Raconter Guantánamo
Lieu du secret et de l’arbitraire, la base américaine de Guantánamo où sont détenus de présumés terroristes commence à être mieux connue par les témoignages de ceux qui en sont sortis. Trois récits différents, confrontés à des documents officiels, permettent de donner une image plus nette de l’histoire de cette prison extrajudiciaire.
« Enfer », « limbes », « trou noir », « bout du monde », « goulag » : les termes désignant Guantánamo dans la presse renvoient souvent à une dimension obscure et chargée de sens historique ou mythique. Laboratoire de torture ? Moins pire des bagnes pour les « pires des pires » détenus ? Près de six ans après son ouverture, un halo de mystère continue d’entourer Guantánamo malgré l’abondance d’informations disponibles et l’apparente transparence adoptée par les autorités depuis 2004. Parmi les documents publiés, les témoignages des anciens détenus sont les seuls à offrir une perspective prise de l’intérieur même de Guantánamo. Leur recoupement avec des documents officiels et des articles de presse permet de reconstituer les enjeux majeurs et d’identifier les principales zones d’ombre qui caractérisent les opérations de détention et d’interrogation dans la guerre contre le terrorisme.
Que ne sait-on pas?
Il existe une formidable masse documentaire sur Guantánamo. Les archives de presse, les bibliothèques et l’internet fourmillent de références de première main : mémos secrets déclassifiés par les autorités américaines, rapports d’organisations internationales, solides travaux universitaires, enquêtes menées par des journalistes d’investigation, récits d’anciens membres des forces armées. Les comptes rendus d’interrogatoires, les archives d’État ou d’agences de renseignement, américaines ou étrangères, impliquées dans les transferts, la détention et la collecte d’informations restent pour le moment hors d’accès. Si, jusqu’en mai 2004, les autorités se préoccupèrent bien peu de révéler les méthodes employées dans l’interrogation des terroristes présumés, c’est l’éclatement du scandale d’Abou Ghraib qui les a finalement contraintes à partiellement briser le silence.
Pourtant, en 2003 déjà, les premiers récits d’anciens détenus libérés avaient été rendus publics. À l’époque, faute d’autres sources d’information, ces récits pouvaient encore passer pour « déconcertants » parce que recueillis sous le coup de l’émotion et de la peur, ou « exagérés » pour raisons de propagande antiaméricaine notamment1. Les autorités y répondirent d’ailleurs par le déni systématique. Mais depuis 2004, de nouveaux récits ont été rédigés avec un souci de précision qui l’emporte sur le besoin de sensation. Nous proposerons ici une lecture sélective de quatre témoignages qui scellent à notre avis la maturité narrative et documentaire des récits sur Guantánamo. Il s’agit du rapport rédigé par les trois ex-détenus britanniques Shafiq Iqbal, Asif Iqbal et Rhuhel Mohammed2, ainsi que des livres plus récemment publiés par le Britannique Moazzam Begg, le français Nizar Sassi et le ressortissant turc d’Allemagne Murat Kurnaz3. Ces témoignages relatent des histoires similaires : celles de six jeunes gens « qui se sont trouvés au mauvais endroit et au mauvais moment par inconscience, imprudence ou insouciance4 ». Paumés ou idéalistes, issus de l’immigration musulmane en Europe, ils sont partis de cités périphériques et de banlieues défavorisées – Tipton (Birmingham), Vénissieux (Lyon) ou Hemelingen (Brême) – pour aboutir à Guantánamo. Tous racontent comment révolte, goût de l’aventure, besoin de spiritualité, complexes communautaires et quêtes identitaires les ont menés jusqu’en « enfer ». Débarqués au Pakistan ou en Afghanistan (au mauvais endroit) peu avant ou peu après le 11 septembre 2001 (au mauvais moment), ils ont été arrêtés et vendus aux Américains par les services pakistanais ou par l’Alliance du Nord, transférés sur les bases aériennes de Kandahar ou de Bagram puis par vol secret au-dessus de l’Europe vers Guantánamo. Là, ils ont été détenus sans jugement pendant des années avant de revenir changés dans un monde changé. Linéaires, événementiels, ces récits fournissent une image détaillée de la vie quotidienne, d’abord dans les camps de détention américains en Afghanistan, puis à Guantánamo. Ils ne sont pas le fait d’islamistes radicaux et n’abondent pas dans une apologie du jihad, ni d’ailleurs dans un prosélytisme islamique abreuvé de haine antiaméricaine. L’islam y est présenté comme dernier recours pour survivre, un irréductible que les années de détention n’ont su entamer, sans pour autant radicaliser.
La valeur littéraire de ces témoignages, mais plus encore la nature des lieux et des faits décrits, nous invitent à exclure d’emblée toute comparaison avec les récits des rescapés des camps de concentration nazis ou des goulags soviétiques5. On est loin ici des univers de Primo Levi, Germaine Tillion ou Alexandre Soljenitsyne. Il n’en reste pas moins que la grande quantité d’informations sur Guantánamo surprend. Les États-Unis donneraient-ils par là même une nouvelle preuve de leur capacité à refouler le moins possible les aspects les plus graves de leurs guerres, face à d’autres nations ou empires qui mirent des décennies avant de reconnaître leurs torts6 ? Les dernières révélations sur les prisons secrètes de la Cia laissent penser que l’essentiel du dispositif américain de détention et d’interrogation est désormais connu du public. Les témoignages des ex-détenus permettent de dégager la réelle spécificité de Guantánamo dans ce dispositif et de souligner sa place centrale et son rôle fondamental dans ce qui a été appelé la guerre contre le terrorisme. C’est dans ce cadre de référence en effet que Guantánamo acquiert toute sa puissance symbolique.
En ce sens, il semble que tout l’enjeu du problème se soit d’ores et déjà déplacé alors même que le chapitre Guantánamo est loin d’être clos. Moins que dans les révélations – aussi choquantes et amplifiées qu’elles soient par le temps déjà écoulé depuis septembre 2001 –, c’est bien dans la mémoire historique et documentaire que se situe aujourd’hui l’enjeu de témoignage. Les récits des ex-détenus apparaissent dès lors comme le prolongement d’un combat qui interpelle tous ceux qui tiennent à la sauvegarde et à la vitalité des valeurs démocratiques.
