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L'Université de tous les savoirs à l'heure de Wikipédia, de Youtube et des MOOCs

novembre 2013

#Divers

Le projet de l’Université de tous les savoirs, lancé en 2000, prend fin aujourd’hui, du moins dans sa forme actuelle. Yves Michaud explique comment la diffusion massive des savoirs en ligne a changé la donne, et analyse l’avenir de l’esprit généraliste face à l’abondance des contenus disponibles et à la difficulté à « faire le tri ».

Un projet, des objectifs

L’Université de tous les savoirs (Utls) est née d’un projet d’université populaire destinée à accompagner tout au long de l’année 2000 les célébrations du bimillénaire en faisant l’état le plus complet possible des connaissances. Ma contribution consista à donner forme et substance au projet.

La formule que je proposai accordait une place toute particulière aux sciences et aux techniques puisque les sujets scientifiques et techniques constituèrent près des deux tiers des sujets abordés. Cela correspondait à ma conviction de l’importance capitale de ces domaines dans notre vie et dans notre culture.

Le succès des trois cent soixante-six conférences de l’an 2000 (près de deux cent mille spectateurs, sans compter les visionnages sur l’internet qui se comptent par centaines de milliers) fut immense, mais normalement, au 31 décembre 2000, l’aventure devait prendre fin. Quatre volumes sur six avaient été publiés aux éditions Odile Jacob. Il ne restait qu’à achever la publication et fermer.

Le succès de l’opération, non seulement auprès du public mais aussi auprès du monde savant qui avait trouvé là une tribune, conduisit à prolonger l’aventure sous une forme allégée.

Il s’agissait désormais de tenir à jour l’inventaire des connaissances, de le compléter dans les domaines où, malgré les trois cent soixante-six conférences, nous étions restés insuffisants ou absents, ainsi que d’aider ceux qui, ailleurs, auraient envie de nous imiter. Le projet, dans sa simplicité, était en effet déclinable et pouvait être repris. Il y eut ainsi dans les années suivantes des « universités de tous les savoirs » plus ou moins importantes en Hongrie, Corée, Chine, Amérique latine, en France même, et le ministère des Affaires étrangères mit sur pied un programme d’Alembert qui permettait aux postes diplomatiques de monter des projets de ce type avec notre assistance.

Conformément au programme de mise à jour, nous avons donc organisé à Paris à partir de 2001 et jusqu’à fin septembre 2013 des séries de conférences sur des thèmes insuffisamment traités auparavant – la Chine, l’Islam, l’ingénierie, l’environnement, l’égalité et les inégalités, la violence – ou encore, nous avons suivi les développements rapides de la connaissance, notamment dans les domaines de la génétique, de la médecine et de la physique.

Cette formule des « mises à jour » n’avait pas le même attrait que la manifestation mammouth de 2000, mais elle attira régulièrement un public important dans un amphithéâtre qui pouvait accueillir jusqu’à mille personnes.

Cependant, les conditions de diffusion de la connaissance étaient en train de changer. Beaucoup d’institutions, stimulées par notre exemple, s’étaient mises à produire et diffuser des conférences. Le public restait nombreux et fidèle, mais nous voulions avoir un impact social plus important et surtout ne pas nous transformer en université populaire vivant sur son passé.

C’est pourquoi, à partir de 2005, nous avons étendu notre activité à la diffusion de la connaissance dans les lycées en association avec les régions. Le principe était le même, avec une adaptation au jeune public (14 à 18 ans). Les lycées choisissaient les sujets qui les intéressaient et nous organisions la venue d’un conférencier de renom sur la question. Comme il ne s’agissait pas de manifestations publiques et que nous étions très occupés par la réalisation de ces conférences, peu de gens savent que nous avons ainsi organisé à partir de 2006 plus de cent cinquante conférences par an dans des lycées en Aquitaine, Provence-Côte d’Azur, Île-de-France, Auvergne, Nord, etc. L’objectif était de faire découvrir aux lycéens la recherche et des domaines dont ils n’ont pas idée. Une anecdote suffira : nous fûmes assez surpris quand des lycéens d’Auxerre demandèrent un autographe à un grand vulcanologue mais, à y réfléchir un peu, ce n’était pas si étrange – quelle chance avaient ces élèves de rencontrer un jour un chercheur dans ce domaine, leur parlant de son métier et de ses travaux ?

Nous voulions contribuer ainsi à la motivation et à l’orientation des élèves, provoquer des déclics et des découvertes. C’est ainsi que naissent les vocations et que des vies peuvent être changées.

