succèdent ; Jacques apprend que quatorze de ses camarades – dont Jean, l’alter ego – ont été arrêtés. La lecture de son dossier d’accusation, « un dossier de délation sans une faille » (p. 231) lui permet de deviner qui est le traître : c’est Elio37, un étudiant en médecine recruté en mai comme responsable de la diffusion dans le Nord. Sa voix comme sa main n’avaient pas plu à Jacques, qui, pour la première fois, avait eu des doutes sur un recrutement. Emprisonné à Fresnes pendant plusieurs mois, Jacques est transporté au camp de Compiègne-Royallieu, avec plusieurs autres camarades de DF, le 16 janvier 1944. Avant la fin de la semaine, ils partent pour l’Allemagne, pour le camp de Buchenwald.
Suivent une trentaine de pages sur la déportation ; des pages simples, sans grandiloquence. Elles brûlent le lecteur. Et tout d’abord, cet avertissement de Lusseyran :
Je ne vais pas vous montrer Buchenwald. Pas entièrement. Personne n’a jamais pu le faire.
Il s’en tiendra donc au récit de la manière dont un aveugle – le matricule 41978 – a pu survivre dans ce lieu de déréliction.
Ce qui le sauve, tout d’abord, c’est sa connaissance de l’allemand. C’est aussi la présence de ses amis de DF. Mais, fin février, ils sont appelés en « commando », et Jacques, qui reste seul à Buchenwald, se croit perdu. Il a peur des autres ; on lui vole son pain, sa soupe.
Sa cécité lui permet toutefois d’échapper aux « commandos » de travail, qui déciment tant de ses camarades. Un an plus tôt, être incapable de travail physique l’aurait condamné au crématoire. Mais, depuis, les nazis ont inventé pour les infirmes un système moins radical : le bloc des invalides, où l’on trouve, pêle-mêle, toutes les catégories de malades et de handicapés, les vieillards, les jeunes de moins de seize ans, les clochards, les invertis et les fous. Soit le mélange indescriptible de populations que l’on trouvait autrefois dans les hospices généraux des grandes villes européennes – et qui sont ici le rebut de cette société très hiérarchisée qu’est un camp de concentration. Le bloc est surpeuplé et l’on y meurt à un rythme qui rend tout recensement impossible. À la fin du mois de mars, Jacques tombe très malade. Deux copains, Louis, un Français unijambiste et Pavel, un Russe manchot, le transportent à l’hôpital du camp. On n’y soigne pas les gens ; on les couche, en attendant la mort ou une improbable guérison. Jacques est tout près de mourir. Puis la maladie le transporte « dans un autre monde » (p. 257) : comme après l’accident qui l’a rendu aveugle, il accepte que la vie soutienne sa vie (p. 258), et le 8 mai, alors que tous le croyaient perdu, il sort de l’hôpital « décharné, hagard, mais guéri » (p. 259).
Après cela, durant les onze mois qui lui restent à vivre dans le camp, il passe son temps à s’occuper des autres. Pour beaucoup il est « l’aveugle français » et, à ce titre, il reçoit les confidences de centaines de prisonniers. Il est aussi chargé d’écouter et de décrypter les nouvelles diffusées par le haut-parleur du bloc, branché sur la radio allemande, et de les colporter de bloc en bloc en les expliquant aux détenus, afin de faire la guerre aux fausses nouvelles.
Pendant tout ce temps, l’image de Jean ne le quitte plus. Pendant toute la maladie, elle l’a veillé. Car Jean est mort. Jacques l’a appris la veille du jour où il est tombé malade.
Jean est mort d’épuisement, quasiment à la porte de Buchenwald – après trois semaines passées au staflager de Neue Bremme38 puis vingt-trois jours de voyage en train, de gare en gare et de voie de garage en voie de garage.
Viennent les derniers jours du camp. Le 11 avril 1945, lorsque la troisième armée américaine libère Buchenwald, elle trouve sur place vingt mille hommes affamés. Les quatre vingt mille autres sont partis la veille en direction de l’est, escortés de gardes SS qui les mitrailleront sur la route.
Le 18 avril, Jacques entend brusquement une voix l’appeler par son nom ; c’est celle de Philippe Viannay, le patron de Défense de la France, venu reprendre ses hommes. Ceux du moins qui sont à Buchenwald, et encore en vie. Ils ne sont plus que trois.
Le 15 avril, Jacques avait écrit à ses parents. Cette lettre, écrite au crayon par un secrétaire improvisé, Pascal Lusseyran, le frère de Jacques, m’en a confié une copie. On y trouve cette phrase bouleversante et superbe, qui contient déjà tout le message du livre : « J’ai appris ici à aimer la vie et vous aimer plus que jamais. »
Le message du livre, Jacques l’adresse à ses amis d’Amérique, ce pays qui l’a accueilli en 1958 et lui a permis d’exercer, sans souci du lendemain, son métier de professeur.
En effet, à son retour en France, il s’est heurté à l’impossibilité de pouvoir se représenter au concours d’entrée à l’École normale supérieure et à l’agrégation, les dispositions de la loi du 1er juillet 1942 étant toujours en vigueur39… Les armes de l’Esprit, qui avaient permis au jeune aveugle de surmonter brillamment son handicap et de résister à la terreur nazie, étaient impuissantes face à l’inertie d’une administration imbécile… Aussi Jacques Lusseyran, après avoir passé une licence de lettres classiques et une licence de philosophie, a-t-il dû se contenter de postes précaires. Il a fallu que des étudiantes américaines de l’Institut de civilisation française à la Sorbonne, enthousiasmées par ses cours, le fassent venir à Hollin’s College, en Virginie, pour qu’il puisse commencer, aux États-Unis, une véritable carrière d’enseignant. C’est pourquoi il offre son livre en priorité à ses hôtes américains, auxquels il adresse ce message :
La joie ne vient pas du dehors. Elle est en nous quoi qu’il nous arrive. La lumière ne vient pas du dehors. Elle est en nous, même sans les yeux.
