
Du sujet de droit au sujet libidinal. L’emprise du numérique sur nos sociétés
Les technologies numériques sont régies par un principe de commodité qui engourdit l’esprit, consacre le sujet libidinal, sert le capitalisme des big data et aboutit à un illibéralisme des modes de vie.
Il se pourrait bien que le secret le plus intime de l’extension du numérique dans nos sociétés soit aussi ce qui se montre avec le plus d’évidence : son caractère éminemment pratique. « Oui, mais c’est tellement pratique ! » est la réaction la mieux partagée du monde, celle qui désarme la critique et abolit toute résistance. Le scandale Cambridge Analytica[1], les compromissions de Facebook[2] et toutes les bombes à retardement qui exploseront un jour n’y font, pour l’instant, rien : les utilisateurs lambda des outils numériques continuent de se connecter, de livrer leurs données, et ne rechignent pas à se faire géolocaliser ou à s’exposer sur les réseaux sociaux. Tout cela est un moindre mal, au regard des services rendus, tellement pratiques ! Si l’on veut donc tenter de percer le mystère de l’emprise du numérique, c’est sur ce caractère pratique lui-même qu’il faut d’abord s’interroger, car c’est en lui que pourraient bien se lover les prémices des évolutions sociales et anthropologiques du futur.
La double finalité des outils numériques
Une question désormais classique à propos des outils numériques consiste à savoir si, du silex préhistorique au silicium de la Silicon Valley, il y a rupture ou continuité, et sous quel rapport. J’utilise ici le terme de numérique pour désigner l’ensemble des outils connectés qui, de ce fait, génèrent des données agrégées et traitées par des algorithmes, et codées pour pouvoir être lues par des ordinateurs. J’adopte donc une définition pragmatique du numérique, centrée sur l’usage qu’en font les individus. Or, sous ce rapport, un trait de la technologie numérique semble décisif – et inédit. Tous ces outils numériques ne fonctionnent que par la grâce du système économique, juridique, technique et commercial qui les rend matériellement possibles ; et ce non seulement quant à leur production et mise sur le marché, ce qui est le cas de tous les outils, mais dans leur utilité effective elle-même. Contrairement aux outils classiques (marteau, machine à coudre, accélérateur de particules), ce qui les rend utiles et pratiques est leur connexion au dense réseau des données que génère l’utilisation de ces outils eux-mêmes : c’est parce que l’outil est connecté au dense réseau des données qu’il est si pratique. Cette infrastructure n’apparaît pourtant pas du point de vue de l’usager. En tant que simple utilisateur, celui-ci profite en effet des dispositifs numériques comme d’autant d’outils perfectionnés qui lui rendent la vie plus facile sous tous ses aspects moyens-fins : le numérique se manifeste à lui sous son aspect instrumental. Un déplacement de point de vue est donc nécessaire pour faire apparaître le système – c’est-à-dire l’ensemble complexe de ce qui rend non seulement possible l’utilisation de ces outils, mais qui rend ceux-ci utiles –, car jamais le système n’apparaît en tant que tel à l’utilisateur. Ce qui, une fois ce changement de perspective opéré, se découvre alors à l’observateur, c’est que le système poursuit ses propres fins, qui ne sont pas les fins de l’utilisateur. Sous son apparence banale de vérité d’arrière-plan que nous semblons tous avoir intégrée, ce constat révèle en réalité une vérité absolument inédite dans l’histoire des techniques : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’homme utilise des outils qui ne sont pas faits pour l’usage qu’il en fait. Qu’est-ce à dire ?
Un exemple vaut mieux que de longues explications : Facebook. Nous l’utilisons comme instrument de communication, de diffusion d’informations, d’archivage ou de mobilisation. C’est son utilité pour l’utilisateur. Mais il est fait pour autre chose, à savoir pour extraire un maximum de données possibles. Facebook n’est évidemment pas valorisé à 365 milliards de dollars pour permettre d’y déposer amoureusement la photo du dernier chiot de sa chienne ! Cela veut dire qu’une double finalité traverse les outils numériques, laquelle se laisse caractériser par les deux points de vue distincts de l’outil et du système.