Pourquoi alors arrêter aujourd’hui ?

Pour répondre à cette question, il me faut revenir sur les objectifs que nous nous étions donnés et sur les changements techniques et cognitifs qui se sont produits au cours des quinze dernières années.

L’objectif général de l’Université de tous les savoirs à sa naissance était de diffuser auprès du « public » les connaissances dans leur état le plus actuel en ayant recours aux chercheurs qui élaborent ces connaissances. Derrière cette formulation générale, il y avait en fait trois objectifs particuliers.

Le premier objectif était de réintroduire les sciences et les techniques dans la culture contemporaine, alors que celle-ci est plutôt conçue comme relevant du monde des symboles et des productions artistiques. Nos sociétés reposent sur des savoirs, des appareillages techniques et des processus, et la culture recouvre tous ces instruments de relation avec le milieu et avec autrui. Qu’on songe seulement à l’impact culturel, relationnel, économique et pratique d’un appareil bourré de science on ne peut plus avancée comme un smartphone. Sur ce point, nous avons en partie réussi notre entreprise, ne serait-ce qu’à travers la diffusion importante qu’ont eue nos conférences, que ce soit en live, comme on dit, par diffusion radio et vidéo, ou sous forme de livres.

Le deuxième objectif était de rétablir et de renforcer le lien entre monde de la connaissance et monde des gens ordinaires. Il y a une coupure facile à comprendre entre le monde de la recherche avancée et le public, lequel est, de plus, constitué de catégories d’individus très diverses. Cette coupure est, en bien des sens, normale compte tenu de la spécialisation et de la difficulté de la recherche mais elle peut être plus ou moins grande et dommageable. Sur ce point, notre réussite a été mitigée.

Nous avons en partie réussi ce que nous souhaitions sur le moment, mais ce ne fut pas durable car la médiatisation a repris le dessus. La connaissance s’est, comme tant de choses, pipolisée en même temps qu’elle devenait spectacle ou tombait dans le fait divers : cette année 2013, la chasse au boson de Higgs aura pris des allures d’enquête policière. Pour ne rien dire du fait que des personnages comme les frères Bogdanov passent pour des savants dans les émissions grand public.

Le troisième objectif était de contribuer à améliorer les conditions du débat public sur les controverses scientifiques à fort impact social. Les progrès de la génétique, la connaissance du climat, le recours à l’énergie nucléaire posent des problèmes de société considérables qui concernent la manipulation de la vie et du vivant, les équilibres écologiques, la consommation d’énergie et ses risques, etc. Sur toutes ces questions, nos représentants sont amenés à légiférer et ils ont à le faire en tenant compte aussi des opinions des électeurs. Aussi serait-il bon que des débats civiques approfondis aboutissent à des choix éclairés ou au moins à la perception des enjeux. Lorsque nous avons commencé en 2000, ce type de débat paraissait prometteur et nous pensions y contribuer. Force est de constater que les opinions toutes faites ont repris le dessus, que ce soit en matière d’Ogm, de recherches sur l’embryon, d’euthanasie, de programmes nucléaires ou de consommation. Ce sont des idées politiques et des convictions qui s’affrontent directement et sommairement sur le champ de bataille, avec une charge d’émotion qui fait oublier les enjeux de connaissance. Pour ne donner qu’un exemple, une de mes grandes déceptions fut de constater, lorsque nous avons organisé en 2009 un cycle sur le développement durable, à quel point les tenants de l’écologie étaient peu compétents. Au point qu’on se demandait quelles étaient au fait leurs véritables motivations. Ici les frères Bogdanov s’appelaient Hulot ou Orru.

En revanche, un objectif qui n’avait pas été prévu au départ a été rempli avec succès par l’Université de tous les savoirs au lycée : au lieu de diffuser le savoir, il s’agissait de le faire découvrir et de le faire aimer, de susciter des vocations et des orientations. Ce n’était pas dans notre projet de l’an 2000 mais c’est devenu un de nos objectifs à partir de 2005 quand nous sommes allés chercher le jeune public là où il est.