De l’intérieur des camps
« Infrastructure » (facility), « centre » ou « camps » de détention, « blocs », « cellules » : tels sont les qualificatifs employés par les autorités américaines pour décrire Guantánamo. Elles utilisent des numéros, des termes empruntés à l’alphabet radio international ou encore à la faune locale : le camp X-Ray, aujourd’hui fermé, fut le premier à fonctionner, dès janvier 2002 ; les camps Delta, Echo, Iguana (en référence à la faune reptilienne qui vit sur la base), les camps 5 et 6 sont eux-mêmes divisés en « blocs » qui se déclinent à nouveau selon les mêmes appellations standardisées. Les cellules, et finalement les détenus eux-mêmes, sont aussi désignés par des numéros. Il existe donc une tension entre les qualificatifs donnés par ceux qui, de l’extérieur, cherchent à décrire Guantánamo en puisant dans un imaginaire chargé de sens, et ceux qui, de l’intérieur, cherchent à le banaliser ou à le rationaliser à outrance. Les récits des anciens détenus se calent entre ces deux tendances. Ils offrent une description dont la fiabilité ne peut être établie qu’à l’épreuve d’un recoupement avec les sources d’informations journalistiques d’une part, et officielles de l’autre.
Pour mieux comprendre l’expérience des anciens détenus, il faut connaître la dimension géographique de Guantánamo. Les camps sont situés dans la partie méridionale de la base navale américaine de Guantánamo Bay, elle-même sur la côte sud de l’île de Cuba. Les États-Unis possèdent cette base depuis 1903. C’est la « plus vieille base navale US outre-mer et la seule située dans un pays avec lequel les États-Unis n’ont pas de relations diplomatiques7 ». La spécificité du lieu tient à l’incongruité de son emplacement, en plein territoire ennemi et hors de portée de toute juridiction coutumière. Le choix du gouvernement américain d’y transférer des individus de nationalités aussi diverses que saoudienne, pakistanaise, chinoise, kazakhe, ou australienne8 fut bien sûr déterminé par le flou juridique qui lui est caractéristique. Emmenés vers ce « non-lieu » situé au-delà des frontières du droit en 2002, les détenus dont nous suivons ici le témoignage ne reviendront réellement au monde que deux ans et demi plus tard. Dans leurs témoignages, c’est la perte totale des repères spatiaux qui semble les troubler le plus dès leur arrivée à Guantánamo :
Je ne savais pas que nous étions à Cuba. Je ne savais pas quelles règles s’appliquaient ici. J’ignorais encore que les règles changeraient constamment et qu’on serait quand même punis, même si on les suivait9 […].
Lorsqu’ils m’ôtent enfin les lunettes noires, je me retrouve dans une cage. Une sorte de cellule minuscule, d’un mètre quatre-vingts sur deux mètres, toute en grillage. Même le plafond. L’inventaire est vite fait : pour tout mobilier je dispose de deux seaux, l’un contenant l’eau pour me laver, l’autre pour faire mes besoins, d’un bout de savon, d’une serviette et d’une gourde d’eau potable tellement javellisée qu’elle est presque imbuvable10.
Ici à Guantánamo, dans cette cage grillagée en acier, avec ce toit et ce sol en acier, ce lit en acier, ces toilettes en acier, le tout dans une salle blanche et neuve très éclairée, je sentis le désespoir me gagner à nouveau lorsque je découvris mon environnement pour la première fois11.
Les fameuses « cages pour chien » deviennent l’habitat des détenus et leur seul horizon. C’est à partir de ces limites barbelées qu’ils commencent à reconstruire leur notion d’espace en même temps qu’ils tentent d’apprivoiser les règles de conduite qui prévalent :
Cette rigidité militaire, l’impossibilité de comprendre une situation par le bon sens humain, l’absence complète de flexibilité, voilà ce qui me déprimait vraiment […] Il n’y avait rien de cohérent à Guantánamo, rien de logique auquel se raccrocher12.
La période qui s’étend de janvier 2002 à août 2004 est marquée par le confinement dans cet espace restreint et contraignant, hors du monde et hors du temps. Les détenus sont livrés à eux-mêmes, aux militaires, aux interrogateurs et aux médecins. Ils vivent dans l’angoisse d’être oubliés par le monde extérieur dont ils ne reçoivent aucune nouvelle. Ils ne savent rien de l’intervention américaine en Irak en mars 2003, de l’arrestation de Saddam Hussein en décembre, encore moins du tollé soulevé par leur transfert et leur détention, du scandale des tortures à Abou Ghraib en mai 2004, ni rien bien sûr des âpres débats juridiques lancés aux États-Unis sur la question de Guantánamo. Leur seul lien avec l’extérieur et leurs familles se fait grâce au courrier échangé à travers les délégués de la Croix-Rouge – « de vulgaires postiers13 » – et les autorités américaines. Ce courrier est censuré et ne laisse transparaître que les informations d’ordre strictement familial. Dans certains cas, il met plusieurs mois avant d’atteindre les destinataires et tous se lamentent du fait que les interrogateurs l’utilisent comme appât pour soutirer des informations aux détenus. Parmi les autres sources d’anxiété les plus récurrentes figurent la mauvaise qualité de la nourriture, la confiscation des objets personnels, la quasi-absence de récréation, l’absence d’information quant à la durée de la détention, l’absence d’accès aux avocats14. Les contacts avec les gardes et les interrogateurs sont marqués par la violence. Les assauts de l’Extreme Reaction Force (sorte d’escouade d’intervention en cas d’émeute ou d’incident) sont dénoncés par les trois auteurs de manière concordante :
Lorsqu’un détenu, pour une raison ou une autre, refuse de sortir de sa cage, les Américains font entrer les chiens. D’autres fois, pour venir à bout d’un récalcitrant, ils arrivent à cinq géants, en tenue de combat. Casqués, vêtus de gilets pare-balles, équipés de genouillères noires et de boucliers, ils commencent par asperger le détenu de gaz lacrymogène à travers le grillage. Puis ils ouvrent la porte, se jettent sur le type en le coinçant avec un bouclier contre la paroi. Après, c’est la dérouillée générale. Le gars est frappé, mis à terre, ligoté et traîné dehors. Le tout sous les cris et les hurlements des autres détenus15.
Ils vaporisaient le gaz lacrymogène au visage du détenu, ce qui l’envoyait à terre parce qu’il ne pouvait plus respirer ou voir car ses yeux brûlaient de douleur. Cinq d’entre eux entraient avec un bouclier, assaillaient le détenu, l’écrasaient à terre, lui sautaient dessus et l’enchaînaient à terre16.