Le système poursuit ses propres fins, qui ne sont pas les fins
de l’utilisateur.
En tant qu’outil, apparaît la simple instrumentalité du numérique, en laquelle Heidegger par exemple voyait l’essence de la technique prémoderne. Les fins y sont à chaque fois celles de l’utilisateur. Marx et Arendt avaient à cet égard la même conception. Sous ce rapport, le thermomètre et nos applications météo sont identiques : ce sont des outils qui servent un but, ils sont donc utiles et adaptés à leur fin. En l’occurrence, l’application numérique est, sous de nombreux aspects, effectivement bien plus pratique que son ancêtre au mercure : pas besoin de sortir ou de se déplacer pour voir la température, elle prédit pour n’importe quel point de la planète le temps du jour et son évolution à l’heure près, etc. Ce sont donc des outils pratiques, ils facilitent la vie – c’est pour cela que nous les utilisons si volontiers. De ce point de vue-là, il n’y a donc pas de différence d’essence entre l’outil traditionnel et l’outil numérique : ce sont effectivement des instruments au service d’une fin utile pour l’utilisateur.
En tant que système, apparaît cette fois la gigantesque accumulation, mise en forme, gestion et exploitation de données connues sous le nom de Big Data. Quelle que soit la manière dont sont finalement utilisées ces données, le but du système est d’abord de les produire, puis de les extraire, y compris, naturellement, à des fins étrangères à l’utilité immédiate de l’outil tel qu’utilisé par l’usager. L’extrême majorité des outils numériques ne marchent que par cette extraction, dont le résultat est précisément ce qui rend ces outils si pratiques. Les applications d’évaluation, de recommandation, de comparaison, mais aussi les assistants de navigation personnels (Gps) ou les réseaux sociaux ne fonctionnent dans leur principe même que par extraction et mise en relation de données, sans lesquelles l’outil n’existerait même pas.
Cela veut dire que, constitutivement, une double finalité traverse les outils numériques : la finalité instrumentale pour l’utilisateur et la finalité instrumentale pour le système. Ces deux finalités sont à la fois indissociables, car elles s’alimentent techniquement l’une l’autre, et divergentes dans leurs objectifs. Le législateur européen le sait bien, lui qui a rédigé le Règlement général sur la protection des données précisément pour protéger le citoyen contre une finalité qui n’est pas la sienne et qui le menace en flux continu. L’existence du Rgpd est la preuve – comme la serrure est la preuve de l’inclination à voler – que, dans le moment même où l’utilisateur utilise son outil numérique, il se trouve lui-même instrumentalisé, à son insu, au profit d’une fin qui lui échappe. Telle est la structure générale des outils numériques, et voilà qui est absolument inédit dans l’histoire de la technique.
Le principe de commodité
L’utilité des outils numériques est indissociable de cette double finalité qui les traverse, et naît d’elle. À l’utilisateur, cette utilité se manifeste avant tout comme quelque chose de pratique. Mais que veut donc dire être pratique ? « Pratique » est une déclinaison subjective de la relation instrumentale moyen-fin. Ce qui est pratique doit, d’une part, servir à quelque chose (c’est le caractère instrumental de ce qui permet de réaliser une fin) mais, d’autre part, servir de la manière la plus commode et la plus confortable possible – ce qui peut impliquer des facteurs temporels (rapidité), psychiques (actes mentaux simples ou routiniers), ergonomiques (manipulabilité), économiques et matériels. Le caractère pratique colore donc le caractère instrumental d’une tonalité subjective, qui permet d’évaluer la relation instrumentale par rapport à la dépense psychique et physique de l’usager. C’est donc un concept énergétique : ce qui réalise une fin en coûtant subjectivement le moins en dépense psychique, corporelle et matérielle est ce qui est le plus pratique. Or il est indubitable que le numérique est pratique en ce sens : sous tous ces aspects, il est l’outil le plus économique – raison pour laquelle il s’impose si facilement : peu y résistent, encore moins y renoncent. Le pratique exerce une puissance de séduction qui fait taire toutes les réticences.