L’orientation et la motivation sont, comme on sait, une des anxiétés et un des soucis majeurs des parents. Les modèles proposés aux adolescents sont peu nombreux et simplistes et ils les portent à l’utilité et au cynisme. Entre parenthèses, ce ne sont pas les pitoyables campagnes de « Sauvons la recherche » qui auront amélioré les choses : aucun de ces sympathiques militants n’a, apparemment, réfléchi à quelle image ils donnaient ainsi de leur métier : un métier de crève-la-faim dénoncé par des chômeurs barbus tapant leur mécontentement sur des bidons dans la rue avec des nez de clown…

Sur ce point, à travers plus de sept cents conférences dans les lycées, nous avons réussi. La chose à regretter est que ce soit l’Université de tous les savoirs, une petite association parisienne comptant trois salariés, qui ait eu l’idée puis la charge d’organiser cette sorte d’action en régions, souvent en recourant aux chercheurs des universités locales, alors que les universités et centres de recherche ne cessent de déplorer la crise des vocations étudiantes… Comme quoi le divorce entre science et société n’est pas dû uniquement à l’apathie du public mais aussi à la fermeture sur soi de la recherche.

En regard de ces objectifs, il faut maintenant considérer l’état des techniques de diffusion de la connaissance. Il a considérablement changé entre 2000 et aujourd’hui. Encore le mot « considérablement » est-il faible au point d’être inapproprié. Il vaut mieux dire que les choses ont changé du tout au tout.

La transformation de la diffusion des connaissances

En 2000, les éditeurs des encyclopédies se demandaient s’ils allaient rester sur papier ou passer en version numérique. Ils se demandaient aussi si l’accès aux connaissances allait être payant ou gratuit. Certains entrevoyaient déjà un avenir mirobolant de marché de la connaissance et de vente de produits en ligne en investissant dans des universités virtuelles. Dès l’automne 2000, je fus effectivement contacté par des éditeurs numériques qui voulaient « acheter » l’Utls pour en faire une université, en offrant de payer en actions de leurs entreprises, lesquelles allaient faire faillite lors de l’éclatement de la bulle internet à l’automne 2001… Non seulement je n’allais pas vendre ce dont je n’étais pas propriétaire mais, dès cette époque, je ne pensais pas qu’il y eût un business model pour vendre à très grande échelle de la connaissance.

Il faut se souvenir aussi de l’état des équipements en 2000. Ceux des possesseurs d’ordinateurs qui étaient équipés pour surfer sur l’internet le faisaient à l’aide de modems téléphoniques 56 Ko et les archivages se faisaient sur des CD-roms de 700 Mo… Regarder une vidéo demandait un temps fou avec toujours un risque de coupure pendant le téléchargement. Quant au streaming, à la lecture en direct, il était quasiment impossible. Ce fut le site du magazine Télérama, en phase de démarrage et d’expérimentation, qui nous avait offert d’accueillir les vidéos de nos conférences et c’était pour eux comme pour nous un défi et une expérience. Nous étions, je me souviens, désolés de devoir couper les enregistrements en cinq ou six fichiers pour qu’ils soient téléchargeables en un temps raisonnable – en quoi nous anticipions sans le vouloir les formats de Youtube…

Évidemment, très peu de sites mettaient alors en ligne des conférences comme les nôtres et nous avions le sentiment d’être des précurseurs.

Évidemment aussi Wikipédia et Youtube n’existaient pas. Wikipédia, je le rappelle, naquit en 2000 sur un modèle au départ payant, qui ne fit pas recette, et c’est en mars 2001 que fut adoptée la formule wiki collaborative, qui démarra lentement et sous des avalanches de critiques compte tenu de la qualité très inégale des rubriques. Quant à Youtube, le site naquit en 2005 pour être racheté en septembre 2006 par Google après avoir connu un démarrage fulgurant.

Tout cela pour dire que nous avons commencé notre aventure au moment où le paysage de la diffusion de la connaissance était en train de basculer.

Beaucoup d’institutions nous ont rapidement emboîté le pas, dès que les moyens techniques le permirent : le Collège de France, l’École normale supérieure, la BNF, puis tout le monde ou presque, mais encore une fois il ne faut pas être mégalomane : les conditions techniques ont autant joué en faveur de ce démarrage que notre exemple. Il en fut de même dans un autre domaine, celui de l’édition où l’on vit fleurir dans les années 2000 les collections de vulgarisation reprenant notre formule : « Qu’est-ce que l’univers ? », « Qu’est-ce que la culture ? », etc. Disons que nous avons servi de facilitateur en montrant la voie.

Sauf que celle-ci a changé.