Enfin, la brutalité des interrogatoires menés par les Américains, mais aussi parfois par les services secrets étrangers, leur caractère répétitif et leur inutilité, sont décriés par tous. Or c’est notamment sur cette question que porte l’inquiétude des organisations de défense des droits de l’homme. En effet, c’est durant l’année 2002 que Washington ébauche un cadre juridique inédit pour ses opérations de détention : les « combattants irréguliers » (unlawful combatants) ne pourront être protégés par les conventions de Genève ; des commissions militaires seront établies pour juger les suspects en dehors de toutes procédures juridiques existantes ; des méthodes dures d’interrogation seront approuvées en haut lieu après que des juristes auront déterminé avec un soin méticuleux jusqu’où l’interrogatoire peut aller dans la maltraitance des détenus sans enfreindre la légalité17. À Guantánamo, les détenus ne sont, bien sûr, pas informés des sauf-conduits signés par Donald Rumsfeld, mais ils ressentent les secousses de ces « évolutions » voulues par Washington :
À la fin 2002, le général Geoffrey Miller reprit le commandement à Guantánamo. La situation s’aggrava de manière dramatique pour nous. Les interrogatoires devinrent plus brutaux, plus fréquents, plus longs18.
C’est là qu’ils commencèrent à serrer les chaînes autour de nos pieds, à passer de la musique très fort durant les interrogations, à raser les barbes et les cheveux, à mettre des gens nus dans les cellules, à confisquer les objets personnels, à introduire les niveaux de coopération, à déplacer les gens toutes les deux heures en les empêchant de dormir, à utiliser l’air conditionné19.
Le général Miller met en place un « système complexe d’incitation à la coopération », où gardiens et interrogateurs travaillent de concert, où les détenus sont « traités à la dure et observés en permanence20 ». L’ère du général Miller, qui va d’octobre 2002 à août 2003, est marquée par l’application à Guantánamo des techniques d’interrogation les plus brutales. Miller les exporte ensuite en Irak. Ce n’est qu’en mai 2004 que s’achève réellement cette sombre période avec l’éclatement du scandale d’Abou Ghraib, dont Miller est tenu en partie responsable par un rapport interne à l’armée américaine21. Les détenus l’ignorent encore, mais le choc des images qui éclaboussent l’armée américaine marque l’entrée dans une nouvelle phase de leur détention. Ils vont dès lors sortir de leur secret et revenir petit à petit au monde. Conséquence directe : les quatre Britanniques et Murat Kurnaz sont les premiers à avoir des entretiens avec des avocats civils en août 2004. Pour eux, il s’agit bien d’« un tournant, un moment décisif22 ». Les avocats leur transmettent des nouvelles du dehors qu’ils retransmettent au plus vite dans les camps, à la criée à travers les blocs et sous peine de représailles :
Six semaines après [l’entrevue avec mon avocat], je retournai au camp 2. Toutes les nouvelles transmises […] avaient déjà circulé dans tous les blocs. Les deux Anglais [Asif Iqbal et Rhuhel Mohammed] avaient fait le reste. Nous étions à nouveau dans le monde ! Nous savions ce qui se passait dehors ! J’ignore combien de détenus ont été envoyés au trou pour avoir crié ces nouvelles23.
Ce n’est qu’après la révélation des abus commis à Abou Ghraib que la lumière commence à se faire sur les méthodes utilisées dans la guerre globale contre le terrorisme. Les militaires eux-mêmes initient les premières enquêtes et dévoilent l’existence de techniques humiliantes appliquées systématiquement dans plusieurs prisons à la fois, en Irak, en Afghanistan et à Guantánamo. En fait, c’est tout le « système Guantánamo24 », dont le centre de détention cubain n’est qu’une partie, qui commence à émerger. Il faudra attendre 2007 pour en savoir plus sur les agissements de la Cia dans ses prisons secrètes d’Europe ou d’ailleurs, mais l’année 2004 marque bien la fin de l’ère du déni et du silence. En quelques semaines, les autorités passent du « cela n’existe pas » au « cela n’existera plus ». Dans le même temps, l’opinion internationale est placée devant un nouveau dilemme : elle ne peut pas se retrancher derrière les « on ne savait pas » d’usage. Comme le note une grande plume du journalisme américain, la soudaine transparence adoptée par les autorités sur cette question est rassurante et inquiétante à la fois :
Rassurante, parce qu’il n’y a que dans un pays encore démocratique que l’on puisse laver en public un linge aussi souillé de sang. Et inquiétante, parce que les délits commis frappent au cœur même de ce qu’est censé être un pays démocratique25.
La torture dans l’Empire
L’abcès est crevé. À partir du tournant d’Abou Ghraib, c’est en effet dans cette « transparence rassurante et inquiétante » que l’histoire de Guantánamo va continuer de s’écrire. Bénéficiant de fuites, la presse américaine rend publics des documents aussi sensibles que des rapports confidentiels de la Croix-Rouge26 et des procès-verbaux d’interrogatoires. Les témoignages publiés font état des mauvais traitements subis par les détenus durant leur parcours précédant leur arrivée, et au cours des deux premières années à Guantánamo. Ils parlent d’électrochocs, d’immersion dans l’eau, de coups à répétition, d’heures passées dans des positions accroupies douloureuses, d’insultes et de menaces contre leurs familles, de harcèlement continu, d’interruptions volontaires de leur cycle de sommeil, d’humiliations culturelles et sexuelles. À la mi-mai 2005, l’hebdomadaire américain Time publie le procès-verbal du terrible passage à la question, en novembre 2002, du détenu saoudien Mohamed al-Qahtani27. Suspecté d’avoir voulu participer aux détournements d’avions du 11 septembre 2001, al-Qahtani subit de graves atteintes à son intégrité physique et mentale. Les récits que nous avons retenus montrent que ces abus étaient connus des détenus avant leur dévoilement par la presse :
Même si les abus et les provocations sexuelles ne nous furent pas infligés, nous sommes sûrs que d’autres y furent soumis. Au début, les gens n’en parlaient pas après coup. Un jour un détenu revint d’interrogation en pleurant et il confia à un autre ce qui était arrivé. Ce dernier trouva cela choquant et en parla à d’autres et ensuite d’autres détenus révélèrent que cela leur était aussi arrivé mais qu’ils avaient eu trop honte pour en parler. Dès lors, tout le monde dans le camp sut que cela arrivait à certaines personnes28.
Il y eut une prière collective pour Mohamed al-Qahtani, un Saoudien, dont nous avions entendu qu’il avait été très, très méchamment assailli29.
De ces témoignages indirects, il ressort que les détenus « les plus dangereux », comme Mohamed al-Qahtani, « sont probablement ceux qui ont subi les pires traitements30 ». Comme l’indique l’organisation Human Rights Watch en introduction de sa compilation de témoignages, les récits « de détenus de moindre valeur [libérés] n’apportent peut-être que peu de lumière sur le traitement des détenus plus importants [toujours détenus31] ». Les informations publiées en août 2007 sur les effroyables techniques d’interrogation mises en œuvre dans les prisons cachées de la Cia sont venues, depuis, confirmer cette impression en soulevant à nouveau, ad nauseam, des débats de partisans et d’adversaires, de juristes pointilleux et de politiciens opportunistes, sur la définition de la torture32… et de bien rares réactions publiques.