Considérant ce pouvoir de séduction massif, on peut dire que le moteur de l’extension du numérique est fondamentalement libidinal, au sens large : il va dans le sens du désir, il vise l’agrément, procure du plaisir, de la manière énergétiquement la plus économique possible – tout en remplissant à chaque fois, évidemment, une fonction instrumentale, quitte à en faire naître de nouvelles, propres aux outils eux-mêmes (les amis virtuels sont par exemple une réalité engendrée par les réseaux sociaux). J’emploie ici le terme de libidinal non pas dans le sens sexuel restreint auquel nous a accoutumés Freud, mais au sens large caractérisant toute force désirante, toute appétence, sens originel qu’on trouve par exemple chez saint Augustin. La force de séduction du numérique, une force qui explique son succès sans précédent dans l’histoire industrielle, c’est de savoir et de pouvoir s’adresser à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux : de savoir épouser les contours de leur vie psychique, en s’y fondant, en s’y lovant, en la flattant, pour rendre les tâches instrumentales agréables. C’est cela, le secret de son extension effective. L’attrait irrésistible des dispositifs numériques en général vient de ce que toutes les fonctions « objectives » (qui permettent d’accomplir quelque chose dans le monde) sont rattachées à la vie subjective par le charme du « pratique » et la puissance de son envoûtement libidinal. Ils savent exploiter comme aucun dispositif technique avant eux la tendance congénitale de l’homme à aller au plus commode, au plus agréable, à ce qui est énergétiquement le moins dispendieux. C’est pourquoi je parle à ce propos d’un principe de commodité, qui est ce principe libidinal qui nous fait irrésistiblement aller au plus pratique. La force du numérique est d’exploiter ce puissant principe qui confère à toutes les relations instrumentales une tonalité subjective-libidinale grâce à laquelle il devient arme de séduction massive.
Le pratique exerce une puissance de séduction qui fait taire
toutes les réticences.
Cela veut dire que les outils que propose le système numérique s’imposent par l’adhésion libidinale qu’ils provoquent, c’est-à-dire par leur capacité à épouser les contours de la vie psychique des utilisateurs. Par conséquent, ces outils apparaissent simultanément comme un prolongement de la vie psychique. Les outils ne sont plus simple médiation avec le monde (Marx, Arendt) mais, de plus en plus, amplificateurs de la vie psychique. Le pôle subjectif de la relation instrumentale y est comme intensifié. C’est la raison pour laquelle tous les instruments qui permettent l’augmentation du « Cher Moi », comme disait Kant, connaissent tant de succès, en particulier chez les jeunes. Qu’on songe ici à l’accessibilité et à la disponibilité permanentes de tous pour chacun que permettent les réseaux sociaux, la possibilité de partager et de se faire voir à tout instant, celle de s’exprimer instantanément et publiquement sur tout et n’importe quoi, et ce de la manière la plus simple et commode qui soit. Les likes, les notations immédiates, les évaluations, les indignations, les expressions de soi en tout genre apparaissent comme une simple continuation de la vie psychique immédiate.
Les deux finalités qui constituent les outils numériques, bien que divergentes, n’évoluent pas sur des voies cloisonnées l’une de l’autre. Elles sont si solidement intriquées au contraire qu’aucune des deux ne pourrait se déployer sans l’autre. Le fil invisible qui les tient ensemble, ce sont les traces que laisse derrière elle « l’exposition du moi [3] » à laquelle contraint le fonctionnement même du système : nous sommes en permanence obligés de livrer des données pour jouir du moindre outil numérique, que ce soit en accédant à Internet ou pour faire fonctionner n’importe quel objet connecté. Par cette obligation préalablement imposée à la satisfaction libidinale, le système fabrique son propre carburant, à savoir les profils, sorte de peau numérique que l’industrie des Big Data se consacre à cerner au plus près en multipliant les dispositifs connectés autour de nous, et ce afin de relever toutes les traces possibles susceptibles de l’informer sur nos habitudes et comportements.