Ce message, c’est à nous aujourd’hui de l’accueillir, en lisant ce livre, en le faisant connaître, en l’offrant, en le partageant. Car ce livre est l’un de ceux – ils sont assez rares – qui mettent en chemin, qui aident à devenir plus humain, à vivre, en somme.
Zina Weygand
Une pièce de théâtre, Resistance, a été créée à Londres en 2005, d’après la version anglaise de Et la lumière fut, par la compagnie Extant, une compagnie d’artistes malvoyants. Elle a été présentée en octobre 2005 à Versailles, lors du festival européen Théâtre et handicap.
Ouvrages de Jacques Lusseyran actuellement disponibles en français :
Conversation amoureuse, Paris, Triades, 2005, 174 p. Ce livre, écrit en 1970, a été publié pour la première fois aux éditions des Trois arches en 1991.
La Lumière dans les ténèbres, Paris, Triades, 2002, 85 p. Ce livre regroupe les textes de quatre conférences.
Brèves
François Dosse, PAUL RICŒUR, MICHEL DE CERTEAU. L’histoire : entre le dire et le faire. Paris, L’Herne, 2006, 144 p., 12 €
Étrangement, Ricœur aimait dire à la fin de sa vie qu’il avait trop concédé à Heidegger et pas assez à Bergson, et il regrettait également de ne pas avoir suffisamment lu et discuté les textes d’un Deleuze (lecteur d’un Bergson revu par Hume) ou de Foucault (l’introduction de Soi-même comme un autre est un hommage discret à un auteur qui recourait à la notion de Soi qui se distingue autant de celle de sujet que de celle de conscience). De la même manière, ce n’est que tardivement qu’il s’est confronté à l’œuvre de Michel de Certeau. « La seule occasion de rencontre, mais qui a surtout été un échange glacé et n’a fait qu’attester la juxtaposition de deux monologues est celle qu’a organisée Pierre-Jean Labarrière après la publication du premier volume de Temps et récit en 1983. » Auteur de l’expression Faire de l’histoire, inspirateur de ceux qui ont réfléchi sur l’histoire et son épistémologie à la grande époque de la nouvelle histoire, Michel de Certeau était un lecteur des mystiques, un historien qui privilégiait l’hétérologie (référence à Bataille/Blanchot et aux pensées du dehors) à l’hénologie (les pensées de l’Un caractéristiques de la tradition philosophique). Entre lui et Ricœur les contacts n’étaient pas évidents, voire inexistants, l’un et l’autre n’appréciaient pas à l’identique le structuralisme et l’anti-humanisme même si Ricœur a toujours rejeté la notion d’humanisme. Aujourd’hui, ces différences ont moins de sens, c’est pourquoi le double biographe de Ricœur et Certeau a entrepris d’entrecroiser ces deux œuvres. Comme le premier aimait le faire, il met en scène une « conversation imaginaire », ce qui le conduit à les mettre en tension sur le plan (objet cher à Dosse) de la réflexion sur l’histoire. Mais il s’attarde surtout sur le chapitre que Ricœur consacre à Certeau dans la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. Est-ce un hasard, leur conversation tardive et posthume porte sur la question de la dette. « Le fait d’assigner au mort une place est un moyen de poursuivre le chemin vers un horizon créatif, à la fois en dette et sans fardeau, avec un passé qui ne vient pas hanter la créativité d’une présence à l’insu des vivants. »
O. M.
Laurent Vidal, MAZAGÂO. La ville qui traversa l’Atlantique du Maroc à l’Amazonie (1769-1783). Paris, Aubier, 2005, 320 p., 22, 50 €
La citadelle de Mazagâo, créée sur la côte marocaine par les Portugais au début du xvie siècle pour répondre aux Infidèles, subit une telle pression guerrière de la part de soldats maures et berbères en 1769 que la Couronne décide de l’abandonner (au mois de mars de cette même année) mais aussi de la « déplacer » par voie maritime. Ce livre raconte le voyage au long cours d’une ville devenue cargaison que le pouvoir portugais veut recréer de l’autre côté de l’Atlantique au Brésil, i.e. dans une nouvelle partie de l’Empire. La nouvelle Mazagâo est donc la destination de ceux qui ont vécu dans l’ennui et la peur dans la citadelle marocaine, mais ils n’y parviendront qu’après un voyage qui les fait passer par Lisbonne et Bélem, autant de lieux d’attente, avant de rejoindre l’Amazonie. Dans la cargaison, on trouve des plans destinés à reproduire la ville (à reconstruire), des objets de culte mais aussi les habitants qui vont passer d’un lieu à un autre, attendre dans ces différents endroits entre ces deux villes. Alors que la Couronne se retirera en 1783 (« L’année 1783 marque le terme institutionnel du déplacement et de la refondation de Mazagâo en Amazonie »), la ville va renaître à nouveau. Elle aura un double destin historique, brésilien mais aussi marocain, dont témoignent les changements de noms successifs. Au Brésil : Nova Mazagâo en 1770, Regeneracâo en 1833, Marzagâo en 1841, Mazagâo Velho et Mazanagapolis ou Mazagâo Novo en 1915. Au Maroc : El Jadida, la rénovée, en 1821, Mazagan en 1912, El Jadida en 1956. La Nova Mazagâo, cette ville palimpseste, renouera avec sa mémoire, ce dont témoigne encore aujourd’hui la fête de Sâo Tiago dans la ville amazonienne dont les descendants d’esclaves noirs des Portugais déplacés sont paradoxalement les acteurs. Cette approche à la fois anthropologique et historique d’habitants en attente de leur ville se lit comme un récit de fiction. Et pour cause : toute ville est un mixte de bâti et d’imaginaire. L’imaginaire urbain, même dé-territorialisé, peut se déplacer d’un territoire à l’autre, d’un côté à l’autre de l’Atlantique, ce que montre bien ce livre. Plus encore, Laurent Vidal souligne que cette histoire de déplacés « en attente » d’une ville à l’autre (mais toujours la même) anticipe la situation de ceux qui, migrants et déplacés, attendent aujourd’hui dans d’autres conditions. Au Maroc par exemple…