Conséquence classique de ces méthodes d’interrogation : les faux aveux. Les détenus britanniques lâchent de faux aveux concernant leur présence aux côtés de Ben Laden sur une vidéo tournée en 2000, alors qu’ils étaient tous trois employés au Royaume-Uni cette année-là33. Moazzam Begg est contraint d’avouer qu’il allait propulser des drones bourrés d’anthrax contre le parlement, accusation qu’il qualifie de « démente34 ». Au vu des sévices infligés à leur client, les avocats d’al-Qahtani ont indiqué qu’il est revenu sur ses aveux puisqu’ils furent « soutirés de force sous la torture35 ». Témoin de la mort par tabassage de deux codétenus sur la base de Bagram, en Afghanistan, Moazzam Begg finit par croire que sa détention de plus de deux ans en parfaite isolation n’est pas motivée par ses propres activités, mais bien pour des raisons purement internes à l’armée américaine. Il reçoit d’ailleurs la visite d’enquêteurs qui lui posent des questions sur ces événements et lui demandent même s’il accepterait de comparaître en tant que témoin lors du procès des responsables. Begg en est conscient : si la justice interne à l’armée fonctionne toujours, elle opère en circuit fermé et constitue une « moquerie de justice » :
C’est quand même un comble que vous me déteniez ici pendant tout ce temps en espérant que je témoigne contre d’autres détenus, alors que les seules personnes contre qui je puisse réellement témoigner sont des soldats américains36.
Que veulent réellement savoir les interrogateurs ? Selon le Département de la Défense, outre d’importants cadres talibans afghans37, Guantánamo renfermerait des personnes liées de près aux attentats qui frappèrent les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1996, un individu directement impliqué dans le financement des attentats du 11 septembre, un garde du corps de Ben Laden, un individu déterminé à commettre des attentats contre des pétroliers dans le Golfe, etc.38. Au vu de l’échec de localisation d’Oussama Ben Laden, il semble évident que les détenus de Guantánamo n’ont pas été en mesure jusqu’à ce jour de fournir des indications déterminantes à ce sujet. De même, jusqu’en 2004 au moins, les interrogateurs n’ont toujours pas réussi à reconstituer la ou les cellules et réseaux terroristes responsables du 11 septembre, puisqu’ils continuent de questionner les détenus à ce sujet pendant des heures : « Où est Oussama ? », « Es-tu membre d’al-Qaida ? », « Es-tu un taliban ? », « Connais-tu Mohammed Atta39 ? », ou encore : « Dis-nous que tu es un combattant40 ». D’autres enquêtes semblent également menées sur les activités financières et opérationnelles d’al-Qaida, comme l’infiltration de certains gouvernements d’Afrique subsaharienne par l’entremise d’organisations caritatives comme la Jamaat-i tabligh pakistanaise41. On demande aussi aux détenus s’ils ont « vu des ordinateurs portables, des explosifs, des armes chimiques, des tonneaux ou containers métalliques recouverts de têtes de morts ou de signaux de danger, des fragments de missiles, des restes de munitions et quiconque avec des téléphones satellites42. » D’autres soupçons de complots sont révélés, comme celui, déjà mentionné, d’une attaque du parlement avec des drones remplis d’anthrax. À la fin 2004, des interrogateurs informent Moazzam Begg de l’imminence d’un « événement de grande ampleur qui va se dérouler en Grande-Bretagne43. » S’agit-il des attentats qui se produiront huit mois plus tard, en juillet 2005, à Londres ? Des attaques contre des avions de lignes déjouées par Scotland Yard en août 2006 ? De celles qui ont été évitées à Londres et Glasgow en juillet 2007 ? Ou un simple coup de bluff, comme le suppose Moazzam Begg ? D’après le général Jay Hood, responsable de Guantánamo de 2004 à 2006, certains détenus de Guantánamo auraient donné des informations cruciales sur les individus impliqués dans les attentats qui causèrent la mort de cinquante-deux personnes à Londres en 200544. Quant à lui, le directeur de la Cia, Michael Hayden, a affirmé que le « programme » de détention cachée mené par son agence a permis de déjouer « au moins dix attentats commandités par al-Qaida, dont trois aux États-Unis45 ». Malgré le peu de fiabilité des informations obtenues par la coercition et l’échec du démantèlement du haut commandement d’al-Qaida, il n’est pas permis d’affirmer que certains « aveux » extorqués à Guantánamo et dans les prisons cachées n’ont pas effectivement aidé à déjouer des attentats de grande ampleur. Cette probabilité nous renvoie à la question « morale et éthique » qui accompagne de tout temps les dilemmes posés par la torture :
Si l’homme retenu prisonnier sait qui perpétrera un prochain attentat contre des civils et où, doit-on le laisser garder son secret46 ?
Les témoignages choisis révèlent un problème plus profond encore. Car si ces ex-détenus n’ont finalement rien d’autre à se reprocher que de s’être trouvés « au mauvais endroit et au mauvais moment », comment justifier les abus qu’ils ont subis ? Les faux aveux qu’ils font à Guantánamo en sont pour eux la preuve : dans leur cas, l’essentiel n’est pas dans le renseignement. Faut-il dès lors y voir à nouveau l’expression d’une politique de la torture devenue systémique, dont le but est « la domination de l’homme sur l’homme » et la reconnaissance par la victime de son bourreau comme « maître et possesseur de sa parole, c’est-à-dire de son humanité47 » ? Faut-il y voir encore l’aboutissement d’un nouveau pouvoir de nature hobbesienne, qui se targue lui-même d’établir un New Paradigm et qui professerait que
devant des guerriers sans scrupules, il faut également retrouver les vertus païennes, celles du guerrier, et traiter ceux qui se placent en dehors des lois comme des bêtes malfaisantes qu’il s’agit d’éliminer purement et simplement avant qu’ils ne vous éliminent48 ?
Les interrogateurs n’étant plus intéressés aux « renseignements » qu’ils peuvent leur soutirer, ni à obtenir leurs « aveux », les détenus pensent que les interrogatoires servent à former de nouveaux interrogateurs49. Ils soupçonnent la mise au point d’un système qui consiste « en une démoralisation constante50 » et qui au bout du compte ne fonctionne plus que dans le but d’atteindre les causes profondes de la guerre et un de ses nerfs les plus sensibles : l’islam. Questionné sur les liens entre les associations caritatives musulmanes pour lesquelles il a travaillé et al-Qaida, Moazzam Begg rétorque à son interrogateur :
Ce que vous voulez vraiment dire – mais sans oser le dire – est que le seul lien existant entre les organisations caritatives, les groupes missionnaires, les militants et al-Qaida, c’est l’islam. Ce que vous faites donc, c’est d’enquêter sur 1, 6 milliard de combattants ennemis potentiels. Bonne chance51.