L’exposition de soi, ce n’est donc pas seulement l’exposition explicite telle qu’elle a lieu sur les réseaux sociaux, mais aussi et surtout l’exposition contrainte – mais discrète, se déroulant dans le face-à-face intime avec son écran – qui seule permet de jouir des outils numériques. Sans compter le flot de métadonnées que génère à notre insu la plus subreptice utilisation des dispositifs connectés. C’est le sang du système, dont nous sommes le cœur vivant. Le principe de commodité suscite une adhésion libidinale qui permet ainsi de nous laisser vampiriser sans douleur.
L’appauvrissement de la vie de l’esprit
Mais les outils numériques ne font pas que satisfaire libidinalement la vie psychique. Ils la façonnent aussi. Si le moteur du numérique est libidinal, c’est qu’il prend pour mesure le désir et sa satisfaction ; il vise à éliminer tout accroc, tout frottement dans sa réalisation, de manière à créer le plus sûrement possible une expérience de bien-être dont le soi est la seule mesure. L’outil n’est plus là pour permettre de se confronter au monde, mais pour en éliminer les aspérités, pour dispenser de l’expérience du monde. Le but n’est pas de se mesurer au monde, mais de contourner sa résistance. C’est ainsi par exemple que, de manière caractéristique, la publicité vante toujours davantage ses produits en mettant en avant l’expérience de bien-être qu’ils permettent. Les applications nous invitent ainsi à améliorer notre expérience de lecture du journal (plus qu’à lire un meilleur journal), celle de notre conduite automobile, d’écoute musicale ou de recherche de données ; ou encore, à choisir un lieu de vacances éloigné, non pour découvrir le monde, mais pour se procurer des expériences inédites de confort et de bien-aise. Ce sont là tous des buts éminemment libidinaux. Le confort ne signifie plus ici la libération de tâches pénibles dans le but de pouvoir s’adonner à d’autres activités plus prisées, jugées plus hautes ou plus enrichissantes ; il est un but en soi, à l’instar des sensations recherchées dans ces « caissons de flottaison », encore appelés « caissons d’isolation sensorielle » ou de « privation sensorielle » censés procurer, hors de toute relation avec le monde ambiant (ce qui suppose au demeurant l’immersion dans un appareil hautement technologique), un sentiment intense de bien-être – image hyperbolique de l’enfermement extrême auquel aboutit la recherche obstinée de confort.
Il faut noter que cette capacité sans précédent, offerte au capitalisme par la technologie numérique, d’épouser le moindre de nos désirs réels, supposés ou fabriqués va de pair avec un traitement naturaliste du désir : on traite le désir des individus comme un fait brut, comme un être-là simplement naturel qui veut sa satisfaction comme les yeux sécrètent les larmes. Il n’est jamais question de former ou d’éduquer le désir, de le transformer ou de le sublimer. On veut satisfaire le désir, si possible en évitant de se confronter à l’épreuve du monde. Cela n’est pas sans conséquences, et elles sont de longue portée : en visant le confort, l’esprit émousse sa curiosité et ne se préoccupe que de ses propres sécrétions. C’est dire que le numérique, qui fluidifie l’accès aux objets de désir que lui-même produit, provoque globalement une baisse tendancielle du taux de curiosité : se détournant des choses mêmes au profit de l’expérience qu’il procure, l’esprit s’enferme dans son cocon de commodité et se désintéresse du monde. La crédulité du public pour les nouvelles fantaisistes ou fake news en est l’une des manifestations, puisque le souci de vérité s’y efface au profit du confort de l’esprit.
On veut satisfaire le désir, si possible en évitant de se confronter à l’épreuve du monde.