O. M.
Stéphane Hessel, Ô MA MÉMOIRE LA POÉSIE, MA NÉCESSITÉ. Paris, Le Seuil, 2006, 322 p., 22 €
« Quatre-vingt-huit. Chiffres doubles, dont chacun, placé horizontalement, figure la plus implacable des apories : l’infini. » À son âge, à cet âge dessiné désormais par l’aporie de l’infini, celui que l’on considère comme un militant des droits de l’homme et que l’on imagine rassuré sur l’humanité évoque ce goût de la poésie qui lui permet de conserver sa confiance dans ce monde en péril. Le goût de la poésie, c’est ici une capacité de faire mémoire de textes et de poètes qui sont lus dans des langues diverses et traduits les uns dans les autres. Mais on traverse ici des textes et des langues (Villon, Shakespeare, Goethe, Hölderlin, Coleridge, Keats, Vigny, Hugo, Nerval, Yeats, Valéry, Rilke, Apollinaire, Queneau, Auden…) que Stéphane Hessel ne se contente pas de citer. En effet, loin de proposer une anthologie, il s’efforce de commenter ses goûts avec une grande rigueur sur le plan de la prosodie. La nécessité de la poésie correspond à cette volonté de comprendre le texte, de le recréer pour en faire mémoire. Un seul exemple parmi d’autres de ces exercices lumineux à la recherche de l’infini : un sonnet de Baudelaire sans titre, le sonnet XXXIX des Fleurs du mal : « De lui un poème m’obsède, lové au creux des Fleurs du mal, sonnet sans titre, dont les deux tercets s’enchaînent plus intimement que dans les sonnets habituels, laissant émerger avec une force inouïe le dernier vers. Il commence ainsi
Je te donne ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines
et s’achève ainsi :
Statue aux yeux de jais, grand ange au front [d’airain.
Il y a une façon de réciter Baudelaire qui s’est affinée en moi au long des ans. Elle s’applique d’autant mieux à ce sonnet que quatorze vers peuvent tenir en un seul souffle, mais qu’ici il s’agit de suspendre après le treizième pour sculpter dans le dernier la figure inoubliable de l’aimée. »
Suspendre le souffle pour laisser émerger avec une force inouïe une figure qui échappe au temps.
O. M.
Mohammed Khaïr-Eddine, TOBIAS. Rabat, Éditions Racines, 2006, 148 p., 30 DH. QASARS. Rabat, Éditions Racines, 2006, 96 p., 25 DH (BP 2981, Poste principale, Rabat)
Agadir fut le premier livre de Mohammed Khaïr-Eddine. Tobias et Qasars regroupent vraisemblablement ses deux derniers textes, même si le second reprend des textes plus anciens. Ces deux inédits ont été récemment publiés au Maroc, un roman pour le premier (étrange histoire d’un policier qui revient sur sa vie), des poèmes pour le second. Présenté en format poche, disponibles chez les librairies et les vendeurs de journaux de Rabat ou de Casablanca, ces deux textes témoignent de l’actualité « marocaine » de cette œuvre d’expression française exceptionnelle. Celui qu’Abdelwahhab Medded appelle le Rimbaud du Maghreb était soutenu durant son long exil politique en France par Samuel Beckett et Jean-Paul Sartre, et il ne se passait guère de semaine sans qu’il vienne à Esprit. Désormais reconnu au Maroc par la jeune génération, on peut regretter qu’il le soit moins en France et que des éditeurs n’envisagent pas de reprendre ses œuvres « complètes ».
Il y eut ce torrent Et cet enfant Vieillard inaccompli ! Il court là-bas le bruit sourd D’un arc-en-ciel qui nous exile
(extraits du poème Le faucon, écrit à Rabat le 22 octobre 1994, un an avant sa mort survenue le 18 novembre 1995).
O. M.
En écho
MUTANTS – Critique (juin-juillet 2006, nO 709-710), la revue fondée par Georges Bataille et dirigée aujourd’hui par Philippe Roger, publie un dossier original sur les Mutants, ces personnages que l’on voit sur les écrans et qui obsèdent également la biologie. « Dans l’imaginaire collectif, les monstres ont disparu, les (super)héros sont fatigués, mais les mutants prolifèrent : en témoignent le retour des X-Men et l’adaptation récente de leur tribulation dans deux films à succès. Le mutant, l’individu affecté d’une différence spéciale qui le rend unique, est devenu une valeur positive de notre culture. Mais avant d’envahir la bande dessinée et les BLOCKBUSTERS, le mutant renvoie à un concept biologique précis : il désigne une altération du code génétique […] C’est par là aussi que le mutant devient une figure dangereuse : il annonce une forme mieux adaptée, voire plus douée que l’homme. Il manifeste moins un écart par rapport à la norme de l’espèce que son essentielle mutabilité ; il nous rappelle enfin la possibilité qu’elle perde un jour sa position dominante dans la nature, frayant ainsi la voie à ce que certains ont oublié de décrire comme le “posthumain”. » Cette présentation souligne l’originalité d’un dossier qui met fort bien en relation les fictions et les évolutions scientifiques pour comprendre le glissement plus que perceptible du personnage du monstre à celui du mutant. Bref, « la mutation est en marche ».
