3. Madame Sans-Gêne à la Concorde
On attendait Bonaparte, ce fut Madame Sans-Gêne. Nicolas Sarkozy a voté à midi et demi dans « l’école maternelle » de l’île de la Jatte à Neuillysur-Seine, dont il a été maire, accompagnée de ses deux belles-filles. On a insisté lourdement : « C’est dans une maternelle qu’il a voté. » Ces écoles sont inscrites sur la liste des bureaux de vote. D’habitude, on dit simplement « bureau de vote », ou « école », sans spécifier. Là, on a beaucoup répété « maternelle » (et plus encore aux législatives, 10 et 17 juin). On voulait peut-être, de manière subliminale, rappeler la prise d’otage dans cette autre « école maternelle », rue de la Ferme, à Neuilly, épreuve dont l’image de Nicolas Sarkozy sortit grandie. C’était le 13 mai 1993. Un cinglé cagoulé, se faisant appeler HB (Human Bomb), prit en otage une petite classe en menaçant de se faire sauter avec les enfants. L’attitude du maire fut courageuse, exposant sa personne pour dénouer la crise. Quelques mauvaises langues trouvèrent à redire, mais, en gros, l’effigie du « maire courageux » a traversé le temps, jusque sur l’île de la Jatte, où il avait un bel appartement …
Tout s’accélère vers 17 heures au QG de sa campagne présidentielle, rue d’Enghien, xe arrondissement à Paris, dans un quartier où les immigrés sont nombreux et qui est baptisé par ses habitants : « la petite Turquie » (en Europe ou non ?). La rue d’Enghien rappelle-t-elle Enghien-les-Bains ? Son casino a été rénové par le groupe Lucien Barrière, le même qui a modernisé aussi le Fouquet’s. Ou bien s’agitil du duc d’Enghien, dernier descendant de la maison de Condé, exécuté à 31 ans sur l’ordre du premier consul Bonaparte le 21 mars 1804 ? Sommes-nous avec un flambeur ? Avec un looser fusillé à l’aube dans le fossé de Vincennes ? Ou bien avec un juge suprême qui décide de la vie et de la mort d’autrui ?
Voitures blindées, klaxons, liesse ! Famille (enfants, frère, mère), amis (Besson, Lagardère qui jubile : « c’est le bonheur intégral ! », Minc sous l’ombre tutélaire de Nicolas Sarkozy après la rebuffade chiraquienne de 1995 : « Alain Minc ? Je vous le laisse ! », Raffarin, Doc Gynéco, l’équipe de la campagne …). Il salue et attend les résultats fermes sur les sites étrangers, comme tout le monde. À 18 heures, une « fourchette » lui est nettement favorable : 54 % contre 46 % pour Ségolène Royal (au final : 53, 06 % contre 46, 94 %, avec une forte participation à 84, 77 %). Il se rend salle Gaveau (créée en 1908 par le facteur de piano Gabriel Gaveau, représentatif du savoir-faire des entreprises familiales françaises, comme Nicolas Sarkozy les affectionne), dans le viiie arrondissement, celui des Champs-Élysées, du Fouquet’s, du ministère de l’Intérieur et du palais de l’Élysée. On appelle « périmètre sacré » cette aire qui comprend le palais présidentiel, l’Intérieur et les ambassades de l’avenue Gabriel rive droite, et le Quai d’Orsay, le palais Bourbon rive gauche. Le viiie est un quartier chic, avec galeries et salons de thé, et son grand jardin public où batifolait la jeune Gilberte aux yeux verts d’À la recherche du temps perdu.
C’est salle Gaveau qu’il est officiellement promu président, au terme d’un compte à rebours collectif (« dix ! neuf ! huit ! sept !… ») qui s’achève dans un tonnerre d’applaudissements et de cris. Il demeure sur place trois quarts d’heure. Il congratule, pouce de la victoire levé et, à 20 h 25, prononce son premier discours de président. Un beau discours du reste, où il déclare son amour pour la France et promet d’être « le président de tous les Français ». Il félicite rapidement Ségolène Royal (« Ma pensée va à Madame Royal. Je veux lui dire que j’ai du respect pour elle et pour ses idées dans lesquelles tant de Français se sont reconnus ») et il revient à ses promesses :
Je veux réhabiliter le travail, l’autorité, la morale, le respect, le mérite. Je veux remettre à l’honneur la nation et l’identité nationale. Je veux rendre aux Français la fierté d’être français. Je veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de soi, et la concurrence des mémoires qui nourrit la haine des autres.
L’Europe, les États-Unis, l’Afrique, la Méditerranée, tous sont invités
à la tolérance, à la liberté, à la démocratie et à l’humanisme … Vive la République ! Vive la France !
Vite, le nouveau président repart avec Cécilia, serre encore des mains, et monte en voiture. Vitre arrière baissée, Nicolas Sarkozy pose la main sur le haut de caisse du véhicule comme un vacancier qui va à la plage, et rejoint le Fouquet’s, rendez-vous des stars et des pipeuls. Internet nous apprend qu’aller au Fouquet’s, ce n’est pas rien. C’est quasiment pénétrer dans l’hôtel de Casino Royal avec James Bond. S’arrêter dans ce « lieu prestigieux au cœur du triangle d’or », avec 107 chambres (« communicantes sur demande ») et suites (jusqu’à 500 m2) avec champagne et caviar, bars, restaurants de luxe, piscine, sauna, hammam, terrasse et parking privé, « c’est s’offrir le cadre intemporel d’une idylle où la tendresse s’est mariée au glamour », nous annonce le site du restaurant. On est loin des bistrots chiraquiens de la Corrèze, du pot avec les potes, et des brasseries bourgeoises autour des palais de la République.