C’est cette même tendance qui s’observe dans la prolifération des sites de recommandation, de comparaison, d’évaluation qui permettent de choisir un restaurant, un hôtel, une destination de vacances de la manière la plus assurée possible. Ici, la baisse tendancielle du taux de curiosité, qui fait qu’on évite d’en faire soi-même l’expérience, se double d’un effet de conformisation : l’utilisateur de ces sites est poussé à faire ce que d’autres ont jugé bon de faire (évaluations) ou à répéter ce que lui-même a déjà fait (recommandations). Son expérience est certes fluidifiée, mais c’est au prix d’une élision de la rugosité du monde et d’une soumission aux expériences libidinales d’autrui. Il est ainsi incité à poursuivre le chemin déjà tracé d’expériences libidinales, des siennes ou de celles de la somme des autruis agrégés par des algorithmes dédiés, tissant progressivement sa prison de bien-être qui le prive toujours davantage de son expérience du monde. C’est en ce sens que les dispositifs numériques constituent, de manière inédite dans l’histoire de la technique, un prolongement et une amplification de la vie psychique, et un évitement progressif de l’expérience du monde, sans pour autant favoriser l’autonomie des individus, puisque ceux-ci sont plus enfermés dans des désirs factuels qu’émancipés par des idéaux contrefactuels.
C’est ce qui explique la passion pour l’automatisation qui, peu à peu, colonise tous les domaines d’expérience. Les travaux de Bernard Stiegler ont mis ces mécanismes en pleine lumière[4]. Partout, il s’agit de créer un automatisme de l’esprit, en l’incitant par la force libidinale qui le meut à s’engager toujours dans les mêmes chemins ou dans des chemins analogues, et ce au moindre coût psychique – principe de commodité, encore. L’appauvrissement de la vie de l’esprit y est à l’œuvre en ceci que le jugement y est progressivement remplacé par le calcul[5]. Répondre à des suggestions générées automatiquement sur la base de récapitulation de comportements antérieurs, ce n’est plus juger par soi-même, c’est simplement calculer des plaisirs et des peines, le but étant de se protéger contre la déception tout en se dispensant de faire l’expérience du monde. La logique des sites de recommandation, de la publicité ciblée et autres suggestions personnalisées est une logique assurantielle : il s’agit de se prémunir des risques, de se garantir contre l’erreur, de maximiser ses chances d’expérience positive, tout en s’économisant l’effort de devoir se faire par soi-même une opinion sur la chose même. C’est précisément ce qui est pratique. Même si elle n’est pas nulle (il faut encore choisir entre les différents sites de recommandation, juger la crédibilité des commentaires, etc.), la part de jugement tend à s’effacer au profit de l’obéissance à un calcul effectué par des machines automatiques. L’esprit, dans ce que Arendt appelait « les activités supérieures de l’homme », s’engourdit.
Le capitalisme libidinal
S’il est vrai que le numérique nous épargne l’expérience du monde, l’expérience du numérique reste elle aussi une expérience. On remplace une expérience par une autre. De sorte qu’il n’y aurait pas de quoi s’alarmer : sous l’emprise de l’automatisation, de la robotisation et de la numérisation, notre champ « objectal » d’expérience se modifie, certes, comme il n’a jamais cessé de le faire depuis l’aube de l’humanité ; mais ces nouveaux objets, on continue de les éprouver, d’en faire l’expérience subjective. Sous ce rapport, l’expérience de la hache de silex ne diffèrerait pas de celle de l’écran tactile. Il n’y aurait donc pas substitution à l’expérience, mais évolution de l’expérience. Et il y a certainement du vrai dans cela.
C’est un fait : à partir du moment où l’on a plus dû aller chercher l’eau au puits du village, on s’est certainement privé d’un type d’expérience, sociale notamment, mais cela a permis d’en vivre d’autres, davantage liées au confort intérieur. On a été libéré d’une corvée, ce qui a libéré du temps pour d’autres activités et expériences. C’est au demeurant ce que suggère Marx, dans un passage fameux et fulgurant des Grundrisse – le « Fragment sur les machines[6] » –, où il entrevoit que l’automatisation intégrale des tâches de production va permettre le libre épanouissement des travailleurs. L’automatisation est donc pour lui, à l’inverse de tous les pronostics défaitistes, riche d’une puissante promesse d’émancipation.
L’empire du numérique :
loin de nous libérer
par l’automatisation,
il nous y soumet au contraire.