LA FICTION – L’Homme, principale revue française d’anthropologie (no 175-176, juillet-décembre 2005, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales), consacre un dossier aux vérités de la fiction dont l’argument a été rédigé par François Flahault et Nathalie Heinich. Leur mérite est de reprendre cette question de la fiction sur le plan de la représentation ethnographique, anthropologique ou artistique. « L’objet est de réfléchir à ce que pourrait être une juste appréhension de la fiction, en procédant à la fois à une réduction de sens et à une extension de son usage. Restriction au sens où nous souhaitions battre en brèche l’un des lieux communs les plus éculés de la vogue déconstructioniste, en vertu de laquelle tout discours ne pouvant par principe satisfaire à l’exigence de vérité absolue, sombre forcément dans le relativisme intégral ; et extension au sens où, en se gardant du refus scientiste de tout ce qui ne ramène pas au réel comme du privilège excessif accordé à l’esthétique, on peut s’autoriser à penser les fonctions pragmatiques remplies par l’activité fictionnelle. » D’où la conviction que la fiction a à voir avec le vrai dans les domaines les plus divers, ce qui donne lieu à des articles portant sur le droit, l’ethnologie, l’art, voire les représentations télévisuelles. Entre l’épistémé et la doxa, entre le savoir scientifique et l’ignorance, il y a, d’après Aristote, le doxazein, le « vrai-semblable » qui est le moteur des sociétés.
LA QUESTION POSTCOLONIALE – Alors que les « Indigènes de la République » s’insurgent contre le caractère « postcolonial » de la République française, Hérodote (revue de géographie et de géopolitique, no 12, 1er trimestre 2006, La Découverte) rappelle à bon escient, à l’occasion de son trentième anniversaire, que l’on peut difficilement comparer une majorité colonisée dans un contexte colonial et des minorités dans un contexte républicain. Ce qui n’est pas sans effet sur les interprétations proposées, ce dont témoignent entre autres l’article de Camille Lacoste-Dujardin sur le renouveau de la culture kabyle, celui de Béatrice Giblin sur les violences urbaines de l’automne 2005, celui de Jérémy Robine sur les Indigènes de la République, ou encore celui de Bernard Alidières sur les souvenirs oubliés de la guerre d’Algérie en France métropolitaine. Il n’en est pas moins indispensable d’éclairer les soubassements d’un débat – historique et théorique – où intellectuels européens et non européens ne partagent pas les mêmes approches ni les mêmes outils théoriques. Il y a effectivement une école postcoloniale dont l’influence se fait ressentir dans de nombreuses universités non européennes, il est donc temps de prendre en considération les arguments de ces théoriciens qui ne sont guère réductibles aux propos militants des Indigènes de la République. Raisons politiques publie un entretien avec l’africaniste Jean-Louis Amselle qui apporte des informations et des éclairages originaux sur les études postcoloniales (voir le dossier intitulé « Usages politiques de l’anthropologie », Raisons politiques. Études de pensée politique, Presses de Sciences-Po, no 22, 2006 ; voir également dans cet ensemble les articles de Georges Balandier, Luc de Heusch, Yves Schemeil, Alexandra Goujon et Romain Bertrand). Esprit aura très prochainement l’occasion de revenir sur la question « postcoloniale ».
JAURÈS – L’Amitié Charles Péguy consacre un numéro (no 113, janvier-mars 2006) aux relations complexes unissant Jaurès et Péguy. Jacques Julliard, Benoît Chantre, Roger Dadoun, Claire Daudin et Michel Leymarie (à qui l’on doit une récente biographie d’Albert Thibaudet : Albert Thibaudet, l’outsider du dedans, Presses universitaires du Septentrion, 2006) traitent des « questions de fond » expliquant leur division et marquant les contradictions initiales du socialisme français (Amitié Charles Péguy, ches Françoise Gerbod, 12, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris).
TRAVAIL ET SANTÉ – La revue Actes de la recherche en sciences sociales consacre son numéro de juin 2006 à la santé au travail, avec notamment un texte sur la prévention des problèmes de santé mentale et un article de Philippe Askenazy sur la santé et la sécurité dans les entreprises américaines.
Avis
Droit de réponse40
Réponse à Jean-François Bayart
Dans notre monde cynique il suffit, dit-on parfois, d’avoir son nom orthographié correctement dans la presse pour en tirer bénéfice. Selon cette règle, je devrais être satisfaite que le mien figure trois fois – avec la bonne orthographe – dans le numéro d’Esprit du mois de juin. Une première fois dans le texte d’Olivier Mongin où la citation retenue montre clairement que je ne souhaite pas une action militaire contre l’Iran. Une deuxième fois dans la liste des signataires pour l’appel à la libération de Ramin Jahanbegloo où j’ai apposé mon nom dès que l’appel m’est parvenu41. La troisième, dans un article de Jean-François Bayart. L’auteur, c’est ce qui m’a conduit à demander un droit de réponse à la revue, m’y insulte en me traitant de « suppôt » des « faucons américains », sans prendre la peine d’en fournir la moindre preuve, avec pour seule référence un ouvrage qualifié tout aussi arbitrairement de « pamphlet », dont il ne cite aucun extrait42. Le talent de pamphlétaire est si pauvrement représenté de nos jours qu’on pourrait y voir une forme de publicité involontaire pour un livre assez descriptif qui ne mérite pas de tels éloges, mais le vilain mot de suppôt est vraiment si chargé, il a été utilisé dans de si nombreuses et si tristes circonstances qu’on ne peut pas le laisser passer.
Jusqu’à présent, je n’avais fait l’objet d’une attaque directe que dans des circonstances plutôt divertissantes : au moment de la parution de la Guerre parfaite en 1999 – un livre qui dénonce les illusions de la guerre technologique – un vieux général grincheux et passablement misogyne avait écrit dans un compte rendu qu’il en était venu à regretter le temps des cantinières. Je n’avais pas pris la peine de lui répondre (Pierre Hassner et d’autres s’en étaient chargés pour moi).