L’islam en cage
Est-ce donc l’islam qui est visé par la détention indéfinie sans jugement ? Guantánamo a-t-il contribué à radicaliser les détenus, et, par-delà, les « masses musulmanes » ? Égale-t-il la question palestinienne comme cause symbolique de ralliement des islamistes radicaux ?
En mars 2006, la presse américaine publiait les images des chaises spéciales sur lesquelles les détenus en grève de la faim étaient attachés et nourris de force à l’aide de tubes naso-gastriques. En juin de la même année, trois détenus se suicidaient et la presse en était informée immédiatement. Enfin, en juin 2007, un autre détenu se donnait la mort et les autorités militaires renoncèrent à qualifier ce suicide « d’acte de guerre asymétrique » comme elles le firent lors des premiers décès. L’annonce de ces trois événements se fit apparemment dans la plus grande transparence. Et pourtant il n’y eut, de par le monde et en particulier au Moyen-Orient, aucun débordement, aucune réaction intempestive. Triomphe de la politique de transparence ? Banalisation de l’événement par la surinformation ?
Si l’on en croit les témoignages des ex-détenus, il semble que ce sont les abus ou gestes considérés comme des atteintes à la religion, bien plus que les tortures subies par les détenus, qui provoquent les réactions les plus vives à Guantánamo même :
Selon ce que [le détenu saoudien] dit, les Américains l’ont attaché sur une chaise, lui ont mis un drapeau américain sur une épaule, un drapeau israélien sur l’autre, et ils ont écrasé le Coran devant lui. Aussitôt, le bloc est en ébullition. La nouvelle de la profanation se répand comme une traînée de poudre. Bientôt, c’est dans tout le camp que gronde la révolte. Certains blocs décrètent la grève de la faim52.
C’était comme si la foudre était tombée dans un zoo : d’aucuns essaient d’enfoncer les portes, d’autres les secouent, tentent d’arracher les grillages à mains nues ou y mordent. Le garde prend peur. Il laisse le Coran par terre et s’enfuit […] La révolte se propage comme un feu dans tous les autres blocs53.
Selon un autre témoignage, les abus ressentis comme des atteintes à la religion étaient intentionnellement commis pour « causer le plus de souffrance possible54 ». L’islam est le seul dénominateur commun entre les détenus car sinon, « personne dans le camp ne s’occupe de ce que l’autre a fait ou n’a pas fait55 ». Il en va de même dans les pays musulmans : peu se soucient du sort des détenus de Guantánamo, mais en revanche, si des abus contre l’islam y sont perpétrés, les réactions peuvent être très vives. En mai 2005, la publication d’un article de Newsweek sur la profanation du Coran à Guantánamo provoque de violentes émeutes à Kaboul, au Pakistan et à Gaza. Face à ces événements, les mesures prises par les militaires américains dès l’ouverture de Guantánamo (distribution de Corans justement, de tapis de prière, cuisine hallal, etc.) ne pèsent pas lourd. En revanche, les grèves de la faim ou les suicides qui se sont succédé à Guantánamo ne sont pas parvenus à soulever les « masses musulmanes » et à les solidariser de la même manière qu’une rumeur de « profanation » du Coran. Il semblerait bien que suicides et grèves de la faim soient plutôt motivés par d’autres raisons, comme le désespoir, la dépression ou une logique autodestructrice poussée à son comble. Guantánamo n’a pas atteint, dans l’opinion publique des pays musulmans, le niveau symbolique que revêt la question palestinienne, pas plus d’ailleurs que la torture, l’absence de garanties judiciaires et la détention secrète n’ont soulevé l’opinion publique des États occidentaux. Or pour qui le « système Guantánamo » revêt-il la valeur symbolique la plus néfaste, si ce n’est pour l’État de droit qui l’a pensé, et nos sociétés démocratiques en général ?
Aux yeux des musulmans, les détenus de Guantánamo ne sont pas des martyrs. À la lecture des témoignages, on prend la mesure de toute la diversité des destins reclus à Cuba. En choisissant de se rendre en Afghanistan, en amont de leur arrestation, certains avaient probablement déjà fait le choix d’une extraction radicale et définitive de leur milieu social pour différentes raisons. Exclus dans leur société d’origine par une intégration échouée (les banlieusards d’Europe), une répression constante (les ouïghours de Chine) ou par un establishment politico-religieux dans lequel ils ne se reconnaissaient plus (les Saoudiens), ils ont peut-être été attirés par un islam aussi radical que marginal en s’inscrivant dans un « parcours de rupture56 ». Si l’Afghanistan des talibans, une des seules terres de réalisation possible du daar al-islam, figurait au bout de leur voyage vers le pays de l’islam idéalisé, c’est finalement Guantánamo, « espace » lui aussi situé à la marge du droit international, qui apparaît comme l’ultime plage ou le buttoir de ces choix personnels, le lieu d’une « quasi-mort sociale ». Comme toute prison, Guantánamo représente une coupure du monde et une rupture d’avec l’environnement familial et culturel. L’échange chaotique de courrier, voire l’absence totale de communication, marque profondément l’expérience affective des détenus57. La distance et la situation de non-droit accentuent encore cette fracture, tandis que la dimension internationale de la question de Guantánamo apporte une épaisseur nouvelle à un problème devenu fort complexe dans les sociétés occidentales : celui de l’islam en prison, déjà fort brillamment exposé dans le cas français58. Au même titre que d’autres prisons, le « bagne du bout du monde » a la faculté de devenir un sanctuaire où les détenus repensent leur religion vécue « comme un moyen de désamorcer la mort, de se dépayser59 ». Certains peuvent y vivre leur détention « comme ce moment décisif où l’on porte un regard rétrospectif sur son existence afin de la réengager, avec l’aide de l’islam, sur la voie de la droiture60 » : c’est la voie choisie par nos quatre « Européens ». D’autres en font l’étape ultime de la cause jihadiste. Enfin, à ce jour, quatre d’entre eux ont choisi de s’y donner la mort.