Mais je crois que tout autre est la situation dans laquelle nous place l’empire du numérique : loin de nous libérer par l’automatisation, il nous y soumet au contraire, et de la manière la plus envahissante et insidieuse qui soit, en s’interposant systématiquement dans toutes les dimensions de notre relation au monde, médiation obligée de toute expérience. Il se pourrait qu’un jour, effectivement, l’ensemble des nouvelles technologies nous dispense à terme des tâches de production matérielle, ou de la plupart d’entre elles ; mais si cela devait arriver, ce ne sera pas par des technologies qui resteront confinées à la sphère de la production matérielle, comme le présupposait Marx. Dans son raisonnement, celui-ci concevait en effet la sphère du travail comme séparée du monde de la vie quotidienne, comme si ce qui se passe dans la sphère de la production économique se déroulait à l’écart de la vie sociale. Mais on voit bien que si une telle suppression du travail devait avoir lieu dans notre monde, elle se ferait par des technologies qui se seront entre-temps imposées à l’ensemble du corps social, via le principe de commodité – donc largement au-delà de la sphère du travail –, et qui, par conséquent, se seront imposées comme la norme de l’expérience humaine en général. La forme numérique du capitalisme libidinal sera devenue pour l’homme une seconde nature, une nature dont il ne songera même plus à se débarrasser. Plutôt que de restituer la vie individuelle à elle-même, comme le suggérait Marx qui y voyait donc la promesse d’une libération, cette nouvelle ère technologique l’aura entièrement soumise à son pouvoir d’envoûtement. La vie y trouvera sans doute une inépuisable source de confort, mais son « libre épanouissement » sera devenu à sens unique, entièrement piloté par une gestion algorithmique et soumis à elle.
C’est cela qu’indique le caractère général, transversal, intégral de la technologie numérique. Elle n’est pas, à l’inverse du feu ou de la roue, une technologie de plus, qui facilite notre relation instrumentale au monde ; elle n’est pas non plus une technologie qui transforme toutes les technologies, en les perfectionnant spectaculairement ; elle est avant tout une nouvelle forme de relation au monde qui transforme le champ de l’expérience elle-même, en consacrant définitivement la souveraineté du sujet libidinal. Le capitalisme a certes toujours été libidinal, que ce soit dans la motivation à devenir capitaliste[7] ou dans les incitations à en profiter comme consommateur. Mais aujourd’hui, la technologie lui permet d’accomplir concrètement, effectivement, son essence. De ce point de vue, on peut dire que le numérique représente le paroxysme, l’accomplissement et l’achèvement du capitalisme libidinal.
Du sujet de droit au sujet libidinal
L’appauvrissement de la vie de l’esprit que nous avons diagnostiqué est coextensif à la consolidation du sujet libidinal qui, après le sujet de droit, pourrait bien être la nouvelle idole du monde qui vient. Autant le sujet de droit était la grande conquête de la modernité démocratique, avec son autonomie juridiquement protégée contre tous les abus et discriminations arbitraires, contre toutes les immixtions étatiques dans sa sphère privée, autant le sujet libidinal – qui en est issu – s’annonce comme le prochain type anthropologique. Il correspond à une époque qui a conduit à reléguer au second plan le sujet de droit, au profit d’un sujet davantage guidé par le principe de commodité que par ceux de liberté, d’égalité ou de solidarité. Il n’y a, dans cette évolution menant du sujet libéral au sujet libidinal, rien de fortuit : j’ai montré ailleurs comment la politique libérale de la protection des droits individuels constituait le facteur immatériel le plus important de la reproduction matérielle de notre système[8].
Le sujet libidinal pourrait bien être la nouvelle idole du monde qui vient.
Après deux cent cinquante ans d’histoire du libéralisme – c’est-à-dire après avoir vu in vivo le libéralisme à l’œuvre, ce qui est un privilège qu’aucun théoricien politique ne devrait sous-estimer –, il est difficile de ne pas voir qu’en dépit de son anti-paternalisme obstinément revendiqué au niveau individuel, le libéralisme a implacablement imposé dans nos sociétés un paternalisme des modes de vie qui affecte au plus profond l’ensemble de nos existences, sans réplique possible. La forme numérique qu’a prise le capitalisme en est la dernière expression : nul n’échappe aujourd’hui à l’emprise de la vie algorithmique et à la contrainte d’exposition qu’il engendre. L’emprise des dispositifs numériques dans tous les domaines de l’existence oblige chacun à livrer malgré lui ses données, à se mettre en visibilité, à alimenter la pâture des ruminants géants de l’algorithme, lesquels en profitent en retour pour nous gaver de leurs breloques toujours pratiques. La boucle des droits individuels se referme ainsi sur le plaisir libidinal des mêmes individus, le principe de liberté s’étant ainsi métamorphosé, à bas bruit mais à long terme, en principe de commodité. Le sujet libéral est devenu sujet libidinal.