Aujourd’hui, le problème est différent, et je vais commencer par faire ce que M. Bayart n’a pas jugé utile en ce qui me concerne, c’est-à-dire justifier mes propos sur son propre article.
Il contient tout d’abord de nombreuses contradictions : le fait d’affirmer par exemple qu’il n’y a pas à ce jour de preuves irréfutables de l’existence d’un programme militaire (p. 22), n’empêche pas l’auteur trois pages plus haut de parler du caractère « inéluctable » de la bombe iranienne (p. 19). Pourquoi donc tenir pour « inéluctable » ce qui n’est pas prouvé ? Si l’on se permettait dans les capitales européennes de raisonner de la sorte en analysant le programme nucléaire iranien, Téhéran serait en droit de crier au scandale. La situation est plutôt à l’exact opposé : l’arme nucléaire iranienne n’est en rien inéluctable – c’est d’ailleurs la raison des efforts diplomatiques en cours depuis 2002-2003 –, mais il existe de multiples indices convergents, dont on peut trouver la liste dans les rapports de l’Aiea, d’un programme nucléaire militaire en Iran43. Parmi eux, on peut citer l’acquisition de technologies de moulage et d’usinage d’uranium métal en hémisphères, qui n’a aucune fonction autre que militaire, des travaux sur le polonium 210 et le beryllium, deux éléments qui peuvent servir d’initiateurs neutroniques, ou encore des activités nucléaires sur des sites contrôlés par les militaires. Ces éléments – et beaucoup d’autres – sont à la disposition de toute personne ayant la curiosité de consulter le site internet de l’Aiea.
Autre exemple de contradiction, d’une tout autre nature : les propos de Mahmoud Ahmadinejad « sur la Shoah et Israël » sont pleinement reconnus comme inacceptables (p. 21), mais cette reconnaissance est singulièrement affaiblie par ce qui suit. Le président iranien serait « anti-sioniste, pas antisémite » (p. 30). Depuis quand l’anti-sionisme s’accommode-t-il de négationnisme sans être accompagné d’un solide antisémitisme ? Et si l’anti-sionisme va jusqu’à traiter Israël de « tumeur » qu’il faut « rayer de la carte », on peut tout de même se demander si ceci est compatible avec une simple hostilité au sionisme, que beaucoup de juifs partagent, ou s’il ne s’agit pas plutôt de quelque chose de beaucoup plus grave. Dans son introduction, Olivier Mongin n’hésite pas à appeler un chat un chat et à parler clairement de l’antisémitisme du président iranien.
Enfin, pour fournir une dernière illustration de contradiction dans une liste qui pourrait être plus longue, le président iranien est qualifié d’« intempestif, passablement ignorant et ne mesurant pas toujours la portée scandaleuse de ses propos, par exemple au sujet d’Israël » (p. 30), mais il est dit quelques paragraphes plus loin que « l’habileté tactique de Mahmoud Ahmadinejad ne doit pas être sous-estimée » (p. 31). Que faut-il donc croire ? S’agit-il d’un écervelé ou d’un calculateur ?
Après les contradictions viennent les erreurs de raisonnement : le fait par exemple que l’Iran ait, dès 1976, acheté du yellow cake à l’Afrique du Sud et du dioxyde d’uranium à l’Algérie est présenté comme une preuve que son programme nucléaire « comportait une dimension militaire » (p. 20). En quoi ces achats permettent-ils de tirer une telle conclusion ? Tant le concentré d’uranium que l’UO2 peuvent avoir des usages civils. Les véritables indices du programme nucléaire militaire sont autrement solides : ces achats à eux seuls n’auraient pas eu de raison de retenir l’attention, surtout que les matières en question n’ont pas été dissimulées à l’Aiea, contrairement aux achats d’uranium naturel sous différentes formes qui ont été faits auprès de la Chine en 1991.
Il y a même quelques non-sens, dont le plus éloquent, si l’on peut dire, porte sur le populisme de Mahmoud Ahmadinejad : « On a également beaucoup parlé de populisme à propos du nouveau président. Toutefois, celui-ci refuse moins le système qu’il ne prétend le refonder, dans l’esprit initial de la Révolution » (p. 26). Quelle est donc cette réfutation bizarre du « populisme » ? En quoi la volonté de « refonder le système dans l’esprit initial de la Révolution » exonère-t-il le président iranien de populisme ? En fait, s’il est un élément qui frappe les observateurs, c’est bien la façon dont Mahmoud Ahmadinejad joue sur la corde populiste. Ses provocations ont même précisément cet objectif, comme son nationalisme. Autre non-sens sur le même sujet – l’article consacre sept pages pleines au président iranien : l’idée que le nouveau président n’est pas un conservateur parce qu’il est un « outsider » (p. 25). En quoi et depuis quand ces deux catégories sont-elles censées s’opposer ? À défaut de respecter la logique, une réflexion sur les faits aurait suffi à écarter cette curieuse assertion. Mais pour cela, il faudrait encore en tenir compte.
Comme si la coupe n’était pas pleine, il faut encore citer des contresens, assortis de quelques contre-vérités. Un contresens : « La logique thermidorienne de la République islamique n’est pas comprise » (p. 32). Parler de logique thermidorienne sous la présidence de Mohammed Khatami était déjà risqué compte tenu de l’identité de celui qui détenait la réalité du pouvoir, l’ayatollah Khamenei – dont on nous rappelle par ailleurs constamment que c’est lui, et non le nouveau président, qui continue de détenir ledit pouvoir. Mais depuis les élections législatives de 2004 et les élections présidentielles de 2005, cela relève du tour de force – ou peut-être plutôt de ce qu’on appelle « l’idéologie ». Il va sans dire que l’affirmation est d’autant plus surprenante que l’on reconnaît en Mahmoud Ahmadinejad quelqu’un qui prétend « refonder » le « système » « dans l’esprit initial de la Révolution ». Ce n’est pas exactement l’objectif de la plupart des thermidoriens.