Par-delà ces schémas explicatifs, la multitude des profils de détenus permet de réfuter toutes les généralisations dont sont objet les individus internés à Guantánamo. Les témoignages font en effet état de plusieurs degrés de religiosité et d’engagement politique. Nizar Sassi, Murat Kurnaz, les frères Iqbal et Rhuhel Mohammed sont des musulmans peu politisés dont la détention à Guantánamo renforce finalement la piété pacifique. Moazzam Begg se présente comme un intellectuel islamiste modéré, qui condamne fermement tout recours à la violence. Leurs témoignages sont imprégnés d’un souci de critique pondérée et de démarcation d’avec les éléments les plus radicalisés :
Au fil de mes déménagements de cage en cage, je vais rencontrer beaucoup de ces combattants. Comme Slimane [détenu danois libéré en 2004], ils endurent leur détention avec détermination. Ils ont été pris. Pour eux, cela fait partie du jeu. Ils ne savent pas combien de temps ils resteront derrière les barreaux. Mais ils savent déjà ce qu’ils feront à la seconde où ils seront libérés. Ils reprendront les armes. Avec eux, je prends garde à ne pas me laisser embarquer sur le terrain de la guerre sainte61.
Si Guantánamo n’a pas forcément contribué à radicaliser tous les détenus, il a offert aux plus radicaux d’entre eux l’occasion de pousser leur logique jusqu’au bout. Certains, en particulier des individus d’origine saoudienne ou d’anciens cadres talibans afghans, ont pu acquérir le statut de leaders et, à un certain stade, entrer en négociations avec les autorités détentrices. Un compte rendu crédible fait état de réunions au sommet entre ces leaders et les responsables de Guantánamo pour discuter du respect du Coran, de la « circulation de livres religieux parmi les détenus et des solutions à trouver aux problèmes créés par les gardes62 ». Organisés en une véritable hiérarchie, ces leaders charismatiques ont visiblement pu exercer une influence sur leurs codétenus, les guider religieusement, et même prendre des décisions opérationnelles, comme par exemple celle de s’engager dans une grève de la faim :
Notre système de commandement fonctionnait. Les hommes qui étaient nos émirs officiels étaient régulièrement envoyés en isolation. Par contre, l’homme que nous avions déjà du temps du Camp X-Ray élu comme notre commandant, demeura l’émir, sans que les Américains n’en sachent rien. Très peu de détenus savaient qu’il était l’émir. Je le sais. Je ne dirai pas son nom. Car il est encore à Guantánamo, et il reste le commandant de tous les détenus63.
Il semble qu’en l’absence d’imams appointés par les autorités64, de tout programme éducatif et d’accès aux sources d’information ou d’alimentation intellectuelle, Guantánamo offre un terrain propice à la da’wa, au prosélytisme islamique. Comme dans une prison française, là où c’est possible, des discussions « sur les thématiques existentielles vont bon train65 », comme par exemple entre l’islamiste Moazzam Begg, le « blanc » australien converti à l’islam David Hicks et le fondamentaliste yéménite Othman al-Harbi, qui déclare être d’al-Qaida et connaître personnellement Ben Laden. Entre eux, ils débattent sur des questions comme le déclin de la civilisation musulmane, le rôle de la technologie, la séparation de l’Église et de l’État en occident ou la rotondité de la terre. Quand Hicks, qui aime parler « de son passé de coureur de rodéo et d’écorcheur de kangourous66 », annonce qu’il renonce à la pratique de l’islam, il est immédiatement « excommunié publiquement67 » par le Yéménite al-Harbi. De par sa connaissance du Coran, ce dernier devient une référence pour les autres détenus, un « leader, dynamique et intellectuel », auquel ils posent des questions « sur le droit islamique, l’histoire, la politique, l’ingénierie, l’industrie du pétrole, ou même encore les mouvements astronomiques des corps célestes68 » et demandent aussi d’interpréter leurs rêves.
À Guantánamo comme dans beaucoup de zones de non-droit, les islamistes radicaux profitent d’un vide juridique, intellectuel et moral pour passer leur message malgré la difficulté de communiquer. Attestée par les témoignages choisis, la présence de da’wa à Guantánamo n’implique pas automatiquement une radicalisation des détenus. Après sa libération, Nizar Sassi déclare qu’il n’est « pas plus religieux qu’avant69 », Murat Kurnaz dit qu’il est « toujours le même70 », Moazzam Begg apporte son soutien aux campagnes organisées par Amnesty International en se battant aux côtés des gens qui, dans son pays, « se soucient et s’engagent pour la justice, et ils ne sont pas tous musulmans71 ». Les autres détenus britanniques libérés annoncent à la fin du documentaire The road to Guantánamo qu’ils ont juste appris à être de bons musulmans après l’amer constat de tout « le mal que l’homme peut faire à l’homme ». Ainsi, ceux pour qui l’après-Guantánamo a commencé ne se sont pas forcément inscrits dans une attitude de haine radicalisée contre leurs geôliers américains et les gouvernements des pays où ils vivent. En revanche, comme le montre le cas de Moazzem Begg, l’expérience de Guantánamo peut les engager sur la voie d’un discours islamiste qui rend l’Occident et ses dirigeants responsables de la spirale de violence engagée. Cet islamisme-là, non violent, intellectuel, nourri d’une expérience d’injustice aussi profonde que Guantánamo, n’a sans doute pas fini de soulever des questions essentielles pour les sociétés démocratiques :
Quand des gardes américains à Guantánamo m’ont dit qu’il y avait eu des manifestations massives contre la guerre à Londres, j’étais fier qu’elles aient eu lieu dans les rues du pays que j’appelle ma patrie […] J’aimerais pouvoir dire que je suis fier d’être britannique de la même manière que je suis fier d’être musulman. Mais seul le temps jugera72.
Guantánamo, et après?
À cette date, quelque 340 individus restent encore détenus à Guantánamo. Depuis l’ouverture du camp, à peu près le même nombre d’individus a été rapatrié dans leur pays d’origine. Des questions fondamentales se posent aux États-Unis dans la perspective d’une fermeture de Guantánamo. Il y a d’abord les problèmes de légalité : le statut des détenus et le processus des commissions militaires sont, depuis toujours, l’objet d’âpres débats juridiques qui interpellent les plus hautes sphères décisionnelles et retardent même les processus de rapatriement de manière dramatique. Ainsi, une centaine de détenus seraient depuis longtemps prêts à rentrer chez eux mais toujours retenus à Guantánamo pour des questions diplomatiques. Si de nombreuses et régulières libérations ont eu lieu durant les deux dernières années, elles ont toutes été le fruit de négociations et non de décisions purement juridiques. Certains détenus innocentés ne peuvent en effet être renvoyés chez eux où ils risquent de graves représailles de la part de leurs gouvernements, pour des faits antérieurs à Guantánamo ou justement pour le soupçon que cette détention extrajudiciaire a éveillé sur eux. D’autres États ont de trop mauvaises relations avec les États-Unis pour accepter d’entrer en négociation. D’autres encore, comme la Syrie ou l’Égypte, sont fortement soupçonnés d’avoir servi de tortionnaires sous-traités contre des suspects livrés par les États-Unis73. À ce jour, seule l’Albanie a accepté d’accueillir des détenus au goutte-à-goutte et de leur garantir le statut de réfugiés. Il suffit de se pencher sur le cas de l’Australien David Hicks pour comprendre à quel point de tels transferts sont l’objet d’âpres négociations diplomatiques qui visent à sauvegarder l’image des États-Unis autant que les intérêts des États tiers, même lorsqu’il s’agit, comme en l’occurrence, d’un très proche allié74.