Le nouveau sujet libidinal entretient des relations complexes avec son ascendant historique direct, le sujet libéral ou sujet de droits. D’abord, contrairement à ce dernier, qui s’est érigé en opposition, y compris violente, à son prédécesseur, le sujet du roi, le sujet libidinal ne s’est pas imposé par la force, ni même par la volonté. Il est plutôt apparu comme l’émanation du sujet libéral : il en résulte comme la fragilité résulte de la vieillesse – non comme le fruit d’une lutte, mais comme la conséquence involontaire d’un processus que nul n’a voulu et que la dynamique d’ensemble a rendu inévitable. Ensuite, cette émanation n’est pas directe : elle a suivi au contraire de longs chemins de traverse au long desquels se sont peu à peu coagulés des modes de vie qui, eux, ont fini par imposer des attentes générales de comportement auxquelles chacun est supposé se conformer. Ce ne sont donc pas directement les droits individuels qui ont produit ces attentes, mais ces droits ont favorisé une dynamique de l’extension marchande et de l’innovation technologique qui, conjointes, prennent aujourd’hui la forme d’un mode de vie technologique auquel nul n’échappe, ni les personnes, ni les institutions, ni la société civile. C’est la catégorie des modes de vie qui permet d’expliquer pourquoi notre époque libérale n’est pas du tout libérale, ou pourquoi le système des droits libéraux se mue inévitablement en illibéralisme des modes de vie. L’illibéralisme n’apparaît au regard critique que si l’on introduit la catégorie des modes de vie, laquelle montre que la mise en œuvre de ces droits libéraux aboutit en fait à l’imposition d’attentes générales de comportement que nul n’a voulues – de modes de vie donc qui, eux, ne laissent aucun choix réel à l’individu.
Enfin, le devenir libidinal de l’individu libéral n’est pas l’inéluctable destin du sujet de droits en tant que tel, mais celui du sujet de droits emporté par la dynamique d’un capitalisme lui-même libidinal. Adossé à l’individualisme libéral, le capitalisme représente le facteur déterminant d’évolution que tous les autres facteurs (le système bancaire, le système juridique du droit de propriété, le système des échanges, etc.) ne font qu’accompagner. Pour s’étendre, le capitalisme avait besoin de s’adresser à la source libidinale des comportements humains, sans quoi il serait resté aussi extérieur à eux que peuvent l’être, par exemple, les règles juridiques. Celles-ci ne s’adressent pas à cette source libidinale, car cela serait contradictoire avec leur nature, qui est de normer les comportements du point de vue d’une règle extérieure. Il est vrai que cela même est en train de changer : avec ce qu’on appelle le nudging[9]– à savoir la technique de régulation des comportements, non par l’exigence d’obéissance à une norme, mais par le contrôle des manières d’agir grâce à des facteurs incitants (impôts, taxes, primes, récompenses) – le droit est en train de changer de paradigme. Et ce changement peut précisément être caractérisé comme un tournant libidinal : dans le nudging en effet, le droit ne s’adresse plus à son destinataire comme à un être autonome qui peut obéir ou désobéir, mais comme à un être intéressé qui oriente ses comportements en fonction des bénéfices escomptés – un être auquel on promet, donc, au final, une satisfaction libidinale. Cela suppose toutefois un changement de nature du droit, dont on ne peut prédire à quel degré il se réalisera dans le futur, alors qu’il a toujours été dans la nature du capitalisme de faire appel aux sources libidinales des comportements, que ce soit dans la motivation à devenir capitaliste ou dans les incitations à en profiter comme consommateur. Dans tous les cas, le fait de s’adresser aux individus comme à des êtres intéressés les constitue performativement comme tels : en les interpellant comme sujets libidinaux, on érige leur libidinalité en souverain de leurs comportements. Le numérique, en quoi nous avons vu l’accomplissement du capitalisme libidinal, a techniquement permis à cette libidinalité de prendre la forme universelle du principe de commodité. L’expression « Mais c’est tellement pratique ! » en est l’expression commune et quotidienne, qui emporte toutes les résistances sur son passage – y compris celles du sujet de droit soucieux de protéger sa vie privée, résistance de peu de poids face aux satisfactions immédiates que propose l’économie libidinale.