Et les contre-vérités pour terminer : « Tel est l’Iran que les Occidentaux entendent faire fléchir, voire détruire » (p. 34). Qui donc dans l’ensemble du monde occidental entend « détruire » l’Iran ? Pourrait-on citer un nom, un seul ? Autre exemple : « Les Européens ne voient pas que s’engage à leur porte une bataille beaucoup plus complexe que celle de la seule prolifération nucléaire. » Pourquoi nous présenter les Européens sous les traits de minus habens ? Les négociateurs ont fait bien des erreurs, mais ils sont tellement conscients des multiples aspects de cette crise que c’est la raison précise pour laquelle ils veulent donner toutes ses chances à la diplomatie.
Enfin, les nombreuses victimes du terrorisme soutenu par l’Iran apprécieront sûrement la façon sereine dont J.-F. Bayart évoque « la conception très classique de la sécurité nationale (de l’Iran), éventuellement en recourant à l’arme du faible qu’est le terrorisme » (p. 20).
Quant à « la stratégie internationale la plus adaptée » qui nous est annoncée dans l’éditorial d’Olivier Mongin, où peut-on la trouver ? Et quelles seraient donc les bonnes décisions ? À cette dernière question, on aimerait avoir une réponse, même brève, après avoir pris connaissance au cours de quinze pages des multiples erreurs d’interprétation commises par les Européens (les pauvres !). À la fin de l’article, on a l’impression pénible que l’auteur leur conseille soit de suivre purement et simplement la ligne fixée par Téhéran, soit d’adopter la méthode de Kissinger : trois corbeilles étaient rangées sur son bureau avec les étiquettes « arrivée », « départ », et « trop difficile ». L’Iran aurait vraisemblablement échoué dans la troisième corbeille. Curieuse recette pour quelqu’un qui reconnaît que « l’Europe laisse à l’abandon son voisinage » et qu’elle « risque d’apprendre à ses dépens que les friches ne restent pas éternellement en déshérence ».
Si je ne devais pas rendre ce papier dans un délai très court, je pourrais poursuivre longtemps encore. Mais le temps m’est compté. Tel n’est pas le cas de J.-F. Bayart dont les textes semblent prêts longtemps à l’avance. Dès la première lecture de ce texte, il y avait quelque chose de familier, un sentiment diffus de « déjà vu » pour des passages entiers du texte. Et de fait, il s’agit pour une grande part de « copié-collé » provenant d’un ensemble de textes antérieurs : un article paru dans Le Monde le 3 mai 2006 (p. 19-24), deux articles de La Croix du 23 juin 2004 (p. 32) et du 11 mai 2006 (p. 28-29) et même un article de décembre 2005 paru dans Alternatives internationales (p. 27). Dans ce dernier cas, on regrette que l’auteur n’ait pas repris sa comparaison touchante entre Ahmadinejad et Robin des Bois. Sans doute fleurait-elle trop l’apologie. Pour le reste, il s’agit là d’une méthode paresseuse qui porte le nom d’autoplagiat et que l’on déconseille en général aux étudiants de première année. Quand on y a recours, à défaut de citer les textes dont l’article est issu, il est de bon ton de veiller à la cohérence d’ensemble, et de tenir compte des événements qui peuvent démentir en 2006 les analyses de 2004, voire de 1997 : Thermidor par exemple.
Certes, tout ceci ne règle pas la question initiale du « suppôt », qui ne serait acceptable sous la plume de personne. Moins encore cependant sous celle de quelqu’un qui a fourni une tribune au gouvernement iranien le 19 juin 2006 dans une réunion qu’il a lui-même présidée à Paris.
Un intellectuel ne doit être le faire-valoir d’aucune autorité politique, y compris la sienne. C’est son honneur. Mais s’il fallait absolument choisir, le régime iranien de Mahmoud Ahmadinejad et de l’ayatollah Khamenei serait assurément pour moi un des tout derniers sur la liste.
Thérèse Delpech
Réponse de Jean-François Bayart
L’usage veut qu’un droit de réponse ne dépasse pas en volume le passage incriminé. Bien que Thérèse Delpech consacre 150 lignes à la réfutation des trois lignes de texte et des deux lignes de note en bas de page dont elle pouvait penser qu’elles la concernaient, je m’en tiendrai, pour ne pas abuser de l’hospitalité de la revue Esprit, au mot qui fâche : « suppôt ». Le Petit Robert nous en donne trois définitions :
1. Dans son acception ancienne un suppôt est un « employé subalterne ». Ce n’est point dans ce sens que j’ai utilisé le mot car Thérèse Delpech est une responsable éminente du Commissariat à l’énergie atomique, lieu d’où elle parle aussi, fût-ce sous le couvert de son association à un centre de recherche.
2. Dans son acception moderne et littéraire qui prévaut depuis le xviie siècle, un suppôt est un partisan d’une personne nuisible. C’est bien dans ce sens que je l’ai utilisé, la « personne nuisible » étant en l’occurrence l’administration Bush (ou plutôt certaines de ses composantes, et aussi des démocrates) dont la politique me paraît lourde de dangers pour la sécurité régionale et les intérêts de l’Europe.
3. Dans son sens courant, un suppôt est un démon, une personne méchante. Que Thérèse Delpech se rassure ! Ce n’est naturellement pas cette acception que j’ai retenue pour qualifier une experte dont chacun s’accorde à reconnaître la puissance de travail et l’intégrité, que j’ai moi-même invitée à rejoindre les rangs des chercheurs associés du Ceri lorsque j’en étais le directeur, mais qui sur ce dossier me semble avoir mis le pied plus loin que son tapis, comme l’on dit précisément en Iran.