Notre diffusion était gratuite et massive, avec l’aide, rappelons-le, de financements publics. Le succès des cours en ligne ouverts et massifs (en anglais : Massive Open Online Course, Mooc) confirme cette orientation, mais justement la massification a relativisé et noyé notre projet dans un raz de marée d’offres : quel sens peut avoir l’organisation de conférences publiques si le public n’a plus besoin de se déplacer, sinon pour goûter l’atmosphère ou pour voir de près une « vedette » en chair et en os ? Quel sens surtout cela a-t-il si on peut tout trouver ailleurs, dans les fonds et tréfonds du web ?

Une autre raison a pesé encore plus lourd. Notre diffusion était éditée et prescriptive. Je veux dire par là que le label Utls émanait d’une organisation officielle qui lui donnait une autorité, même si par la suite l’Utls est devenue en elle-même une marque. Surtout, le choix des sujets et des intervenants faisait appel à des procédés de sélection et de validation par la communauté savante.

J’ai expliqué dans l’introduction du premier volume, Qu’est-ce que la vie ?1, comment la programmation de la série de l’année 2000 s’était déroulée et j’en redonne les grandes lignes.

Dans la phase préparatoire du programme, j’ai systématiquement interrogé la communauté scientifique et technique, les organismes de recherche et leurs responsables, les chercheurs et spécialistes à titre individuel aussi, en demandant à chacun d’envoyer les suggestions de thèmes et de sujets qu’il leur paraissait indispensable de traiter au sein d’une « encyclopédie » comme celle qui était projetée. Comme la recherche et le savoir ne sont pas seulement l’apanage des milieux qui leur sont institutionnellement consacrés, comme des compétences très diverses sont à l’œuvre dans le monde « non institutionnel et non gouvernemental », qu’il soit économique, associatif, humanitaire, etc., nous avons élargi, dans la mesure du possible (parce que le repérage n’est pas toujours facile), notre enquête aux entreprises, associations, organisations non gouvernementales ou internationales.

Il faut préciser que cette enquête extensive préalable n’eût jamais été possible sans les moyens contemporains de la communication et notamment le courrier électronique.

Une fois que nous avons recueilli environ mille sept cents thèmes de conférences, le tri a été fait par des comités restreints de spécialistes qui ont permis de réduire l’éventail des sujets jusqu’à ce qu’ils correspondent à peu près à la durée du programme. En d’autres termes, nous travaillions encore sur un modèle ancien : nous faisions et éditions les choix avec l’autorité que donne en principe la compétence.

Le bouleversement majeur aura été le changement complet de mode de sélection de la connaissance dans ces nouvelles conditions de diffusion massive.

L’ordre classique de la compétence, c’était « trier puis publier » le plus pertinent et le meilleur. Ce qui a changé du tout au tout, c’est précisément cet ordre : désormais on publie tout – et n’importe quoi – et l’on trie ensuite, ou plutôt ce sont les usagers et consommateurs qui ensuite trient pour eux et entre eux. La prescription ex cathedra existe toujours en termes de personnalités influentes ou à succès, mais elle n’opère plus dans la diffusion du savoir avec la force qu’elle avait et souvent elle n’opère plus du tout. Pour détourner une expression de l’épistémologue anarchiste Paul Feyerabend dans son livre Contre la méthode, aujourd’hui anything goes, « tout va ».

En un sens, c’est une situation déprimante pour le prescripteur éclairé qui voit que le demi-savant, l’imposteur, le vulgarisateur, le chercheur sérieux, voire le grand esprit, se retrouvent sur un pied d’égalité (en général qui plus est sur un plateau de télévision ou sur la scène d’un débat – je me souviens ainsi d’un débat sur les technologies où je me retrouvai à côté de Christiane Taubira qui parlait avec l’autorité qu’on lui connaît de ce qu’elle ne connaît pas).

En un autre, les résultats sont loin d’être catastrophiques : le tri horizontal se fait et il se fait à des niveaux différents selon la difficulté des questions. Wikipédia est une excellente illustration de ce mode de fonctionnement puisque n’importe qui peut proposer une notice mais que cette contribution est ensuite amendée, enrichie, corrigée voire refusée et que les lacunes et défauts sont signalés par les membres de la communauté wiki.

Il est donc délicat de juger catégoriquement la situation. Des spécialistes en sensationnel publient des livres du genre « Internet nous rend idiots », mais c’est loin d’être certain. La masse de savoir disponible, la diversité des points de vue, parfois la richesse de la documentation et de la réflexion sont exceptionnelles si l’on compare avec un passé pas si lointain où l’on était par force limité à quelques spécialistes et quelques ouvrages. Il y a, en ce sens, une « intelligence collective » tout à fait réelle.