L’homme libidinal que le capitalisme de l’économie numérique aura façonné à son image pourrait ainsi réaliser la dystopie envisagée par Hannah Arendt d’une « société d’employés » exigeant « de ses membres un pur fonctionnement automatique[10] » – à cette différence près qu’il sera au service du seul employeur dont il ne puisse se libérer : lui-même. Enfermé dans sa bulle technologique, l’individu libidinal prend son plaisir pour la mesure de toute chose. Il se trouve ainsi arrimé au médium plus qu’au monde ; c’est une conséquence de l’emprise des outils pratiques, qui s’apprécient non à leur efficacité objective, mais à leur confort subjectif d’utilisation. De sorte que ces dispositifs, et tout le système économique qui sous-tend leur extension, sont coordonnés au bien-être des utilisateurs, chacun étant appelé à devenir le fonctionnaire de son propre confort. L’homme numérique devient ainsi l’employé de son bien-être, incité par le système à se cloisonner dans un « fonctionnement automatique » dont le seul impératif est d’obéir au principe de commodité. On peut imaginer avenir plus réjouissant.
[1] - Cambridge Analytica est la société britannique qui s’est approprié les données personnelles d’usagers de Facebook afin de profiler les électeurs pendant la campagne américaine de 2016.
[2] - Voir Sheera Frenkel, Nicholas Confessore, Cecilia King, Matthew Roseberg et Jack Nicas, “Delay, deny, deflect: How Facebook’s leaders fought through crisis” (« Retard, déni, détour : comment les dirigeants de Facebook ont fait face à la crise »), New York Times, 14 novembre 2018. On y apprend par exemple que Facebook a engagé une entreprise républicaine dédiée à la recherche sur l’opposition pour discréditer les détracteurs de Facebook révélant leurs prétendus liens avec le financier George Soros.
[3] - J’emprunte cette heureuse expression à Bernard Harcourt, qui a notamment analysé en détails les pratiques d’extraction de données des géants du commerce : Bernard Harcourt, Exposed. Desire and Disobedience in the Digital Age, Cambridge, Harvard University Press, 2015.
[4] - Voir, par exemple, Bernard Stiegler, La Société automatique. 1. L’avenir du travail, Paris, Fayard, 2015.
[5] - Voir Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, coll. « Poids et mesures du monde », 2015.
[6] - Sous le titre « Machinisme, science et loisir créateur » [1857-1858], il se trouve dans Karl Marx, Œuvres, t. II, Économie II, édition de Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 304-311. « Fragment sur les machines » est le titre qu’a donné à ce passage la réception italienne des Grundrisse. Cette dénomination s’est désormais imposée.
[7] - Ainsi, Max Weber voyait dans la réduction de l’angoisse pour la béatitude une motivation essentielle de la résolution du calviniste à adopter une conduite méthodique de vie, ce qui est un motif éminemment libidinal, au sens que nous avons dit. Voir M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1904-1905], trad. et introduction par Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion, coll. « Champs classiques », 2008.
[8] - Mark Hunyadi, La Tyrannie des modes de vie. Sur le paradoxe moral de notre temps, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015.
[9] - Voir Cass R. Sunstein et Richard H. Thaler, Nudge. Émotions, habitudes, comportements : comment inspirer les bonnes décisions [2008], trad. par Marie-France Pavillet, Paris, Vuibert, coll. « Signature », 2010.
[10] - Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. par Georges Fradier, préface de Paul Ricœur, Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 400.