Au-delà du nécessaire débat public sur la politique étrangère, je m’en remets à une lecture attentive et sereine de mon article qui relevait de l’analyse des sociétés politiques. Celle-ci est tributaire de la discussion scientifique, mais non de la fulmination. Et je renvoie le lecteur intéressé par le concept de « situation thermidorienne » comme moment de transformation d’une élite révolutionnaire en classe politique professionnelle au Thermidor en Iran que j’avais copublié avec Fariba Adelkhah et Olivier Roy (Éditions Complexe, 1993) et au chapitre 5 de mon Gouvernement du monde (Fayard, 2004), ainsi qu’à l’article de Bronislaw Baczko, « Thermidoriens », dans le Dictionnaire critique de la Révolution française publié sous la direction de François Furet et Mona Ozouf.
Jean-François Bayart directeur de recherche au Cnrs
Ramin Jahanbegloo – Peu avant son arrestation fin avril 2006 à Téhéran, le philosophe Ramin Jahanbegloo avait passé plusieurs mois en Inde pour donner des cours et des conférences. Ses relations suivies avec les intellectuels indiens lui ont donné l’idée de faire un livre d’entretien, publié en anglais (Talking India, 2006) avec le psychologue Ashis Nandy, fortement influencé, comme Ramin lui-même, par Gandhi. Cet exercice de dialogue critique par-delà les frontières donne un exemple d’un dialogue sur la mondialisation et la modernité qui se déroule dans l’espace non occidental. Pour l’heure Ramin Jahanbegloo reste en prison, sous l’inculpation d’espionnage et de contact avec des puissances étrangères. Comme c’est fréquemment le cas pour des intellectuels emprisonnés, il a été forcé de présenter des « aveux » dans un enregistrement vidéo présenté à un groupe restreint de personnalités du régime, a-t-on appris le 18 juillet. Selon le journal conservateur Resalat, il aurait reconnu dans cet enregistrement être en contact avec des groupes contre-révolutionnaires et avoir fait partie d’un programme visant une « révolution de velours » en Iran. Nous avons sollicité un rendez-vous à l’ambassade d’Iran en France pour demander au représentant des autorités iraniennes la libération immédiate et sans conditions de Ramin.
Dans notre numéro de rentrée, nous évoquerons, un an après, les émeutes françaises et ce qu’elles disent de notre situation sociale et politique, en rendant compte des ouvrages parus sur ce sujet au cours de l’année et en présentant des comparaisons avec le déroulement et le traitement d’émeutes similaires dans des pays comme la Grande-Bretagne et les États-Unis. Nous continuerons à nous intéresser au débat sur l’évolution de la Turquie et la perspective discutée de son entrée dans l’Europe. Par la suite, nous reviendrons aussi sur la réapparition d’un débat sur les relations de la métropole avec les Dom-Tom et singulièrement la place de la mémoire dans les revendications actuelles de reconnaissance. Nous parlerons aussi des questions de santé avec un ensemble sur l’hôpital public.
- 1.
Ainsi que le disait un appel lancé après le 11 septembre en faveur de la guerre, publié sous le titre « Lettre d’Amérique », voir Aird, Atlas et al., “What we are fighting for”, Institute for American Values, 2002 (cité dans Nicolas Tavalione, le Dilemme du soldat. Guerre juste et prohibition du meurtre, Genève, Labor et fides, 2005, p. 12).
- 2.
« Je n’ai jamais tué personne : c’est peut-être pour cela que personne ne m’a jamais tué. – Si tout le monde avait fait comme vous ! – Eh oui, si tout le monde avait fait comme moi… »
- 3.
Pour des parutions récentes, citons le livre de Nicolas Tavaglione et de Monique Canto-Sperber, le Bien, la guerre et la terreur, Paris, Plon, 2005, ainsi que la réédition récente du classique de Michael Walzer, Guerres justes, guerres injustes, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 2006.
- 4.
Clausewitz, De la guerre, Paris, Minuit, 1955, p. 69.
- 5.
Frédéric Gros, États de violence, Paris, Gallimard, 2006.
- 6.
Louis Gautier, Face à la guerre, Paris, La Table ronde, 2006.
- 7.
Le livre est composé de trois mouvements : le premier, descriptif, sur l’état du monde d’aujourd’hui ; le deuxième est anthropologico-philosophique et réfléchit les questions normatives et conceptuelles que pose le phénomène de la guerre ; le troisième est politique et prescriptif et argumente en faveur d’une défense européenne intégrée.
- 8.
Voir à l’inverse L. Gautier, Face à la guerre, op. cit., p. 274.
- 9.
Il faut pourtant noter les remarquables passages sur les disciplines militaires et la mécanisation du corps du soldat traité, pour les besoins d’une guerre pensée comme pur objet théorique, comme des pantins articulés, juste bons à faire passer les mouvements précis qui permettent de faire entrer dans le réel des forces l’idéalité des plans stratégiques.
- 10.
L. Gautier, Face à la guerre, op. cit., p. 268.
- 11.
Voir par exemple ce que Louis Gautier dit de la relativisation de la « puissance » dans l’exercice du pouvoir aujourd’hui : « Même si l’on adhère au schéma d’interprétation historique qui pronostique le déclin des formes brutes de la puissance et la rationalisation de son usage, il faut aussi constater que ce point de vue n’a pas de neutralité scientifique. La constatation sur la “modération” de la notion de puissance dans les rapports internationaux est ethnocentrée, de façon paradoxale, sur les craintes de l’Occident. En effet, l’énergétique de l’infrastructure géopolitique montre que les réserves de puissance se trouvent du côté du tiers-monde » (Face à la guerre, op. cit., p. 105).
- 12.
« Ni un unique Empire avec ses bords tumultueux, ni une pluralité d’États avec ses frontières en alerte, mais un monde global traversé par des états de violence, régulés par un système de sécurité et des interventions » (F. Gros, États de violence, op. cit., p. 231).