Nicolas Sarkozy traîne deux heures dans ces délices, et rejoint la plèbe joyeuse (beaucoup de jeunes) de la place de la Concorde. Il est 22 h 56, dit le chrono. Johnny Hallyday, qui vient de festoyer, sert de porte-parole inattendu sur la terrasse du Fouquet’s :
Je suis vraiment heureux. C’est un homme d’honneur qui ne peut pas trahir sa famille.
– Vous avez dîné ?
Non, on n’a pas dîné, on a discuté [ …] Il faut quand même se dire que c’est notre nouveau président de la République. Moi, je dirais : Vive la République ! Vive la France !
– Quels ont été vos premiers mots ? Je suis heureux pour toi.
Après ces oracles immortels, il part avec sa femme Laetitia.
D’après l’itinéraire des motos de la presse, le convoi vers la Concorde a dû passer par l’avenue George V, franchir le carrefour de l’Alma, sous lequel la princesse Diana, également poursuivie par des motos, s’est tuée en voiture fin août 1997. Puis il a pris le cours Albert Ier, le cours de la Reine, le quai des Tuileries et il a tourné à gauche pour prendre le souterrain de l’avenue du Général-Lemonnier. C’est l’itinéraire que prend le Tour de France pour sa dernière étape sur les Champs-Élysées : de la dépouille diamantée d’une princesse défunte au maillot jaune … La roue tourne …
Mais, à la différence des coureurs, il a tourné à gauche dans le souterrain pour rejoindre le jardin des Tuileries et revenir à la grille centrale vers l’obélisque et les fontaines de la Concorde. Une vidéo montre le convoi traversant les ténèbres du grand jardin. Quatre voitures noires, phares allumés, roulent dans la nuit obscure. Les pneus doivent crisser sur le gravier. Plan après plan, on jurerait le film d’une histoire maléfique où des mafieux préparent un forfait (James Bond, toujours !).
Juste avant que le président n’apparaisse sur l’estrade illuminée, on entend distinctement une voix d’homme crier : « Les mains en l’air, tout le monde ! » On dirait un ordre policier, ou un gag des Dupondt. En fait, c’est un appel pour lever les bras et applaudir. Le héros est entouré de ministres : Fillion, Alliot-Marie, Douste-Blazy qui, dans l’ombre, étire le cou comme le fait une tortue cherchant la lumière. Le chanteur Faudel serre Nicolas Sarkozy dans ses bras. Enrico Macias fait le pitre avec sa guitare. Mireille Mathieu entame une Marseillaise tonitruante. C’est ringard à souhait. Dans ce brouhaha, Cécilia a le visage grave et l’air un peu absent. Gentiment, pendant l’hymne national, une de ses filles lui pose la main sur l’épaule, comme pour lui soutenir le moral.
23 h 10. Nicolas Sarkozy prononce son deuxième discours :
« Ce soir, c’est la victoire de la France ! [ …] Je serai le président de la République de tous les Français, sans exception. [ …] Je serai le président qui combattra les injustices [ …] mais dans la République que je veux servir, il ne peut pas y avoir de droits sans la contrepartie des devoirs [ …] Je ne vous trahirai pas, je ne vous mentirai pas, je ne vous décevrai pas !
Mireille Mathieu, frange noir corbeau sur le front, entame une chanson. « Allez ! Tous ensemble ! » s’époumone-t-elle, comme à la messe quand personne ne chante parce que le cantique est trop haut, ou inconnu, ou nul. Elle chante seule, accompagnée d’un grognement hésitant :
Que la paix soit sur le monde, pour les cent mille ans qui viennent, donnez-moi mille colombes …
et elle se tait. Personne n’a envie de chanter ces fadaises melliflues. Les têtes sont ailleurs, dans la gloire du vainqueur.
23 h 50 : le tout neuf président quitte la Concorde et retourne au Fouquet’s. Il sera resté trois quarts d’heure dans cette fête en son honneur, mais il aura passé quatre heures dans un bar de luxe avec ses « fidèles » et sa famille. Ce premier contact du président avec « sa » foule a été un rien malotru : trop d’entre-soi dans la famille et dans le « petit clan » (comme dit Proust des Verdurin), pas assez de temps accordé au peuple qui l’a fait roi. Voilà ce qui a cloché, et qu’on a pu lui reprocher. Plus, peut-être, que le fric « claqué à la beauf »?
Madame Sans-Gêne était, dit-on, une brave femme qui a été poussée aux sommets de la hiérarchie sociale, débordante d’arrivisme et de franc-parler. Elle manquait de tact et de diplomatie, mais elle n’avait pas d’autre ambition, par ses travers, que de rester elle-même. Elle ne prétendait pas s’asseoir dans le fauteuil de l’Élysée.