En revanche, ce qui fait défaut à cette richesse profuse, c’est l’articulation et l’organisation : tout vient en même temps et sur le même plan et l’usager devient à son tour inarticulé, sauf s’il a la chance d’être déjà articulé par une formation préalable à l’ancienne. J’avais déjà eu des difficultés à donner un ordre à peu près lisible et intelligible aux trois cent soixante-six conférences de l’année 2000 en ne me privant pas d’imaginer des liens hyper textuels entre les sujets abordés, mais les choses ont pris une dimension que je ne pouvais imaginer : tout renvoie à tout. Ce qui fait qu’une programmation aujourd’hui court toujours le risque d’être illisible, soit par excès de compétence, soit par résignation au fourre-tout, et donc de devoir s’appuyer pour faire venir le public sur ce qu’on cherchait précisément à éviter au départ : le sensationnel des sujets, leur actualité et la notoriété des intervenants…

C’est pourquoi il m’a semblé que, dans ces conditions, il valait mieux s’arrêter – au moins sous la formule qui avait jusqu’ici fonctionné et dont nous sommes allés au bout. Ce constat est cependant plus lucide que mélancolique car les perspectives d’avenir enveloppent de nouveaux défis. Je ne veux pas définir le programme d’une post-Utls mais dessiner des orientations possibles et les questions qu’elles soulèvent.

Changer de modèle

En ce qui concerne la diffusion de la connaissance (et son élaboration aussi), j’ai évoqué l’extrême richesse que l’on trouve depuis quelques années sur le net, avec pour contrepartie un manque d’articulation et pour tout dire un grand désordre. Il ne me semble pas possible de revenir à des principes anciens d’articulation hiérarchique : les liens hypertextuels partent par nature dans tous les sens. En revanche, il me semble y avoir place pour des stratégies d’orientation, en relation avec des buts et des besoins bien précis.

Si l’Université de tous les savoirs a constitué une vitrine du savoir francophone, une vitrine de la production culturelle française souvent reconnue comme telle, il me semble qu’elle devrait se voir substituer à l’avenir un portail qui orienterait ceux que cela intéresse dans l’ensemble de ce qui est disponible sur des sites francophones aussi bien privés que publics. En un sens, c’est ce que font Google et Yahoo pour les actualités et il y a, je crois, place pour un site inventoriant et organisant autant que faire se peut les fonds et tréfonds disponibles. Il y a des trésors à exhumer sur des sites difficiles à explorer (je pense à ceux de la Bpi ou de la Bnf) et une équipe éditoriale pourrait faire ce travail d’organisation et de signalisation. Bref, si une Utls devait être reconduite, elle devrait prendre la forme d’un portail virtuel de la culture francophone. Évidemment, cela ne pourrait se faire qu’avec des financements publics parce que les fins sont clairement celles d’une promotion de la culture, voire d’une propagande culturelle – mais la francophonie est un enjeu culturel et politique de cette sorte. J’ai essayé dès les années 2001-2002 de sensibiliser à ce besoin les responsables du ministère des Affaires étrangères, mais rien n’a abouti pour des raisons de lourdeur bureaucratique, de changements incessants des interlocuteurs, de faible sens de l’innovation chez nos responsables politiques et de conflits entre opérateurs veillant jalousement sur leurs ressources. Pourtant, ce n’était pas un projet coûteux.

Comment maintenant réagir à la déculturation ambiante, à supposer même qu’il le faille ? Je précise que je ne donne pas un sens péjoratif à l’idée de déculturation. J’entends en fait par là la perte du sens de la généralité et le confinement dans l’hyperspécialisation et l’hyperactualité. Chacun reste dans son coin avec sa spécialité et les problèmes du moment. Moyennant quoi, ce qui vient à manquer, ce sont l’espace et le temps de la réflexion, ce qui manque aussi c’est le point de vue transversal et transdisciplinaire. Notre effort à l’Utls a visé dès le départ à décloisonner, à réunir des points de vue et des approches différents sur des objets – à rendre possible la réflexion à partir de cette diversité d’approches et en faisant sortir les disciplines de leur isolement. Nous avons même organisé une série spéciale de conférences consacrée aux recherches à l’interface des disciplines. C’est ce que nous avons continué et développé dans les lycées.