- 13.
L. Gautier, Face à la guerre, op. cit., p. 104.
- 14.
Plus généralement, on sait qu’à travers ses attentats Al-Qaida s’adressait non pas tant à l’opinion publique internationale qu’à la « rue arabe » et cherchait avant tout à déstabiliser les gouvernements du Proche et du Moyen-Orient, au premier rang desquels l’Arabie Saoudite.
- 15.
Voir F. Gros, États de violence, op. cit., p. 221-229 (la conclusion).
- 16.
Baudrillard, « La guerre du Golfe n’a pas eu lieu », Libération, vendredi 29 mars 1991, et le Pacte de lucidité ou l’intelligence du mal, Paris, Galilée, 2004.
- 17.
L. Gautier, Face à la guerre, op. cit., p. 250.
- 18.
« J’ai toujours été curieux de rencontrer, et parfois chez des gens ordinairement très opposés à l’usage de la force et peu enclins aux choses militaires, cette passion soudaine pour le feu de l’action. Leurs arguments laissent transparaître une conception puérile, irréelle, fantasmée des combats, comme si toute lutte était une ordalie » (L. Gautier, Face à la guerre, op. cit., p. 252).
- 19.
Voir notamment nos remarques sur l’histoire de la sexualité dans Marcela Iacub et Patrice Maniglier, Antimanuel d’éducation sexuelle, Rosny-sous-Bois, Bréal, 2005, p. 287-290, et toute la deuxième partie du livre sur la pénalité sexuelle.
- 20.
Voir Marcela Iacub, « Crime contre l’humanité », dans Monique Canto-Sperber (sous la dir. de), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Puf, 2004.
- 21.
Voir Hans Kelsen, Peace through Law, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1944.
- 22.
Voir par exemple M. Hardt et T. Negri, Empire, Exils, 2000.
- 23.
Malika Zeghal, Gardiens de l’Islam. Les oulémas d’Al-Azhar dans l’Égypte contemporaine, Paris, Presses de Sciences-Po, 1996.
- 24.
Alona Kimhi, Suzanne la pleureuse, trad. fr., Paris, Gallimard, 2001.
- 25.
Norbert Elias, la Société de cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974 (en allemand 1969).
- 26.
Ils ne s’étaient pas connus dans la Résistance, car ils ne faisaient pas partie du même réseau.
- 27.
Entretien enregistré le 21 mai 1991.
- 28.
Entretien enregistré le 21 mai 1991.
- 29.
Le livre était alors publié aux Trois arches, dans une version un peu différente de celle dont il est question ici. En 1995, à l’occasion du cinquantenaire de la libération des camps de concentration, Christian Bobin, à qui une lectrice avait envoyé Et la lumière fut, avait écrit et communiqué ce texte manuscrit à l’éditeur, pour l’aider à promouvoir l’ouvrage.
- 30.
C’est le titre de la 1re partie du livre, dont la seconde partie s’intitule : « Mon pays, ma guerre ».
- 31.
Jérôme Garcin, Pour Jean Prévost, Paris, Gallimard, 1994, p. 20.
- 32.
Il fut professeur à Hollins College en Virginie puis à Western Reserve University, à Cleveland (Ohio), où lui fut décerné en 1966 le prix Karl Wittke pour le meilleur enseignement à l’université, avant d’être nommé en 1969 professeur titulaire de la chaire de littérature française à l’université de Hawaï.
- 33.
Sur Défense de la France, nous renvoyons à l’ouvrage d’Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France 1940-1949, Paris, Le Seuil, 1995, 407 p.
- 34.
Jacques Lusseyran, Georges Saint-Bonnet. Maître de joie, éditions Agi, 1964, p. 22.
- 35.
L’initiative puis la réussite de cette opération ne fut que l’une des manifestations de l’enhardissement des mouvements de résistance en France, puisque, cette année-là, ce furent les huit principaux mouvements qui lancèrent un appel commun à « célébrer la fête nationale de la Liberté et de la République » (Dictionnaire historique de la Résistance. Sous la direction de François Marcot, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006, article : « 14 juillet 1943 : manifestations en France », p. 626-627).
- 36.
Jacques Lusseyran a probablement accordé à cette expérience une grande importance, car il la relate de manière identique dans la première version de Et la lumière fut, parue en 1953, et dans la version publiée aujourd’hui.
- 37.
Pseudonyme d’Émile Marongin, un agent de la bande Bonny-Lafont. Il sera condamné et exécuté en 1946 (O. Wieviorka, Une certaine idée de la Résistance…, op. cit., p. 335-336).
- 38.
Sur le staflager (camp punitif) de Neue Bremme, et sur la fin de Jean Besniée, on peut lire l’ouvrage de Pierre Bleton, le Temps du Purgatoire, Paris, Obsidiane, 1990, 315 p.
- 39.
Elles ne seront abolies qu’en août 1949, par une loi qui n’était toujours pas appliquée en 1958, malgré une autre loi du 5 janvier 1951 mettant le ministère de l’Éducation nationale en demeure de régler la question sur le plan administratif (Pierre Henri, les Aveugles et la société, Paris, Puf, 1958, p. 438).
- 40.
À propos de l’article de Jean-François Bayart : « Et si l’Europe faisait fausse route dans la crise iranienne ? », Esprit, juin 2006.
- 41.
Le sort de Ramin Jahanbegloo s’est aggravé en juillet avec l’accusation portée contre lui par les autorités iraniennes d’être un agent américain.
- 42.
Il s’agit de l’Iran, la bombe et la démission des nations, Paris, Ceri-Autrement, 2006.
- 43.
L’inspecteur belge Christian Charlier, un des plus compétents de l’Aiea, a déclaré publiquement, dès février 2003, que la finalité militaire du programme ne faisait pas de doute dans son esprit.