De plus, il semblerait que Guantánamo ait été pensé pour durer. Pas plus tard qu’en septembre 2007, le Département de la Défense annonçait officiellement le nouveau transfert d’un détenu afghan vers Guantánamo. En octobre 2006, quatorze nouveaux détenus, tous de « grande valeur », avaient été envoyés à Cuba du fin fond des prisons cachées de la Cia. La presse a déjà publié de graves allégations de torture sur le programme secret de la Cia, initié après le 11 septembre, dans lequel des individus suspectés de terrorisme comme l’Égyptien Khaled Sheikh Mohammed ont été détenus dans des « caches noires » – des prisons secrètes situées en dehors des États-Unis – où ils ont subi des traitements exceptionnellement durs75. On ignore combien de détenus sont encore cachés de la sorte, en attente de transfert vers Guantánamo, mais il est sûr que tout y est mis en place pour les accueillir. Le camp 6, qui a été inauguré au mois d’août 2006, a coûté 37 millions de dollars. Il s’agit d’une véritable prison « supermax », semblable à celles dont se dotent certains États américains pour isoler leurs condamnés à mort.
On peut donc s’attendre à ce que des suspects continuent d’être transférés vers Guantánamo, d’y être détenus et interrogés, voire d’y mourir – par suicide ou finalement de maladie ou de vieillesse. C’est à cette réalité que doit vraisemblablement se résigner l’opinion publique. Or l’essoufflement des manifestations populaires et médiatiques contre les dérives de la guerre contre le terrorisme est inversement proportionnel à l’intensification des combats sur le terrain, en Irak ou en Afghanistan notamment. De même, la transparence avec laquelle la plupart des abus commis dans cette guerre sont révélés quotidiennement a tendance à diluer leur gravité et à démobiliser ceux qui s’y opposent.
En ce sens, les témoignages des ex-détenus de Guantánamo peuvent être lus comme de nouveaux exemples de la « transparence rassurante et inquiétante » avec laquelle la guerre continue d’être menée. Mais leur importance réside au-delà de la dénonciation immédiate qui ne produit aucun effet. En participant à la constitution d’une mémoire quasi simultanée à l’événement Guantánamo, ils préfigurent les débats politiques et historiques à venir. Dans ces débats, la question de la torture et de la détention sans jugement devra être soulevée, et il est probable que le point de vue d’islamistes modérés, opposés à la violence et dénonciateurs de griefs bien réels commis par des États de droit occidentaux, devra être mieux écouté.
- *.
Du même auteur, voir dans Esprit : « Le méridien de Guantánamo », mai 2007.
- 1.
Voir Philippe Bolopion, Guantánamo. Le bagne du bout du monde, Paris, La Découverte, 2004, p. 179.
- 2.
Composite Statement: Detention in Afghanistan and Guantánamo Bay, juillet 2004, disponible sur le site internet www.ccr-ny.org/v2/reports/docs/Gitmo-compositestatementFINAL23july04.pdf, consulté pour la dernière fois en août 2007. C’est sur la base de ce récit que repose l’excellent documentaire des réalisateurs britanniques Michael Winterbottom et Mat Whitecross, The Road to Guantánamo, Tipton Film Limited, 2006.
- 3.
Moazzam Begg, Enemy Combatant. My detention at Kandahar, Bagram and Guantánamo, Londres, The New Press, 2005 ; Nizar Sassi, Prisonnier 325, camp Delta : de Vénissieux à Guantánamo, Paris, Denoël, 2006 ; Murat M. Kurnaz, Fünf Jahre meines Lebens. Ein Bericht aus Guantánamo, Berlin, Rowohlt, 2007 (c’est nous qui traduisons de l’anglais et de l’allemand).
- 4.
N. Sassi, Prisonner 325, camp Delta…, op. cit., p. 7.
- 5.
Lire à ce sujet la mise au point dans : Olivier Le Cour Grandmaison, Gilles Lhuilier et Jérôme Valluy (sous la dir. de), le Retour des camps ? Sangatte, Lampedusa, Guantánamo, Paris, Autrement, 2007.
- 6.
Lire à ce sujet la comparaison établie entre la couverture médiatique et historique de la guerre du Vietnam par les États-Unis et celle de la guerre d’Algérie par la France, dans Benjamin Stora, Imaginaires de guerre : les images dans les guerres d’Algérie et du Viêt Nam, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2004.
- 7.
Selon la définition donnée sur le site officiel de Guantánamo à l’adresse www.cnic.navy.mil/guantanamo/index.htm, consulté pour la dernière fois en août 2007.
- 8.
Au total, il y aurait eu une cinquantaine de nationalités représentées à Guantánamo, selon la liste des 759 détenus publiée par le Départememt de la Défense en mai 2006, voir www.defenselink.mil/news/May2006/d20060515%20List.pdf, consulté pour la dernière fois en août 2007.
- 9.
M. Kurnaz, Fünf Jahre meines Lebens…, op. cit., p. 95 et 113.
- 10.
N. Sassi, Prisonner 325, camp Delta…, op. cit., p. 121.
- 11.
M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 194.
- 12.
Ibid., p. 225-226.
- 13.
Ibid., p. 248.
- 14.
Cette liste est établie par M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 226.
- 15.
N. Sassi, Prisonner 325, camp Delta…, op. cit., p. 133.
- 16.
Composite Statement: Detention in Afghanistan and Guantánamo Bay, op. cit., p. 106.
- 17.
Ces méthodes ont été listées dans un rapport confidentiel du 4 avril 2003 rendu public par le Département de la Défense : Working Group Report on Detainee Interrogations in the Global War on Terrorism :Assessment of Legal, Historical, Policy and Operational Considerations, disponible à l’adresse : www.defenselink.mil/news/Jun2004/d20040622doc8.pdf, consulté pour la dernière fois en août 2007.
- 18.
M. Kurnaz, Fünf Jahre meines Lebens…, op. cit., p. 185.
- 19.
Composite Statement: Detention in Afghanistan and Guantánamo Bay, op. cit., p. 54.
- 20.
P. Bolopion, Guantánamo. Le bagne du bout du monde, op. cit., p. 151.
- 21.
Voir le rapport établi par le général Antonio Taguba, www.globalsecurity.org/intell/library/reports/2004/800-mp-bde.htm, consulté pour la dernière fois en août 2007.