Réagir à ce que j’appelle la déculturation n’a pas de sens en lui-même : la culture a pris des formes si différentes au cours des âges et selon les organisations sociales que la situation actuelle en vaut bien d’autres. Il reste que la déculturation peut quand même être un handicap. Elle l’est dans les lycées quand les élèves ne savent pas comment s’orienter faute de vision et n’ont pas de motivation non plus. Elle l’est dans les universités où l’on voit se mettre en place des « cellules d’action culturelle » jusque dans les départements littéraires faute de communication entre les spécialités. Elle l’est dans les entreprises et les administrations où le simplisme des méthodes managériales cause des ravages humains et matériels.

De ce point de vue, une entreprise comme celle de l’Utls continuerait à avoir sa pertinence, mais elle devrait alors revêtir les traits d’une prestation de services voulue et assumée, et donc rémunérée comme telle. C’en est fini de la culture comme cerise sur le gâteau. La culture, avec ce qu’elle apporte d’articulation et d’organisation, est aussi indispensable que les autres services et doit donc être vendue et facturée comme telle. C’était le sens de notre organisation pour assurer les conférences dans les lycées, avec l’aide financière des régions et un peu celle de l’État central. Maintenant, je le répète, le simple bon sens voudrait que les universités prennent en charge ce versant, y compris à destination des publics étudiants en leur sein, au lieu de gaspiller leur argent en mauvaise gestion et en bureaucratie. Pour ce qui est des entreprises, ce genre d’action relève clairement de la formation permanente, secteur sinistré en France malgré une masse financière énorme de près de trente milliards d’euros qui n’est pas perdue pour tout le monde. J’ai souvent pensé que l’Utls aurait pu se transformer en organisme formateur de cette sorte mais cela eût supposé une tout autre organisation, plus lourde, plus entrepreneuriale, et je ne sais pas si les esprits étaient mûrs.

Reste un dernier point, passionnant, celui de la professionnalisation des formations virtuelles. L’Utls, en dépit du fait qu’elle s’appelait « université », n’a jamais eu la prétention (ni le droit) de délivrer un diplôme. Son projet était gratuit, au sens où, d’une part, l’assistance était gratuite mais où, d’autre part, l’assiduité aux conférences ne donnait droit à aucune reconnaissance. Telle était notre illusion lyrique, celle du désintéressement (avec toutefois un État pour subventionner le désintéressement). Il me semble que cette illusion aussi a atteint sa limite. Pour autant, cela ne justifie pas le retour à une vision « lucrative » de la diffusion des savoirs. La plupart des grandes universités américaines, à commencer par le Mit, ont mis en ligne gratuitement un grand nombre de cours. Reste alors en suspens la question de la validation et du diplôme et c’est alors que réapparaît la question financière, car il faut bien organiser la diffusion gratuite et le contrôle de l’acquisition du savoir. D’où le mouvement en plein développement des Moocs (Massive Open Online Courses), qui tentent de concilier diffusion gratuite et procédures de validation en cherchant un modèle économique qui rende possible le montage une fois que l’on a renoncé à l’illusion du désintéressement ou, pire, à l’illusion encore plus dangereuse de l’enrôlement sectaire. Pour le moment, les choses sont indécises et il est probable que la solution viendra des expériences en cours. Je veux simplement dire que cette nouvelle problématique est entièrement différente de celle de l’Université de tous les savoirs qui vivait sur l’idée belle mais naïve d’une diffusion désintéressée du savoir. Après tout, même les dictionnaires Larousse, dont la devise était « je sème à tout vent », se vendaient assez cher et permirent la naissance d’une maison d’édition puissante et riche…

Sur ce point encore, une réorientation supposerait un changement radical de modèle et une redéfinition complète du concept.

Pour toutes ces raisons, il m’a semblé plus sage de clore l’aventure avant qu’elle ne soit trop en décalage avec notre temps. Il eût été dommage qu’une entreprise aussi réussie finisse mal faute de lucidité sur la nouvelle donne.

Je sais qu’il n’est pas courant en France d’arrêter quelque chose qui marche et encore moins d’arrêter quelque chose qui ne marche pas… Ce n’est pas ma manière de voir : il faut avoir le courage d’en finir avec l’ancien pour inventer du nouveau.

  • *.

    Philosophe, concepteur de l’Université de tous les savoirs (Utls), il a récemment publié le Nouveau luxe (Paris, Stock, 2013). Ce texte est issu d’une conférence prononcée le 29 septembre 2013 lors de la séance de clôture de l’Utls.

  • 1.

    Université de tous les savoirs, Qu’est-ce que la vie ?, Paris, Odile Jacob, 2000.