- 22.
M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 267.
- 23.
M. Kurnaz, Fünf Jahre meines Lebens…, op. cit., p. 223.
- 24.
Expression utilisée par les journalistes Uli Rauss et Oliver Schröm dans la postface du livre de M. Kurnaz, Fünf Jahre meines Lebens…, op. cit., p. 285.
- 25.
Andrew Sullivan, « C’est aussi ma faute à moi », cité à partir du New York Times, dans Courrier International, n° 745, 10-16 février 2004, p. 42.
- 26.
Le New York Times publia en novembre 2004 des extraits d’un mémo interne fondé sur un rapport confidentiel accablant du Comité international de la Croix-Rouge (Cicr) transmis aux autorités responsables en juillet 2004. En août 2007, le New Yorker cite une source anonyme qui a pris connaissance d’un rapport du Cicr sur les prisons secrètes de la Cia.
- 27.
Le procès-verbal complet de cet interrogatoire est disponible à l’adresse www.time.com/time/2006/log/log.pdf, consulté pour la dernière fois en août 2007.
- 28.
Composite Statement: Detention in Afghanistan and Guantánamo Bay, op. cit., p. 55.
- 29.
M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 315.
- 30.
P. Bolopion, Guantánamo. Le bagne du bout du monde, op. cit., p. 179.
- 31.
Human Rights Watch, Guantánamo : Detainee Accounts, février 2004, disponible à l’adresse hrw.org/backgrounder/usa/gitmo1004/, consulté pour la dernière fois en août 2007.
- 32.
Jane Mayer, “The Black Sites. À Rare Look Inside the Cia’s Secret Interrogation Programm”, dans The New Yorker, 13 août 2007.
- 33.
Composite Statement: Detention in Afghanistan and Guantánamo Bay, op. cit., p. 71.
- 34.
M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 327.
- 35.
Leigh Sales, Detainee 002… The Case of David Hicks, Melbourne University Press, 2007, p. 151.
- 36.
M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 259.
- 37.
Énumérés par John Daly, “Who’s who at Guantánamo Bay”, International Relations and Security Network, Zurich, 24 septembre 2004, disponible à l’adresse www.isn.ethz.ch/news/sw/details_print.cfm?id=9761, consulté pour la dernière fois en août 2007.
- 38.
Voir www.defenselink.mil/news/Apr2004/d20040406gua.pdf, consulté pour la dernière fois en août 2007.
- 39.
M. Kurnaz, Fünf Jahre meines Lebens…, op. cit., p. 47.
- 40.
Composite Statement: Detention in Afghanistan and Guantánamo Bay, op. cit., p. 32.
- 41.
M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 339.
- 42.
Composite Statement: Detention in Afghanistan and Guantánamo Bay, op. cit., p. 61-62.
- 43.
M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 342.
- 44.
Voir “Guantánamo inmates ‘helped with London Bombs Inquiry’”, disponible à l’adresse www.timesonline.co.uk/tol/news/uk/article715263.ece, consulté pour la dernière fois en août 2007.
- 45.
J. Mayer, “The Black Sites…”, art. cité, p. 9.
- 46.
Frédéric Encel, Géopolitique de l’Apocalypse, Paris, Flammarion, 2003, p. 102-103.
- 47.
Pierre Vidal-Naquet, la Torture dans la république. Essai d’histoire et de politique contemporaine (1954-1962), Paris, Maspéro, 1972, p. 8-9.
- 48.
Pierre Hassner, la Terreur et l’empire, Paris, Le Seuil, 2003, p. 388.
- 49.
Composite Statement: Detention in Afghanistan and Guantánamo Bay, op. cit., p. 61.
- 50.
M. Kurnaz, Fünf Jahre meines Lebens…, op. cit., p. 145.
- 51.
M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 339.
- 52.
N. Sassi, Prisonner 325, camp Delta…, op. cit., p. 172.
- 53.
M. Kurnaz, Fünf Jahre meines Lebens…, op. cit., p. 148.
- 54.
Composite Statement: Detention in Afghanistan and Guantánamo Bay, op. cit., p. 27.
- 55.
N. Sassi, Prisonner 325, camp Delta…, op. cit., p. 132.
- 56.
Olivier Roy, l’Islam mondialisé, Paris, Le Seuil, 2002, p. 26.
- 57.
Depuis 2002, seul l’Australien David Hicks, rapatrié depuis, a pu recevoir la visite de ses proches. Voir L. Sales, Detainee 002…, op. cit., p. 172-173.
- 58.
Farhad F. Khosrokhavar, l’Islam dans les prisons, Paris, Balland, 2004.
- 59.
Ibid., p. 84.
- 60.
Ibid., p. 90.
- 61.
N. Sassi, Prisonner 325, camp Delta…, op. cit., p. 131-132.
- 62.
Tim Golden, “The Battle for Guantánamo”, dans The New York Times, 17 septembre 2006.
- 63.
M. Kurnaz, Fünf Jahre meines Lebens…, op. cit., p. 154-155. D’après l’article de T. Golden mentionné plus haut, les Saoudiens Shaker Aamer (un ami de M. Begg qui a toujours nié toute implication dans des actions terroristes) et Ghassan el-Sharbi (accusé d’avoir préparé des bombes contre les forces coalisées en Afghanistan) pourraient avoir joué ce rôle d’émir.
- 64.
En septembre 2003, le deuxième aumônier appointé par le Pentagone pour Guantánamo, le capitaine Yee, est arrêté et accusé par le général Miller d’espionnage au profit d’un pays ennemi. Il passera soixante-seize jours en isolation et ressortira innocenté et écœuré. Voir P. Bolopion, Guantánamo. Le bagne du bout du monde, op. cit., p. 107.
- 65.
F. Khosrokhavar, l’Islam dans les prisons, op. cit., p. 84.
- 66.
M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 303.
- 67.
Ibid., p. 313.
- 68.
Ibid., p. 311.
- 69.
N. Sassi, Prisonner 325, camp Delta…, op. cit., p. 210.
- 70.
M. Kurnaz, Fünf Jahre meines Lebens…, op. cit., p. 255.
- 71.
M. Begg, Enemy Combatant. My detention…, op. cit., p. 393.
- 72.
Ibid., p. 393.
- 73.
C’est le cas du Canadien Maher Arar qui fut déporté des États-Unis vers la Syrie et aurait été torturé à Damas en septembre 2002, et de l’Australien Mamdouh Habib envoyé en Égypte pour interrogation (voir L. Sales, Detainee 002…, op. cit., p. 191).
- 74.
L. Sales, Detainee 002…, op. cit.
- 75.
J. Mayer, “The Black Sites…”, art. cité.